La lettre
Tourne girouette ! Rien à faire, toutes mes ruses ont échoué, le sommeil, coupable d’évasion, a fui. Je tourne et me retourne. Ça m’agace. Mon œil gauche furieux jeté sur le réveil indique – 4h32- Ben voyons ! Pourquoi pas 2h32 tant qu’il y est ? Je lui tourne brutalement le dos.
Gabrielle, ma conscience obstinée, me souffle :
– « 4,3,2,1, partez !
Alors je me projette sur la ligne de départ, tous les sens aiguisés. Il se passe quelque chose, je le sais, je le devine. Cette lueur qui filtre par les interstices du store ! Ce silence ! Mon corps oscille comme soumis au balancement de la houle. Toutes mes cellules vibrent.
Illico presto sur pied je découvre le ciel. C’est… «LE SPECTACLE !»
Sur sa piste multicolore des rubans roses, verts, parmes, rouges, blancs glissent, virevoltent, bifurquent, se rétractent, s’étirent dans un ballet féérique. Cette chorégraphie de flammes chatoyantes entraîne les arbres squelettiques du jardin dans la danse envoûtante d’une mosaïque ondulante. Sidérée j’admire ces mouvances prodigieuses. Le temps est suspendu.
Puis la magie s’arrête, je redescends sur terre. Est-ce un signe que le destin m’envoie ? Gabrielle me rappelle à l’ordre ?
– « Arrête, tout n’est pas centré sur toi ! D’accord c’est surprenant ! Mais une aurore boréale est une aurore boréale ! Certaines sont même descendues jusque Singapour. Alors, oui, rare ici mais pas exceptionnelle, étouffe tes délires ! »
Des bulles de lumière irisée dansent devant mes yeux quand je descends.
Tout d’abord, mon double a raison, rien ne change. À la discussion du petit-déjeuner succèdent les rituelles tâches ménagères heureusement éclairées de multiples petits riens comme le sourire d’un enfant, le parfum d’un souvenir ou l’harmonie d’un concerto.
Je perçois un battement d’aile de papillon quand une lettre inhabituelle arrive au courrier. Sur l’enveloppe une écriture que je reconnaîtrais entre mille. Alors une foultitude de questions m’assaille. Pourquoi ? Quand ? Trouvent rapidement une réponse.
C’était il y a dix ans pour mon changement de dizaine. Je souris. Comme la dernière fois, à une année près tu ne t’es pas trompé. Tu frôles la perfection, il faut que tu le saches mon cher. Le savoir ? C’est impossible, si nos échanges restent aussi rudimentaires. Nos vies se sont construites, nos rêves appartiennent au passé. Le bonheur est passé à deux doigts de nos lèvres deux doigts si fins que j’ai presque pu le goûter. Le bonheur a sculpté de son ciseau d’orfèvre les souvenirs impossibles à effacer. Le passé appartient au passé !
Ton enveloppe intacte glisse dans ma poche.
– « Trop facile ! » raille Gabrielle
Elle a raison, trop facile, je le mesure au fil des heures suivantes.
Quand Juliette propose Audresselles pour passer le réveillon.
Audresselles ? Tu sonnes.
Au cours d’un déjeuner, nous avions évoqué la pêche d’échouage et les vieux tracteurs qui sortent les bateaux au retour de la pêche.
Quelques années plus tard l’acquisition de la maison d’Audresselles s’est imposée à moi parce que sur sa plage les tracteurs remontent les flobarts à fond plat, partis poser les filets et casiers.
Je me souviens de ce jour d’été où j’ai marché pour la première fois sur la laisse de mer dans les vagues mourantes, le regard pointé vers ton bout du monde en pensant à notre ancienne conversation, en pensant à toi, en pensant à nous.
Ou encore à l’écoute de Don Giovanni.
Don Giovanni ? Tu sonnes.
Le double CD fait partie de tes cadeaux qui embellissent encore mon décor. Je me souviens de nos conversations, nos enthousiasmes, nos émotions partagés à l’écoute d’une musique, à l’étude d’une toile. Nous avons toujours mesuré nos convergences sur une même route avec les mêmes perspectives. Nous sommes deux moitiés d’une même essence.
Ou encore à la lecture d’un article scientifique.
Conductivité ? Tu sonnes.
Dans ton laboratoire tu m’as accueillie, guidée et conseillée pendant mon stage de fin d’études. La défiance s’est vite transformée en confiance. Ces trois mois, perçus interminables au départ ont été bien trop courts pour approfondir notre gémellité.
Nos vies respectives ont repris leurs droits. Notre correspondance s’est épuisée sous le poids de nos enfermements.
Maintenant en effleurant ton aquarelle j’évalue l’ouverture de mes horizons et ta présence.
J’ouvre ton enveloppe.
Internet fait le reste.
Dans les derniers rayons du soleil ton numéro s’affiche.
Le temps est suspendu. Je tremble.
– « Allo ?
– Allo… »
Des perles irisées caressent mes joues. Tout commence !
