Elle est réglée comme du papier à musique. Ses portées s’écrivent au jour le jour avec les mêmes notes, les mêmes silences. Eloquents, les silences. Ses altérations quant à elles s’expriment de manière exceptionnelles. Le dièse et le bécarre sont quasi-inexistants. Seule l’utilisation du bémol est parfois nécessaire pour adoucir quelques paroles et réduire les exigences de certains et certaines.
Son prénom, c’est Émilienne. Elle est gardienne.
Gardienne : de prison ? Non. Même si l’idée peut en effleurer quelques-uns. De la paix ? Non plus …. Même si elle tente tant bien que mal d’en faire un usage régulier.
Émilienne est gardienne d’immeuble.
L’opaque transparence dont elle a fait preuve tout au long de ces années lui a permis de tenir bon, d’être soutenue par des propriétaires qui ne pouvaient envisager de voir sa « loge » fermée à tout jamais.
Son métier, qui tend à disparaître, elle l’a porté à bras le corps ou à bout de bras. Enfin, comme vous voudrez …..
Une guerre propre mais déclarée a duré pendant presque deux ans. Les uns voulant tout bonnement son départ afin d’externaliser le travail du ménage dont le temps imparti ne pouvait plus qu’être chronométré et pour qui voir défiler quantité de têtes différentes ne dérangerait guère. et les autres pour qui le contact, les services rendus, les sourires, les échanges, le travail soigné constituaient l’embellie irréversible du 5 rue des Marottes.
Le courrier quant à lui ferait l’objet d’un dépôt directement dans des boîtes aux lettres non pas personnalisées mais nominatives. Le bonjour matinal s’exprimerait soit de manière franche et sonore soit du bout des lèvres de manière inaudible, rendu ou pas ….
Deux camps se sont affrontés. D’un côté les gentils méchants et de l’autre les durs tendres. Et bien sûr, les durs tendres ont gagné !
Émilienne n’a rien de l’archétype de la « concierge ». Ni pipelette, ni commère. Elle n’a pas le goût des ragots, des indiscrétions, des médisances ni des rumeurs. Son humeur n’est pas celle d’une femme aigrie, fatiguée, qui se complait dans la plainte, le regard fermé, n’accordant que peu d’importance aux gens et à son travail. Sa façon d’être, de faire, de vous regarder quand vous la croisez, c’est tout le contraire.
La cinquantaine passée, Émilienne est une femme sur qui vous pouvez vous retourner. Que vous soyez homme ou femme d’ailleurs. Quand vous la regardez et que vous échangez, quel que soit votre camp, vous n’avez pas envie de la quitter. Elle est dynamique, mince, de jolies rides au coin des yeux qui lui donne un regard lumineux.
Son petit plaisir à elle, elle en a qu’un, c’est de changer sa couleur de cheveux, même si ces derniers ne lui disent plus merci tellement elle en a abusé. Une douce folie qu’elle entretient tous les six mois, en avril et en octobre comme les défilés.
Elle s’en amuse avec les nouveaux habitants qui ne la reconnaissent parfois pas, de dos comme de face pour les plus bigleux. Mais les plus anciens en ont pris l’habitude et puis il n’y a pas tant de variations que ça, à part de passer du noir jais au blond platine.
Rien de tel pour susciter l’échange avec les plus frileux, les discrets, les pressés…..
Madame Micheline, la doyenne de l’immeuble ne s’y est jamais fait. Sa vue étant de moins en moins bonne et n’ayant pas les moyens de se soigner elle lance un : « Émilienne, c’est vous ? » chaque fois qu’elle voit sa nouvelle tête dans le judas de sa porte après avoir sonné. « Mais oui Madame Micheline, c’est juste ma couleur et ma coupe qui ont changé ! »
Tous les jours après la distribution du courrier, Émilienne prend son temps pour échanger quelques mots avec la vieille dame esseulée et lui demander si elle a besoin de courses, de médicaments ou d’aller voir le médecin. Madame Micheline est vaillante malgré son âge mais ce qu’elle porte en elle est cet immense et voluptueux chagrin de ne plus voir sa fille et ses petits-enfants occupés par une vie et un travail à des milliers de kilomètres, de l’autre côté de la planète au pays du soleil levant.
Sur le même palier, à côté de chez Madame Micheline vit Monsieur Bensoussan. Fut un temps il a été marié à une femme dentiste avec qui il a eu trois enfants qui ont fait de brillantes études. De confession juive et religieuse la famille se retrouvait au grand complet pour le Chabbat ou pour les fêtes religieuses. Madame Bensoussan ne manquait pas à chaque fête de me descendre une boîte de gâteaux fait maison dont je me régalais.
