Texte d’Ysengrain – « Cousinade »

Les vieilles dames se réunissaient pour leur cousinade annuelle. Vénérables, mafflues, bien placées dans la Fonction publique, elles avaient cependant gardé toute leur vivacité de jeunes filles quand il s’agissait de se prendre le bec entre cousines.

C’est Nord qui recevait cette année, et elles étaient massées dans la salle à manger, attendant le retour de leur hôtesse. Celle-ci avait disparu dans son immense appartement, leur promettant de leur rapporter une surprise. Mais elle se disait fatiguée et avait prié ses cousines de la ménager.

« Grosse comme elle est, ce n’est pas étonnant qu’elle soit épuisée. » râla Austerlitz, toujours jalouse. Nord lui avait piqué une place dans un concours de meilleure employée du mois,  et elle n’oubliait jamais cette injustice.

« Je crois plutôt que c’est toutes ses œuvres dont elle s’occupe. Du SDF au Lord, elle reçoit trop de monde. » insinua Lazare. « Elle est trop bonne, et …un peu trop grosse, c’est vrai. »

La réflexion de Lazare paraissait gentille, sauf quand elle ajoutait «  L’antichambre de Nord est la plus grande salle de Pas Perdus d’Europe. Elle devrait soigner ses fréquentations. »

Mais Nord était généreuse, et son salon cosmopolite : allemands, anglais, belges, français de ville et de province, de tous niveaux sociaux, chacun se pressait à ses portes. Ses cousines, plus franchouillardes critiquaient sans cesse.

Montparnasse en rajoutait : « la Bretagne, les Bretons, le Grand Ouest, le Bordelais. Ce sont bien les seuls pour qui je mets le turbo. Et elle, regardez la…Pire que pendant la guerre, quand… »

Lyon chuchota : « Chut ! Pas la peine de se rappeler ces heures sombres, quand tous les Allemands venaient faire bombance et lui demandait service.

Est prit la défense de sa grande sœur, bien qu’elle trouva aussi qu’elle avait beaucoup grossi. Elle se sentait un peu écrasée par sa proche présence, mais lui restait fidèle :

« Dis donc, Montparnasse, ce n’est pas parce que tu t’es fait ravaler la façade qu’il faut nous prendre de haut. On n’avait pas le choix, à l’époque. Et on l’a payé sous les bombardements. »

Montparnasse ne réagit pas. C’est Austerlitz qui grogna :

« On le saura ! Et vous êtes retournées travailler deux jours après par tous les moyens possibles. On le saura que Nord et est sont dures à la tâche. »

« Oh, ça, c’était pendant la guerre » murmura Lyon. « À l’heure d’aujourd’hui, Nord se lève tard, prend du retard dans ses délais, a toujours un pet de travers. C’est comme moi, depuis que mon soubassement fait des siennes. »

Il faut dire que Nord, Lyon et Austerlitz s’était fait opérer du fondement quelques années auparavant, par le célèbre docteur Rer. Mais leur circulation s’en trouvait chamboulée.

Austerlitz renifla. « Moi, tout va bien, je me fais examiner tous les ans par le docteur Castor. ».

« Tu as bien de la chance », répondit aigrement Lyon. « Moi et Nord, on se débrouille pour tenir en l’état »

« Nord a pourtant les moyens ! »

« C’est la plus grosse ! » insista Montparnasse.

Est se retourna, furieuse :

« Hé, toi ! tu es la première, avec Lazare a avoir traité avec une société privée pour enrichir ton bas de laine, et porter des jupons affriolants. Et maintenant, tu pousses Nord à en faire autant. Elle va y perdre son identité. » se lamenta-t-elle.

Lyon, toujours vêtue de parures rococo, renchérit :

« Ce n’est pas en s’y prenant comme cela que nous reverrons tous ces beaux messieurs d’après-guerre. Ceux qui vivaient en wagons pullman et nous fournissaient des restaurants chics. »

Un silence suivit cette déclaration. Toutes pensaient à leurs fougueux cavaliers, partis en retraite depuis longtemps. Montparnasse se reprit la première :

« Bon, il ne manque personne. Que fait-elle donc ? »

A ce moment, on entendit la voix de Nord :

« If you please… »

« J’ai horreur quand elle parle anglais »murmura Austerlitz.

« C’est depuis qu’elle reçoit tous ces English » ajouta Lazare, « elle se donne des grands airs ».

Nord parut. C’est vrai qu’elle était grande et imposante. Elle était suivie d’un monsieur bien mis, mais un peu farfelu dans sa mise.

« Orsay ! » s’écria Est.

« Salut, les filles ! »

Depuis qu’elle avait changé de sexe, Orsay n’était plus invitée nulle part. Nord, forte de sa puissance, avait rejeté tous préjugés et invité ce cousin-cousine qui ne parlait plus que d’art depuis qu’il avait changé de vie.

« Elles vont râler. » l’avait-il prévenue.

« Je m’en fiche. Je fais ce que je veux. Je suis la plus grosse ! »


cc – Pixabay

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« Gare à Ysengrain »
Une petite merveille. Parfais j’étais dans la confusion, mais il y a une telle richesse. Une prouesse tout en clins d’oeil. Elles sont bien vivantes ces garces de gares, et il fallait en trouver une chouette de chute et ce fût fait.
Merci

Bonjour,
J’ai adoré ce texte plein d’humour et ce ne serait pas difficile à mettre en scène!
La photo m’a aussi je pense, d’emblée, laissé penser que je n’allais pas m’ennuyer!

J’ai trouvé le texte savoureux, on ne peut que saluer son originalité !
Pas complètement facile à suivre au début pour moi, sans connaître l’histoire des différentes gares, mais je me suis quand même laissée emportée. Très sympa !

Comme Léna, je me suis amusée à la lecture sans avoir de vrais repères sur la distribution des gares en réel! Bravo, c’est drôle, riche et original.