Par Esther Drallige
Voici un texte qui mélange plusieurs tonalités. Il y a un charme un peu surnaturel ; il y a un côté enjoué (j’aime beaucoup Gabrielle et son humour, moi !) ; il y a l’émotion des souvenirs, évoqués à partir d’anecdotes qui pourraient être anodines mais ne le sont pas tant que ça… Il y a des instants poétiques, d’autres plus terre à terre. Il y a le choix d’un « je » avec un vrai style, une vraie personnalité. Le tout tisse une de ces jolies histoires où le passé rattrape le personnage, qui n’y est pas vraiment opposé… Une de ces histoires de « seconde chance », où l’on recroise quelqu’un, ou l’on peut explorer un « et si… ? » laissé en suspens par la vie. Ces tonalités multiples donnent une narration enlevée, jamais monotone, un texte fluide à lire, avec une fin ouverte qui permet à l’imaginaire de chaque lecteur de s’en saisir à sa manière. C’est un texte riche !
Il me semble, Esther, qu’il serait important de lier les deux parties de ton texte. Finalement, cette aurore boréale, tu n’en « fais » pas grand chose. L’histoire pourrait être la même sans ce phénomène particulier au début. Or, elle est intéressante parce qu’elle installe une ambiance un peu étrange, qui pourrait être davantage exploitée. On pourrait imaginer que le personnage n’en trouve nulle trace, nulle évocation, dans les nouvelles du jour (alors qu’elle pensait que si, c’est tellement rare…). On pourrait imaginer que la lettre est cachetée avec un scotch vert qui lui rappellerait la beauté du ciel, le matin même. Ou tout autre chose à inventer. Mais il me semblerait intéressant que cette aurore boréale ne soit pas juste « annonciatrice » de la suite, mais qu’elle soit pleinement enlacée à l’ensemble de la narration. Ça pourrait renforcer un certain trouble, ce sentiment que ton texte marche sur un fil entre réalité et surnaturel, et c’est un fil très intéressant.
Et petit détail, juste histoire de dire : je pense qu’il serait intéressant que Gabrielle revienne nous faire coucou à la fin du texte. Finalement, c’est un peu elle qui fait les « articulations », c’est une sorte de voix off qui est là aux moments cruciaux du texte. Je me demande si un truc du style : “Des perles irisées caressent mes joues. J’entends Gabrielle me chantonner « Tout commence ! »“ ne bouclerait pas mieux la boucle de ce joli texte. A voir!
Merci beaucoup Gaëlle,
Les différents commentaires que tu fais sur les sept textes sont très intéressants. Ils éclairent des perceptions que j’ai exprimées, restées sous-jacentes, inconscientes ou complètement absentes mais ils nous permettent d’enrichir notre expression. Je prends note de ceux que tu as fait concernant « la lettre » et m’attache à te faire parvenir une version corrigée. Je voulais te préciser que Esther Drallige est l’anagramme de mon patronyme qui s’orthographie avec deux « l » . Je fais donc de même avec Drallige mais, comme le dit souvent Alain Rey, il n’y a pas de faute d’orthographe aux noms propres, cette précision n’a donc qu’une importance relative.
La lecture des textes envoyés par les participants à l’atelier de décembre m’a semblé être très éclairante sur la personnalité de chacun. Il est possible que je me trompe mais j’ai eu l’impression, au fil des lectures, de pénétrer dans le jardin secret de chaque écrivain. J’ai vécu une expérience où, participante à un atelier d’écriture, après que tous nous ayons produit un texte répondant aux contraintes imposées nous avons été amené à lire les lignes d’un(e) autre et l’attribuer au bon auteur. Il n’y a eu aucune erreur. Le style, les propos, l’ambiance…… nous révèle. C’est ce sentiment qui m’a frappée. Je m’adresse donc à vous tous, Ademar, Lou, Schiele, Pily 80, Ariane, Groux et bien sûr Gaëlle, mes complices d’écriture pour vous souhaiter une excellente fin d’année et des fêtes pleines de partage et de chaleur humaine.
Je m’en vais corriger d’emblée ces deuxièmes « l » que j’ai oubliés! Et pour le reste, je te rejoins sur le fait qu’un texte est souvent « attribuable » à son auteur, même d’ailleurs quand l’auteur sait jouer sur des registres différents: il y a de lui dans son écrit. Je ne suis en revanche pas persuadée que ça révèle des personnalités, l’écriture pouvant aussi être un formidable jeu de cache-cache. Ce sont de vastes sujets 🙂
Ah ah j’ai failli évoquer les aurores boréales dans mon texte !!! C’est un bien étrange texte qui m’a déstabilisée dans la première lecture puis je me suis laissée doucement glissée dedans en le relisant. J’l’aime bien aussi Gabrielle ! Beaucoup de poésie dans ce texte qui m’a touchée.
Voici mon texte modifié en tenant compte des propositions de Gaëlle auxquelles j’adhère tout à fait. Merci de vos retours.
La lettre
Tourne girouette ! Rien à faire, toutes mes ruses ont échoué, le sommeil, coupable d’évasion, a fui. Je tourne et me retourne. Ça m’agace. Mon œil gauche furieux jeté sur le réveil indique – 4h32- Ben voyons ! Pourquoi pas 2h32 tant qu’il y est ? Je lui tourne brutalement le dos.
