– Sarah… ton père est mort.
– …
– Je te préviens c’est tout. Je fais venir le phono.
– Je viendrai pas.
Elle a averti sa fille… Elle se redresse, prend une forte inspiration. Deuxième coup de fil.
« Ton père est mort.
– Putain…
– Comme tu dis. J’ai eu ta sœur.
– Qu’est ce que ça peut me foutre ?
– Je te préviens c’est tout. Il y aura un phono ».
Il a déjà raccroché.
« T’as eu maman ?
– Oui
– Tu vas faire quoi ?
– Je vais y aller je crois.
– Putain, mais ça va servir à quoi ?
– Je veux savoir.
– Pas moi. Il est trop tard
– Tu sais bien que non… »
Ils se sont retrouvés dans la cuisine. Vide et grise. Triste territoire désertique que la mère n’a jamais su s’approprier.
Sarah s’y sent perdue… assise contre un mur, Sur un tabouret bancal, toute petite.
Son frère est resté debout. Il marche et occupe tout l’espace. Il veut aller vite.
« Et il est mort comment ? » ose à peine demander Sarah.
« Mais on s’en fout ! » gronde son frère.
-« Tais-toi ! » La mère émet un petit rire sarcastique. « En me regardant droit dans les yeux. Et en me maudissant sans doute ! Et puis il est tombé. Il était dans son satané fauteuil…
– Alors il est toujours dans le salon ? » s’exclame son fils.
« Mais bien sûr ! On déplace pas les morts quand il y a un phono ! Tu sais ça quand même ?
– Ouais, je sais… Bien sûr… Alors on le remet dans son fauteuil ? Il a dit quoi le phono ?
– J’ai pas tout compris. Tu sais comment ils parlent. C’est jamais simple avec eux.
– Ouais… Putain d’oiseau ! »
Il s’est arrêté de marcher. Sa mère parle de prendre quelque chose à boire. Elle essaie sans doute d’imaginer un semblant de retour à une vie de famille normale.
Sa sœur est prostrée, recroquevillée, et ouvre de grands yeux implorants, comme un animal pris au piège.
« Je le toucherai pas, répète-t-elle, je le toucherai pas.
– Qu’est ce que tu dis ?
– Je le toucherai pas !
– Tu le toucheras si on te dit de le toucher ! » lui ordonne sa mère.
« Mais il peut le faire le phono ? on va le payer pour ça !
– Stop ! on y va. Je vais le remettre dans son fauteuil, moi ! »
Sarah lève les yeux vers son frère.
» Merci… « murmure-t-elle.
Elle voudrait cesser d’être. Juste cesser d’exister…
L’odeur de la cuisine évoquait la mère. Le salon, lui, pue le père. Le cuir, le whisky, le cigare, le cauchemar.
Dans la pénombre, ils devinent une ombre informe et angoissante sur un tapis fatigué.
« Le phono m’a dit qu’il fallait que ce soit comme quand il est mort. Recréer l’ambiance ,il a dit. »
Son fils la coupe, cinglant :
« Ah ouais ? Recréer l’ambiance ?! Non mais je rêve…
– MAIS IL N’EST PAS ENCORE PRÊT ? IL EST MORT DANS SON FAUTEUIL ! IL DEVRAIT ÊTRE DANS SON FAUTEUIL !
– Mon dieu ! » s’écrie la mère.
« Rien à voir », rétorque ironiquement l’apparition. « Juste phonographiste. À votre service pour quelques heures… »
Il laisse tomber à ses pieds deux sacoches en cuir, gonflées, tels deux crapauds prêts à éclater.
« Remettez-vous ! Mon entrée produit toujours cet effet là ! » s’exclame-t-il, en agitant ses longues mains gantées devant le visage de Sarah et de sa mère, toutes deux changées en pierre.
Il se tourne vers le fauteuil vide.
« Je vous avais parlé de mise en scène. Vous n’avez sans doute pas saisi ? » assène-t-il d’un air hautain.
La mère est hébétée, incapable de répondre. Le phono la fixe intensément. Les deux cavités obscures dans lesquelles se dissimulent ses yeux la transpercent. Soudain, il se détourne, hume l’air, et se penche en avant. La mort l’appelle… Il se rapproche du cadavre. De sa tête. Son long nez incurvé s’apprête à pénétrer dans le trou béant qu’offre la bouche du défunt.
Le phonographiste semble lui chuchoter des paroles inaudibles. Soudain, il se relève, et d’un rire provocateur :
« Il est mûr ! Allez, dans le fauteuil ! »
Le fils est le premier à reprendre ses esprits.
« Je vais vous aider… »
Le père est soulevé, déplacé et assis, jambes repliées dans son fauteuil favori.
» Pour que son buste reste droit on a besoin d’un porte-mort » souffle le phono en fouillant dans un de ses sacs.