Madame Micheline était contente car il y avait toujours du mouvement au sein de cette famille. Elle se sentait un peu moins seule à son étage malgré le bruit, les chants, les prières, la musique. Les enfants sont partis faire leurs études à l’étranger et y sont restés. Deux vivent au Canada et une en Italie. Le couple s’est séparé un peu après le départ des enfants et ils ont divorcé. Monsieur Bensoussan est maintenant seul, entouré de ses antiquités futuristes dont il est devenu fervent collectionneur. Dès qu’il aperçoit Émilienne il tente de plaisanter avec elle et de la draguer, mais ce n’est pas son type d’homme, alors elle laisse faire parce que c’est gentillet et elle se dit si ça peut lui faire du bien et plaisir alors à quoi bon l’envoyer paître.
Ces deux-là ont fait partis entre autres des dures tendres mais concernant les gentils méchants un jeune couple tout juste arrivé et imbus de leur personne n’ont pas été très aimable avec Émilienne et ce, dès le premier jour. Ils se sont à peine présentés, la regardant de la tête aux pieds comme si elle était une bête de foire. Ils ont sonné chaque jour chez elle en ayant des exigences particulières comme s’occuper de leur chat quand ils partaient de temps en temps en week-end ou monter les colis pas avant une certaine heure de la journée. Mais pour qui se prenaient ils ? Quelle suffisance et prétention même si Émilienne ne souhaitait jamais porter de jugement mais là c’en était trop. « Ah ces riches se disait t-elle, ils finiront au cimetière comme tout le monde ». Discrimination positive pour les uns, elle n’en n’ai pas moins négative pour les autres.
Émilienne croyait être heureuse dans sa vie, dans son travail, avec les habitants de son immeuble, après en avoir recadrés quelques-uns. Elle en recevait des compliments, des marques d’amitié, du contact, des échanges, des rires. Une sobriété festive l’accompagnait chaque jour de sa vie jusqu’à ce qu’un illustre inconnu rencontré au gré de ses ballades dans le quartier lui ai apporté amour, tendresse, complicité, tout ce qui lui manquait dans une vie heureuse à deux et qu’elle espérait pouvoir revivre un jour… loin du 5 rue des Marottes, même si elle s’y plaisait et plus proche du 17 rue des Rêves.
Photo : Igor Ovsyannykov – Unsplash
Dans cet atelier particulièrement riche, je voudrais saluer ce texte « différent » d’Emije, et surtout l’ambition.
S’attaquer à un portrait de personnage « entre deux », un « être oxymore », est une entreprise difficile et casse-gueule.
Entre-deux dans sa vie, entre différentes catégories de personnes (gentils méchants et dures tendres, entre autres), dans une vie en mi-teinte qui va un peu s’améliorer grâce à banal un illustre inconnu… Chapeau pour avoir osé (et à mon sens, réussi) car le risque aurait été d’avoir un texte un peu atone. Ce n’est pas le cas : le portrait terminé, on se demande ce qu’à voulu nous dire l’auteure… et on réalise avec une certaine émotion qu’on vient d’avoir un pan de vie, une « vie minuscule » comme dirait Michon, une sorte de chronique façon chanson réaliste ou de ces personnages habités d’un désespoir tranquille qui ont fondé aussi par exemple bien des romans de Simenon (pas les Maigret) ou chez Pascal Garnier (qui n’est pas vraiment un auteur de polar, lisez « L’A26 ») ou dans ce curieux livre « Le guide des gens » dont je vous recommande vivement la lecture si vous aimez ce genre d’entreprise littéraire (et si vous le trouvez – sinon je pourrais à l’occasion vous publier des extraits dans le forum). Peut-être musclerais-je davantage la chute, sur un vertige pour ne pas avoir cette fin un peu conte -mais j’avoue ne pas voir trop comment.