Gabrielle, ma conscience obstinée, me souffle :
– « 4,3,2,1, partez !
Alors je me projette sur la ligne de départ, tous les sens aiguisés. Il se passe quelque chose, je le sais, je le devine. Cette lueur qui filtre par les interstices du store ! Ce silence ! Mon corps oscille comme soumis au balancement de la houle. Toutes mes cellules vibrent.
Illico presto sur pied je découvre le ciel. C’est… «LE SPECTACLE !»
Sur sa piste multicolore des rubans roses, verts, parmes, rouges, blancs glissent, virevoltent, bifurquent, se rétractent, s’étirent dans un ballet féérique. Cette chorégraphie de flammes chatoyantes entraîne les arbres squelettiques du jardin dans la danse envoûtante d’une mosaïque ondulante. Sidérée j’admire ces mouvances prodigieuses. Le temps est suspendu.
Puis la magie s’arrête, je redescends sur terre. Est-ce un signe que le destin m’envoie ? Gabrielle me rappelle à l’ordre.
– « Arrête, tout n’est pas centré sur toi ! D’accord c’est surprenant ! Mais une aurore boréale est une aurore boréale ! Certaines sont même descendues jusque Singapour. Alors, oui, rare ici mais pas exceptionnelle, étouffe tes délires ! »
Des bulles de lumière irisée dansent devant mes yeux quand je descends.
Tout d’abord, mon double a raison, rien ne change. À la discussion du petit-déjeuner succèdent les rituelles tâches ménagères heureusement éclairées de multiples petits riens comme le sourire d’un enfant, le parfum d’un souvenir ou l’harmonie d’un concerto.
Je perçois un battement d’aile de papillon multicolore quand une étrange lettre arc en ciel arrive au courrier. Sur l’enveloppe une écriture que je reconnaîtrais entre mille. Alors une foultitude de questions m’assaille. Pourquoi ? Quand ? Trouvent rapidement une réponse.
C’était il y a dix ans pour mon changement de dizaine. Je souris. Comme la dernière fois, à une année près tu ne t’es pas trompé. Tu frôles la perfection, il faut que tu le saches mon cher. Le savoir ? C’est impossible, si nos échanges restent aussi rudimentaires. Nos vies se sont construites, nos rêves appartiennent au passé. Le bonheur est passé à deux doigts de nos lèvres deux doigts si fins que j’ai presque pu le goûter. Le bonheur a sculpté de son ciseau d’orfèvre les souvenirs impossibles à effacer. Le passé appartient au passé !
Ton enveloppe intacte glisse dans ma poche.
– « Trop facile ! » raille Gabrielle
Elle a raison, trop facile, je le mesure au fil des heures suivantes.
Quand Juliette propose Audresselles pour passer le réveillon.
Audresselles ? Tu sonnes.
Au cours d’un déjeuner, nous avions évoqué la pêche d’échouage et les vieux tracteurs qui sortent les bateaux au retour de la pêche.
Quelques années plus tard l’acquisition de la maison d’Audresselles s’est imposée à moi parce que sur sa plage les tracteurs remontent les flobarts à fond plat, partis poser les filets et casiers.
Je me souviens de ce jour d’été où j’ai marché pour la première fois sur la laisse de mer dans les vagues mourantes, le regard pointé vers ton bout du monde en pensant à notre ancienne conversation, en pensant à toi, en pensant à nous.
Ou encore à l’écoute de Don Giovanni.
Don Giovanni ? Tu sonnes.
Le double CD fait partie de tes cadeaux qui embellissent encore mon décor. Je me souviens de nos conversations, nos enthousiasmes, nos émotions partagés à l’écoute d’une musique, à l’étude d’une toile. Nous avons toujours mesuré nos convergences sur une même route avec les mêmes perspectives. Nous sommes deux moitiés d’une même essence.
Ou encore à la lecture d’un article scientifique.
Conductivité ? Tu sonnes.
Dans ton laboratoire tu m’as accueillie, guidée et conseillée pendant mon stage de fin d’études. La défiance s’est vite transformée en confiance. Ces trois mois, perçus interminables au départ ont été bien trop courts pour approfondir notre gémellité.
Nos vies respectives ont repris leurs droits. Notre correspondance s’est épuisée sous le poids de nos enfermements.
Maintenant en effleurant ton aquarelle j’évalue l’ouverture de mes horizons et ta présence.
J’ouvre ton enveloppe.
Internet fait le reste.
Dans les derniers rayons du soleil ton numéro s’affiche.
Le temps est suspendu. Je tremble.
– « Allo ?
– Allo… »
Des perles boréales me caressent les joues.
Et Gabrielle de mettre son grain de sel :
– « Enfin !…… il rentre ! »
Et je maintiens ce que je t’ai dit par mail: j’aime bien les petits détails que tu as modifiés, et qui me semblent aller tout à fait dans le bon sens 🙂
Moi aussi, j’aime bien la deuxième version, tes rajouts s’insèrent bien et mettent du liant!