Se plaçant derrière le père, il déplie une sorte de porte-manteau métallique articulé, l’attache à son dos puis à ses bras, à l’aide de sangles, et de courroies de cuir. Il se relève, admirant son œuvre, et dans un ample mouvement de sa tunique noire, il désigne le mort et déclare :
« Il n’est pas magnifique ? Reste à lui donner l’illusion de la vie ! »
D’une de ses poches, il tire deux minuscules pinces. Il relève le menton du père et tout en maintenant ses yeux ouverts, place les deux pinces en argent à ses paupières. Il recule fièrement.
« La cérémonie peut commencer ! »
De la deuxième sacoche, il sort un boîtier en bois duquel dépasse un petit moteur ainsi qu’un mécanisme dans lequel on reconnaît un cylindre de cire.
« Vous êtes de la vieille école… » se rassure la mère semblant s’être ressaisie.
« Oui » lui répond-il, soudain moins cinglant. « Chez nous, on est phonographiste de père en fils ! »
Il continue, fièrement
« Nous sommes beaucoup plus fiables qu’un simple saphir fabriqué dans une petite boule de verre. On doit être précis », explique-t-il en installant l’appareil au pied du père qui semble fixer les ténèbres du néant.
« Les facultés et sensations du mort se replient très vite dans l’enveloppe mentale. »
Il cherche encore quelque chose.
« Asseyez-vous », leur ordonne-t-il. « Ça, c’est pour la famille ». Il leur tend à chacun des écouteurs reliés à de longs tuyaux qu’il branche sur sa machine »
Le cœur de Sarah bat de plus en plus fort. De plus en plus vite, semblant prendre de plus en plus de place. Elle est persuadée que tout le monde l’entend. Elle jette un œil à son frère, si calme maintenant, et à sa mère qui semble si confiante.
Le phono les fixe, scrute leurs réactions. Son sourire narquois est de retour. Il appuie sur un petit bouton doré à l’arrière de l’appareil et celui-ci se met en marche émettant un chuintement. Le cylindre de cire se met à tourner, dégageant rapidement un parfum sucré et animal. Puis il enlève le gant de sa main gauche, très délicatement, comme si le simple frottement du cuir contre sa paume pouvait l’érafler. Sa main est osseuse et si pâle… Il pointe son index… Au bout, ce n’est pas un ongle, c’est bien plus. Une pointe dure et crochue, véritable griffe qu’il admire avec vénération. Il la pose doucement sur le cylindre de cire, et considère son auditoire pétrifié.
« Ecoutez-moi… » Sa voix a changé, elle est plus rauque, plus basse.
« Vous allez maintenant pénétrer son âme. »
Et lentement, il baisse la tête, se courbe et sa bouche saillante, son nez semblable à un bec, tel une malformation cornue s’introduisent dans la bouche béante du père.
Sarah ferme les yeux… Elle va savoir… Ça y est, on y est… C’est l’heure du dernier souffle du mort.
Photo credit: phonogalerie.com on Foter.com / CC BY-SA
Alors j’ai adoré ce texte, vraiment. Pour de multiples raisons : sa qualité générale (la cohérence), les images qu’il convoque, sa façon de structure… et le fait qu’il vient battre en brèche tout ce que je m’évertue à expliquer ici ou en atelier en général : à savoir qu’il ne fait sciemment pas ce qu’il serait préconisé d’ordinaire de faire. C’est un bon exemple pédagogique de « l’exception qui confirme la règle », ou plutôt du fait qu’il faut connaître les outils pour finalement s’en défaire afin de créer son propre univers avec les effets qu’on souhaite.
Je m’explique :
– La qualité générale : court, efficace, peu d’effets superfétatoires, la sensation d’un immense hors champ (soit un univers cohérent, riche, profond), le style impeccable car adapté, la convergence vers la chute ; elle-même vertigineuse.
– Les images que le texte convoque : je me suis demandé d’où elles sortaient : fantastique classique (à la façon de Théophile Gautier par exemple ? de Claude Seignolle ?…) – soit de la suggestion, de l’ellipse de ce qu’il y aurait à comprendre, à voir- ou alors du fantastique plus contemporain, visuel, jouant sur l’étrange, le gothique, quelque peu vers le freaks, l’art forain (en iconographie), soit le cabinet de curiosités (ou plutôt de monstruosités) ? J’y vois sinon des références dans le bizarre, le conte noir à la façon de Neil Gaiman (Coraline, le roman, car le film en « montrant » casse tout imaginaire et amoindri les effets du récit (*), ou de certains Tim Burton.
