« C’est pas compliqué, tu n’as qu’à écrire une annonce ! »
Voilà le conseil que Michel avait donné à Éric, un verre de vin à la main, n’en pouvant plus de voir son ami déprimer depuis son divorce. Du fond du canapé, il observait les allées et venues des invités dans l’appartement parisien où Éric fêtait son 32ème anniversaire. L’alcool coulait à flot, les amis et connaissances se déhanchaient sur les souvenirs, souvenirs de Johnny Halliday, mais leur hôte ne participait ni à la danse ni aux conversations. Il se plaignait de la solitude, qui rend tout moche. Michel le secoua un peu : « Oh la la, vraiment, c’est pas dur de se trouver une jolie fille, mais toi tu cultives l’art de la solitude ! »
Dostoïevski a dit que « l’art sauvera le monde ». Éric était plutôt du genre à penser que c’est la beauté, toute simple, qui sauverait l’humanité. Parce que l’art n’est pas toujours beau, alors que de la beauté se cache en toute chose, enfin c’est subjectif, mais c’est un état d’esprit : la capacité à voir le beau dans, par exemple, une feuille morte qui danse dans le vent, ou un rayon de soleil qui vient frapper l’eau d’une fontaine, c’est une marque d’optimisme ; et si les gens sont optimistes et désireux de voir du beau, alors c’est la fin des guerres, de la misère, du moche… Quand Éric en était là de ses explications, il avait généralement perdu la quasi-totalité de son auditoire. Alors il se resservait un verre et s’éloignait vers le balcon ou la fenêtre, à la recherche du beau quelque part dans la nuit dehors, un peu triste, un peu seul, un peu perplexe aussi. Les gens ont à portée de regard des arbres, des fleurs, des libellules et des nuages, mais ils préfèrent regarder des matchs de foot et des voitures de sport, que faire contre ça ?
Cette recherche du beau partout, cette envie de le découvrir n’importe où, c’est précisément ce que sa femme, enfin, son ex-femme devait-il dire aujourd’hui, n’avait jamais compris. Elle, quand elle parlait de beau, elle voulait dire grand, luxueux, impressionnant : elle avait voulu un beau mariage, option traîne immense, location de château et pièce montée d’un grand chef. Le jour J, Éric avait soudainement réalisé, mais trop tard, qu’ils n’étaient pas sur la même longueur d’ondes.
Il avait tenté de lui faire toucher du doigt le miracle du splendide en l’emmenant en voyage surprise : sans prévenir, ils partaient dans son petit avion admirer un coucher de soleil sur la mer au pays basque, ou découvrir les neiges éternelles qui scintillent dans les alpes au cœur de l’été. Lui y voyait un partage de la beauté, une communion des émotions, elle n’appréciait que le romantisme échevelé de ces escapades extravagantes dont elle pouvait se vanter auprès de ses amies.
Elle avait fini par le quitter le jour où un homme avait enfin compris sa notion à elle du beau, en la courtisant par l’achat d’une belle, très belle bague et la promesse d’une belle, très belle maison…
Éric avait accueilli la nouvelle de son départ avec un certain fatalisme, auquel s’était ajouté très vite un brin de soulagement : il n’était plus obligé de faire semblant ni de gagner tant d’argent. Il avait laissé tomber son poste de pilote et avait rejoint son ami d’enfance, Michel, le pragmatique, le terre à terre, qui avait ouvert son école d’aviation dans un petit aérodrome de la banlieue parisienne et cherchait justement un instructeur. Là, Éric était heureux, il pouvait partager le plaisir du vol avec des passionnés qui ne cessaient de s’extasier de se retrouver la tête dans les nuages, et qui savaient admirer la beauté de la terre et de ses paysages variés, tout en bas… Son seul regret : de retour au sol, il n’y avait plus personne avec qui partager ce joli bonheur. Et le bonheur, du coup, devenait moins beau. Car la beauté existe-t-elle si elle n’est pas partagée ?
Michel avait tranché. Trois semaines plus tard, il avait déposé devant Éric un exemplaire du chasseur français, à la page des petites annonces : « Tiens, regarde, tu es là ! » et il avait pointé du doigt les dix mots censés lui faire rencontrer l’amour :
« Aviateur, 32, divorcé, svelte, aisé, épouserait jolie fille, enfants acceptés. »
Éric en était resté baba. Sidéré. Interloqué.
« Mais enfin qu’est-ce que c’est que cette annonce ? Tu es complètement fou ! Ça n’est pas moi du tout ! Et qui s’intéresserait à une annonce pareille ?
– Détrompe-toi mon gars, avec ça tu vas dégoter la fille parfaite ! J’ai mis en avant ton statut d’aviateur, ça, ça fait rêver ! Mais si, tu sais bien ce qu’elles veulent les femmes de nos jours ! Un bon parti, un type qui a des sous, et puis tu es beau gosse, tu présentes bien, faut le mettre en avant bon sang ! Et tu remarqueras, j’ai précisé « enfants acceptés », tu vois, ça fait quand même plus sympa…
– Mais c’est une imposture ! Ça n’est ni ce que je suis, ni ce que je recherche !