Peut-être, faire apparaître un détail inattendu qui serait signifiant (j’ai mis des pots de fleurs en illustration, ce n’est pas un hasard) : je ferais fleurir par exemple une plante qui s’étiolait depuis toujours et qu’elle entretenait mollement toutes ces années (en la mentionnant discrètement ici et là au fil du portrait). Bref, je ferais soudainement apparaître du décor (actuellement totalement absent dans le texte), un rayon de soleil, de l’extérieur, que sais-je, en une phrase : pour surprendre (puisque absent jusque là, utiliser habilement du coup ce paramètre) et lui faire prendre un sens métaphorique. Mais c’est à l’auteure de nous donner son avis… 🙂
Bonsoir Francis,
Merci pour votre retour et commentaire qui me touche et me fait extrêmement plaisir. Je suis d’accord sur la fin qui se termine en forme de conte mais je ne vois pas non plus comment la terminer cette histoire. Peut-être que les participantes auront une idée à me proposer. J’aurai vraiment aimé développer beaucoup plus de personnages de l’immeuble avec plus d’échanges, plus de dialogues. Cette vie minuscule n’était pas voulue au départ de l’écriture. Cette femme effectivement se contente de peu mais elle aimerait au fond d’elle vivre autre chose. J’aime beaucoup votre expression « un désespoir tranquille ». Dès que j’ai aperçu votre photo, j’ai été totalement séduite et je me suis dit mais c’est ça. Francis vous n’auriez pas pu mieux choisir. Elle correspond totalement à ce texte et aux émotions qui en ressortent. Je suis d’accord avec vous sur l’intégration d’un rayon de soleil, d’un élément de décor par l’intermédiaire de cette plante. L’idée me plaît beaucoup. A intégrer dans le texte en le retravaillant dès que je pourrai le faire. Les « loges » des gardiennes sont d’ailleurs très souvent fleuries puisqu’elles sont en rez-de-chaussée. Des plantes sur les rebords des fenêtres et des plantes à l’intérieur pour amener un peu de lumière et de couleur parce que les appartements sont souvent sombres. Donc tout à fait séduite par cette idée. Merci encore Francis. La thématique n’était pas évidente mais ce que j’apprécie plus que tout c’est que vous nous poussez à sortir de notre zone de confort. Et je pense que l’on peut aller encore plus loin au fur et à mesure des ateliers en se découvrant d’autres styles, d’autres manières d’écrire et de lâcher un peu plus ….. Bonne soirée et bonne semaine à vous toutes et à vous Francis.
Sans l’oeil professionnel de Francis qui toujours nous monte vers le haut, je vous dirai tout simplement que ce fut un réel plaisir de vous lire… J’aime votre gardienne d’immeuble. La fin de votre histoire, un peu conte de fées, il est vrai, est une jolie invitation à connaître la suite…
Quel régal votre texte. Je l’ai imaginée refermer la porte de sa loge derrière elle, traverser la cour sous le regard rougi de Madame Micheline, derrière le rideau de sa fenêtre de salon.
Très joli et attachant personnage 🙂
Comme tous, j’ai été conquise de suite par cette Emilienne qui fait résolument partie des gentilles tendres. Juste un brin farfelue pour ne pas être trop terre à terre. Voilà un portrait joliment ficelé dans un beau texte comme un bouquet de printemps. Merci
Bravo pour l’idée du personnage oxymore!.. J’ai bien aimé ton premier paragraphe, qui utilise le langage musical pour nous présenter cette gardienne d’immeuble authentique et égale à elle même, au quotidien un peu monotone cependant (sa vie est comme le refrain d’une chanson un peu monotone, qu’on écoute en sourdine en faisant autre chose)… Petite idée: il aurait pû être intéressant de reprendre le langage musical à la fin du texte, pour démontrer le fait que la passion s’est immisée dans sa vie et que le refrain de la chanson (de sa vie) n’est plus le même… J’ignore si l’idée est bonne mais il me semble que cela aurait bouclé le texte d’une belle façon! Bonne continuité chère Émije! Francis: petite coquille dans ton commentaire, tu as inscrit mon nom plutôt que celui d’Émije au début de celui-ci! 😉
Merci pour vos jolis commentaires Marine, Khéa qui part dans un imaginaire attachant (je vois bien Madame Micheline derrière le rideau de sa fenêtre de salon), Melle 47 (merci pour le bouquet de printemps, c’est joliment évoqué), Mélanie ton idée de reprendre le langage musical est très bonne, j’adhère !!! Très contente que le personnage d’Emilienne ai suscité autant d’engouement. Quelle richesse dans les échanges entre participantes, dans les commentaires et retours de Francis qui nous pousse dans notre créativité et nous porte vers le haut avec bienveillance. Ces ateliers, je les attends à chaque fois avec une telle impatience. C’est comme si ils faisaient partis de notre famille, comme un petit dernier qui venait d’arriver chaque mois sous une autre forme. Merci à Francis et à toutes les participantes de nous faire vivre toutes ces émotions et cette explosion de richesse de mots, de textes, d’échanges. Belle et douce journée.
Bien dit… C’est vrai qu’on les attend ces ateliers 😉
Vivement le mois prochain!