– La structure : des ellipses, des fragments (dialogues du début) qui parviennent à immédiatement plonger le lecteur (ce qui n’est pas évident) dans un climat, et sa convergence précise, encore une fois, vers la chute – tout en apportant en parallèle du hors champ qu’on devine (par exemple, les rapports au père), qu’on comprend. Les éléments sont bien distillés par des informations – parcellaires à dessein- qui nous font faire le boulot, par nous lecteurs, qui nous font développer sans doute nos propres représentations de l’étrange ou de l’horrifique (la machine, les gestes et actions étranges du phonographiste, le corps du père, ce monstre déjà lui-même auparavant devine-t-on, qui est devenu cadavre-monstre… mais qui jamais vraiment décrit…).
– Et enfin le fait que ce texte ne respecte rien de ce que je me tue à répéter, mais qu’il le fait à dessein. Les détournements « de ce qu’il faudrait faire » étant au service des effets attendus : des dialogues suspendus dans l’éther (qui parle ? où ? Les décors ? On est presque dans un univers parallèle, un autre côté du miroir), des accélérations ou des ralentissements du temps (un coup tout va très vite, un coup on s’attarde, zoome), le fait de ne pas poser de « panneaux indicateurs » pour faciliter la compréhension du lecteur, pour le guider… Bref, la démonstration ici est que le contre-emploi des outils recommandés permet d’obtenir une forme au service du fond. Mieux : au service de l’effet désiré. On le sait, qu’il faut savoir toutes les combines pour après les dépasser, mais c’est toujours bien de voir cela en application, et de pouvoir se rendre compte la petite mécanique. Félicitations, Eevlys.
Le phonographiste mortuaire chez Cami est plus joyeux –sur le mode humour noir. > Il est ici.
(*) D’ailleurs, si on faisait un film du texte d’Eevlys, ce serait simplement graphiquement étrange, comme chez Coraline de Gaiman passé en dessin animé… mais ne produirait pas du tout le même effet fantastique.
J’ai beaucoup aimé ce texte, dont les dialogues pour le moins concis du début nous mettent d’emblée dans l’ambiance. On sent tout ce qui ne se dit pas !
J’adore : la cuisine sent la mère et le salon pue le père. Il fallait y penser !
C’est très bien écrit, avec beaucoup de suspens, parce que l’on se demande tout du long (et on ne le saura pas vraiment) ce qu’est ce phono. Un drôle d’oiseau en tout cas. Je trouve que le hors champ est d’une extrême densité. On peut imaginer tout et n’importe quoi.
Et on se prend à chercher ce qu’a pu entendre Sarah ! La fin est effrayante.
Juste une remarque : je n’ai pas compris s’il était mort dans son fauteuil (où il faut le remettre) ou s’il en tombé pour mourir sur le tapis. Mais ce n’est qu’un détail
Bravo Eevlys !
Très touchée par tous ces compliments.
Merci beaucoup, beaucoup…
Francis, je vais aller voir et lire toutes les références auxquelles vous faites allusion. (Je vais bien trouver cinq minutes entre noël et le jour de l’an !)
Ktou14 , merci également. (pour moi, il est mort dans le fauteuil , est tombé à terre, et hop plus personne! ;).
Pour ce qui est du hors champ, jusqu’au bout je me suis vraiment demandé si j’étais claire, si on me comprenait. A priori, oui…
D’où sortent mes images ? Je crois que c’est juste une alchimie provenant de mon propre univers. Ouais c’est chaud ! 😉
Pour finir, c’est la première fois que j’écris et vos commentaires me confortent dans l’envie de continuer.
Encore merci
… hâte de lire Coraline!
Aaaah, Coraline, et tout l’univers de Gaiman, c’est merveilleux, je regrette presque de les avoir déjà tous lus, j’aimerais pouvoir tous les re-découvrir !
Mais revenons à votre texte : j’ai, comme Francis et Ktouo, beaucoup aimé le fait que tout soit suggéré mais non expliqué dans le détail, je regrette trop souvent que certains auteurs cherchent à tout expliquer, ça casse l’imaginaire, et ça participe à l’ambiance étrange et, en ce qui me concerne en tout cas, un peu morbide et angoissante. Les dialogues fragmentés ouvrent à des tas d’autres questions : quelles relations entre ce père et ses enfants, entre Sarah et son frère ? Tout reste à découvrir, et c’est ce qui donne de la force au texte, bravo !
Nous expliquerez-nous ce que fait, précisément, un phonographiste mortuaire finalement ? 😉
Ah non, faut pas expliquer !
Merci beaucoup Secotine….
Je vous aurais bien donné quelques infos…
Mais …. J’ai promis au phonographiste de ne rien dire…
Bonjour Eevlys,
De mon côté également j’ai beaucoup apprécié ce texte, à l’ambiance mi-etrange mi-familiere…je ne sais pas expliquer ce que j’entends par là, il s’agit surtout d’impressions. La seule chose qui a été plus complexe pour moi est de me faire une idée de la représentation physique du phono par rapport à la description, mais c’est un détail.
Belle ambiance, pas banale! Bravo
A la première lecture, j’étais perdue (combien sont-ils? Qui parle?) mais en y revenant…c’est génialement flippant!