– Hé ben tu vas faire avec, parce que j’en ai marre de te voir tourner en rond comme un lion en cage à te morfondre, et puis qu’est-ce que tu crois ? Y’en a des réponses à mon annonce ! Et tu as un rendez-vous, eh oui, demain après-midi, à Saint-Germain des Prés, alors tu vas y aller, et après tu te débrouilles ! Je vais pas tout faire non plus ! »
« C’est pas compliqué, tu y vas, tu souris, tu vois s’il te plait ou pas, et puis voilà ! »
Sylvie avait levé les yeux au ciel en donnant ces explications sibyllines. Et puis voilà… Et puis voilà quoi ? Luce s’attendait à tout sauf à ça. Un guet-apens, voilà ce que c’était ! Quand ses sœurs l’avaient invitée à une de leurs après-midi « Grace Kelly », elle imaginait tout sauf ça. Cela faisait des mois qu’elles la tannaient pour qu’elle « remplace » Luc, qu’elle tourne la page… Mais jusqu’à présent, elles s’étaient contentées de quelques conseils, entre les discussions sur le dernier tailleur newlook de la princesse de Monaco et les potins sur la petite société bourgeoise de leur chic quartier parisien.
Apparemment le retour de la petite sœur dans l’hôtel particulier familial n’était pas à leur goût : elles ne tarissaient plus d’éloge sur le mystérieux aviateur de l’annonce, cherchant à la convaincre.
« Un aviateur, ça gagne bien sa vie, il pourra subvenir à tes besoins et maintenir un certain standing, et il sera souvent en déplacement, tu seras tranquille pour faire ce qu’il te plaira et décorer la maison comme tu l’entends ! » Bref, le candidat parfait, car quand même, il fallait qu’elle « remette le pied à l’étrier », pour reprendre les termes de Catherine, l’écuyère de la famille.
« Mais enfin, Luc n’était pas un cheval ! »
Luce avait crié cette dernière phrase, debout, les poings serrés, avant de s’effondrer sur la causeuse. Elle venait, pour la première fois, d’utiliser l’imparfait en parlant de Luc.
Les larmes lui montèrent aux yeux.
Aussitôt ses deux sœurs vinrent l’entourer, s’échangeant des regards désolés. Elles ne souhaitaient pas réveiller son chagrin, évidemment. C’était même tout le contraire : elles voulaient sincèrement l’aider. Cela faisait plus de trois ans maintenant que Luce était veuve. Veuve de guerre. Elle avait reçu d’Algérie un petit paquet avec les effets personnels de Luc, une médaille posthume et une jolie lettre de La Patrie Reconnaissante. Ironie du sort, la nouvelle de sa mort au combat était arrivée le jour même de la naissance de Gilles, son petit trésor que Luc n’avait jamais connu. Sûrement, Sylvie et Catherine, à l’abri dans leurs foyers, leurs couples et leurs familles parfaites, ne voulaient rien de plus que le même confort pour elle. Oui, confort. C’est le terme qu’elles employaient, avec les mots situation, stabilité, rang et convenance. C’était écrasant. Surtout qu’elles cachaient leur mansuétude derrière une désinvolture de façade. Ou peut-être était-ce l’inverse ? Elles étaient si promptes à dénigrer le romantisme et les grandes envolées lyriques, à discourir sur l’avenir de la femme moderne, indépendante et forte… Mais finalement, c’était elles qui jouaient aux parfaites femmes d’intérieur dans un univers ouaté, c’était elles qui discouraient des heures sur la tenue adaptée à telle ou telle sortie et sur la vulgarité du tout nouveau « prêt-à-porter », c’était elles enfin qui croyaient encore aux contes de fée et qui s’extasiaient devant le parcours de Grace Kelly, une belle jeune fille qui avait épousé un prince. Alors elles pouvaient bien vanter cette annonce à laquelle elles avaient répondu à sa place, Luce n’était pas dupe : elles rêvaient encore au prince charmant, aux histoires d’amour, au cœur qui palpite au rythme des papillons dans le ventre.
C’est elle qui n’y croyait plus. Comment croire aux contes de fée quand on n’y parle aussi de chevalier, de dragons et de guerres ? La guerre partout. La guerre qui lui avait pris son mari, la guerre qui faisait se déchirer les hommes, la guerre qui construisait des murs au milieu de la nuit et laissait des familles séparées au réveil… D’un côté il y avait les paillettes, Dalida, la fureur de vivre et les chansons d’amour, de l’autre du gris, Berlin coupé en deux, la bombe atomique et la douleur. Luce rêvait de ne plus voir que la douceur et la beauté, mais comment faire, seule avec ses songes dans ce monde si dur ?
Ce n’était certainement pas cet aviateur à la recherche d’une jolie fille qui allait pouvoir l’aider.
Mais le mal était fait et le rendez-vous était pris : Luce appris de ses sœurs qu’elle devait se rendre le lendemain à dix-huit heures à la brasserie « Les Deux Magots », où le prince charmant de pacotille l’attendrait, en salle, près de la colonnade qui donnait son nom à ce lieu renommé.
