Elle entrouvre les yeux.
Autour d’elle, des nappes de vapeur blanchâtre semblent sortir de terre.
L’œil ardent du cerf couru la considère sans ciller. Humide, immense et fou.
La bête implorante est si proche qu’elle pourrait presque l’effleurer.
Une brume indécise ondule puis s’évanouit, les noyant dans une douce et paisible torpeur. Elle n’a plus froid à présent, juste engourdie. Et le spectre évanescent, glissant dans l’aurore naissante continue de la fixer éperdument.
La veille
« On est perdu St Saëns… totalement perdu… »
Peinant à reprendre son souffle, elle ravala un sanglot de rage. De chaque côté du chemin les bois semblaient s’être rapprochés. Le sentier paraissait plus étroit. Les ombres étaient soudain devenues si sombres… comme pour l’avertir d’un sinistre augure.
Un souffle humide et rampant montant au travers des branches donnait vie aux sapins bleutés qui se penchaient pour les observer.
« … Ils murmurent… »
La forêt entière respirait, lui envoyant un message qu’elle ne comprenait pas.
Tout à l’heure, elle avait cru entendre le cri des chiens dans le lointain. Alors, elle avait poussé sa monture hors de son souffle, à brides abattues, espérant rattraper l’équipage. Elle avait croisé bon nombre de laies, traversé de multiples parcelles mais les trouées et les clairières s’étaient faites de plus en plus rares. Les bois s’étaient obscurcis. Le sol devenant trop dur pour son cheval, elle avait dû réduire son allure.
Aucun suiveur en vue, ni l’ombre d’une meute. Juste le silence…
Un malaise imperceptible l’avait envahi. Une peur irraisonnée s’insinuait dans sa chair.
Quelquefois, St Saëns se raidissait, scrutant les buissons, semblant y deviner des fantômes…
Le présage
Ce matin, la forêt lui avait pourtant chuchoté de ne pas prendre part à la chasse.
À l’aube ils étaient quelques uns à avoir eu l’honneur de faire le bois. Le piqueux et ses deux limiers avaient très vite identifié la présence d’un cerf.
Ce sera lui, le roi de la forêt, couru jusqu’à la mort.
Au détour d’un sentier, elle avait alors perdu sa dague…
Un homme avait dit
« C’est pas bon signe ça de perdre sa lame quand on fait le bois… ça porte malheur. »
Moqueuse, elle s’était raillée du veneur.
La prédation
« J’ai pas rêvé là ? St Saëns, toi aussi tu les sens ? »
Elle était persuadée d’avoir entendu un sonneur. Et même d’avoir reconnu le Débuché… La meute devait être en plaine…
Sa monture était soudain si tendue que tous ses muscles paraissaient prêts à se rompre.
« Vas-y ! Rattrape-les mon beau ! »
St Saëns était porteur et avait assez de sang pour tenir plusieurs heures. Ne pas le retenir. Le laisser faire.
La chasseuse assoupie en elle s‘était éveillée, ravivant les flammes de son instinct. Dans un galop effréné le centaure se nourrissait de sensations brutes et étourdissantes. Elle était redevenue prédatrice avec des émotions vraies et violentes, en contact étroit avec une nature sauvage et immuable.
Dans cette course, emplie d’une euphorie redoutable elle ressentait enfin la seule chose pour laquelle battait son cœur : la chasse ! La chasse avec St Saëns !
La mise à mort
Tandis que tout son être vibrait et pulsait au rythme des foulées de sa monture, elle ne vit pas la brisée de mise en garde accrochée aux branches, formant une couronne.
Ils s’engagèrent à fond de train dans une étroite cavée, profonde et escarpée.
Elle ne comprit pas pourquoi St Saëns s’était cabré. Dressé. Gigantesque.
Elle sentit la cavée basculer, les murs de boue l’engloutir.
Son corps claqua sur le sol, trop dur, trop froid.
C’était le cœur de la nuit. L’heure de tous les possibles. L’instant sans lendemain…
St Saëns baissa sa lourde tête et approcha son museau fumant du corps inerte de sa cavalière. Il la regarda, couchée sous un angle inquiétant.
Il vit sa blessure, assombrie. L’hématome qui envahissait son visage. Son côté, monstrueusement enflé.
Au loin, il entendit les chiens qui aboyaient, suivi des trompes de chasse.
Les sonneurs entonnaient l’Hallali : la mise à mort du cerf.
La meute l’appelait. C’était là-bas qu’il devrait se trouver. Il piaffa et fila brusquement, contournant le tronc couché qui fermait la cavée.
De funèbres cloches résonnèrent faiblement et le vent se leva, irréel et lugubre, pareil au funeste gémissement d’un sorcier.
Un voile éthéré descendit de la sombre cime des arbres et la recouvrit d’un linceul diaphane.
… Et le spectre évanescent, glissant dans l’aurore naissante continuait de la fixer éperdument.
Certains termes de vénerie sont compréhensibles dans le contexte, mais je rajoute :
Brisée (de mise en garde) : petite branche cassée qu’on laisse pendre aux arbres ou que l’on sème sur le chemin pour marquer la voie de la bête. Conduire le chien aux brisées ; faire des brisées
Piqueux : dans une chasse à courre, valet à cheval qui suit la bête ou qui règle la course des chiens.
Débuché : Instant où l’animal chassé sort du bois.
Eevlys quant à elle précise : « la cavée, c’est typiquement picard. Eh oui ! (c’est régional). C’est un chemin creux ».
Photo : Michiyo Kurosawa on Visual hunt / CC BY-NC-ND
Un texte magnifique, gourmet de vocabulaire et d’images… Superbe. Délicat, précis, somptueuse scène avec des « plans caméras » différents, si l’on peut dire, d’une belle acuité. Cela ferait, avec une belle photographie, un très court métrage somptueux, sinon une peinture saisissante. La boucle entre le début et la dernière phrase est juste parfaite. Je ne vois que dire de plus : il y a même presque des échos du Dormeur du Val dans ce texte, avec des tonalités brumeuses et fantastique… Du très bel ouvrage…
Merci beaucoup Francis !
ça veut dire que j’ai réussi à transcrire le film que j’avais dans la tête.
Au début très dur pour les descriptions. Les dialogues je les entends (encore que là elle parle à son cheval, on va dire que c’est minimaliste !). Mais décrire ce que je vois c’est plus complexe.
Et surtout je voulais rendre l’atmosphère que je ressentais – à lire en écoutant Quiet Signs de Jessica Pratt.
Je voulais aussi réussir à faire un parallèle entre les deux morts (si elle meurt… ???)
Et aussi faire de la forêt mon personnage principal.
Et faire comprendre que le début c’est la fin (oups, spolié !)
Bon, pour finir, moi contrairement à Manu, suis polonaise à 200%. On est deux dans la salle ! 😉
Ok pour l’âme slave, le désespoir, la nostalgie tout ça, mais nous, un thé, du pain au cumin, un bout de saucisson de Cracovie, deux ou trois ogòrki et c’est la fête au village, non ?!…
Vous me faites éclater de rire… Na zdrowie !
(Et je découvre Jessica Pratt ! Merci !)
A part magnifique texte quoi d’autre ? C’est vrai, on est dans un court-métrage. Et la dernière partie est complètement inattendue, surréaliste !!! Bravo !
Bravo pour ce texte effectivement magnifique.