Catherine se mit à fredonner les paroles de la chanson de Juliette Gréco : « Il n’y a plus d’après, à Saint-Germain-des-Prés… Quand je te reverrai, ce n’sera plus toi, ce n’sera plus moi ! »
Luce la fit taire d’un coup de coussin.
« C’est pas compliqué, ce rendez-vous est une erreur. Il suffit de lui dire cela : je ne suis pas la personne que vous attendez. Il y a eu méprise, voilà. »
Luce, en route vers Les Deux Magots, se répétait ces quelques mots.
Éric, qui attendait nerveusement à sa table, se disait la même chose.
Quand elle entra, il l’identifia immédiatement : jolie, le tailleur impeccable, le port distingué. Mais le pas curieusement mal assuré, le regard un peu perdu qui balayait la salle, à sa recherche. D’un coup la colère et la lassitude l’abandonnèrent, et il reconnut avec surprise le sentiment qui l’animait : de la gêne. Il se voyait à travers les yeux de cette belle femme tel que le décrivait l’annonce, et il n’aimait pas cela. Et pourtant, qu’importait ce qu’elle pouvait penser ? Elle-même n’était pas celle qu’il recherchait, alors à quoi bon s’en faire ? Il s’attardât un moment sur le reflet du soleil dans les cheveux de la jeune femme, qui lui dessinait comme une auréole. Il fut frappé par la beauté de cette image, et en oublia de se lever alors qu’elle arrivait droit sur lui. Gêne encore lorsqu’il bousculât maladroitement sa chaise pour l’accueillir.
Luce se trouva quant à elle curieusement interdite face à ce regard flou. Quand elle s’était arrêtée devant sa table, il avait semblé se réveiller d’un coup, malhabile dans ses gestes pour lui proposer le siège en face de lui, bafouillant des mots d’accueil désordonnés. Elle s’assit, oubliant un instant la culpabilité mêlée de colère qu’elle ressentait au moment d’entrer dans la salle : s’être fait rouler ainsi dans la farine par ses deux sœurs, n’avoir pas su dire non. Elle en revenait toujours à cela, cet effacement, ce manque d’assurance, cette gêne…
Perdus dans leurs pensées chaotiques et tumultueuses, Luce et Éric laissèrent passer un ange, suivi de tout un peloton. Le serveur interrompit le silence par un raclement de gorge fort distingué avant de leur demander ce que madame et monsieur désiraient boire.
Madame et monsieur se lancèrent un regard interdit, un peu surpris par l’allure guindée du garçon de salle, et étonnés de reconnaître leur propre état d’esprit au fond des yeux qui leurs faisaient face. Éric proposa deux verres de lillet blanc avec une intonation interrogative que Luce trouva touchante. Elle approuva d’un sourire timide. Le départ du serveur laissa retomber le silence, heureusement occupé par la voix de Sacha Distel diffusée dans le café :
« Ce s’rait dommage
Oui bien dommage
De rester enfermée
Quand le printemps montre son nez
Ce s’rait dommage
D’être aussi sage
Quand le vent parfumé
Chante partout la joie d’aimer »
Luce rougit un peu. Éric regarda ses mains croisées sur la table.
C’était finalement assez compliqué.
Mais curieusement léger.
Photo : Skeeze – cc – Pixabay
Eh bien, c’est qu’elle est très bien cette V.2 ! : c’est mignon, délicat, sensible (les 4 dernières phrases sont parfaites. On les voit vraiment, les deux futurs amoureux, et cela ponctue comme trois notes de piano en fin de morceau). Ça fonctionne impeccable, et. c’est même « feel good » 🙂 Beaucoup plus simple que la V1 où les paroles de chansons apportaient de la confusion. Bravo ! Qu’en pensez-vous ?
Super ! J’aime beaucoup cette fin tout en finesse et en délicatesse, avec ce qu’il faut de suspens ! Bravo Sécotine. Après le violent récit de Manu et en ce joli mois de mai, ça fait du bien !
Ktou 14
Oups, petite erreur de mise en page juste avant la citation du « ce serait dommage » de Sacha Distel : « ce la fit taire d’un coup de coussin » est en trop 😉
Merci beaucoup pour vos commentaires à tous les deux.
La fin est un peu moins mystérieuse, du coup, mais j’ai vraiment envie de leur donner leur chance à ces deux cabossés !
Oui pardon !J’ai corrigé. Cela s’appelait jadis un « mastic » en presse. Terme qui venait des typographes du temps du plomb. Des caractères ou des mots qui se qui collaient sur la planche et finissaient imprimés… Maintenant c’est copié collé ou des déplacements de souris rapides qui emportent un peu trop vite des bouts de phrases……
C’est un peu moins mystérieux mais ça laisse une grande part à l’imagination du lecteur. C’était bien agréable de relire cette histoire !
Ahhhhh oui! Impec. Et cette petite expression « un ange passe » transformée en peloton, ça se déguste. Et ça doit pas faire beaucoup plus de bruit.
Beau boulot de réécriture.