Merde, merde, merde… Cette fois je suis vraiment allée trop loin. C’est quand même pas possible de se mettre à chaque fois toute seule dans cette situation. Comme si la vie ne se chargeait pas déjà de me mettre des bâtons dans les roues, je m’en rajoute deux-trois pour le fun. La date butoir est dans trois mois exactement. Trois mois pour rédiger l’entièreté de ma thèse.
Voilà exactement l’état d’esprit dans lequel je me trouvais il y a quelques année, lorsque le franc tombé, je ne pouvais plus ignorer que j’étais terriblement en retard sur mon planning initial. J’avais remis au lendemain, surlendemain, mois d’après, et les années s’étaient écoulées, quatre pour être précise. La dernière réforme de l’enseignement supérieur était claire, la thèse devait être validée en quatre années, aucune dérogation ne serait acceptée. Je me trouvais donc fin avril 2012, contrainte et forcée d’affronter mon pire cauchemar ; écrire 150 à 200 pages, police 12, interligne 1.15 en trois mois (relecture comprise). Vous dire que cette tâche allait complètement à l’encontre de ma nature profonde vous fait peut être vous demander pourquoi je me suis engagée dans ce travail de thèse ? Cette question, fort intéressante en outre (et je vous remercie de l’avoir posée), mériterait à elle seule un autre récit. Résumons juste le parcours par : j’ai vu de la lumière, je suis entrée, et je me suis bien piégée.
En ce début mai, car juste le temps de m’y mettre et c’est déjà début mai. La météo radieuse, sonne l’ouverture de la saison des soirées apéro et /ou barbecue les plus mémorables pour lesquelles je décline poliment l’invitation avec cette phrase qui deviendra mon crédo ; « Je peux pas – je rédige ma thèse – on se revoit début août – si je survis». La façon dont je travaille est également un parcours du combattant pour cerveau sain. Je ne peux en effet me plonger dans le travail que pendant deux créneaux bien distincts, de 8h à 12h puis de 17h à 21h. Le reste du temps je m’attache à effectuer toutes sortes de menues tâches pour lesquelles je n’aurais en temps normal même pas évoqué une possibilité d’action ; nettoyer toutes les vitres de la maison/ récurer la gazinière/ lessiver les murs de la cuisine/ détapisser le couloir et j’en passe. La réalisation de ces activités me rend bien sur euphorique et renforce l’idée que je fais bien de passer autant de temps à retourner la maison plutôt qu’à avancer sur ma thèse. Mais petit à petit, plongée dans ce rythme effréné, les pages s’accumulent sur mon ordinateur et je commence à croire que peut être je vais y arriver.
Vu de l’extérieur, on peut se dire que cette organisation bien que fantasque avait l’air de porter ses fruits et qu’après tout pourquoi pas. Sauf que, comme mon introduction ne le spécifiait pas, je ne vivais pas seule. En flottaisons à côté de moi, se trouvait un adulte à la patience insoupçonnée jusqu’alors (ma moitié) ainsi qu’une enfant d’à peine plus de deux ans (notre fille). Et si vous êtes attentifs vous avez pu déduire que j’ai effectivement poussé le bouchon jusqu’à avoir mon premier enfant en plein milieu de mon doctorat.
Les semaines avancent donc, ponctuées de crises de larmes, de bugs informatiques, de fous rires nerveux, de nuits sans rêves, de bugs informatiques, de fous rires alcoolisés (une fois par chance) et enfin… alors que je ne l’espère même plus, fin juillet, arrive l’impression de la thèse. Le reste se passe sans trop de heurts et le doctorat en poche, je décide d’arrêter la recherche et m’oriente vers le travail de terrain.
Je me fais alors la promesse solennelle que jamais au grand jamais ne m’infligerai à l’avenir la torture de la dernière minute. Je me jure droit dans les yeux qu’à partir de maintenant je serai organisée et je prendrai les choses en temps et en heure. Que tout ça c’est le moi d’avant, mais que dorénavant je ne me laisserai plus aller à la douce chute en avant de la procrastination.
Ça y est le mot est lâché.
Avec l’épisode dit de « La thèse », j’ai aujourd’hui assez de recul pour pouvoir dire que j’ai créé mon œuvre majeure. Car oui, la procrastination est un art, on ne s’improvise pas expert du jour au lendemain, j’avais déjà l’expérience d’une vingtaine d’années à mon actif. Malgré ma promesse et mon réel désir de fonctionner autrement, la simple évocation du mot travail déclenche en moi une alerte, une tendance irrépressible à remettre toute tâche demandant un minimum d’investissement à plus tard. Dans mon quotidien, un simple compte rendu écrit gagne en attrait s’il devient terriblement difficile à réaliser, quasiment impossible à boucler dans les temps. Pour moi, l’art de la procrastination consiste à trouver l’équilibre parfait entre paresse et efficacité, ne rien faire assez longtemps pour que l’action en soit sublimée.
Bien sûr comme dans toute pratique il y a des ratés, mais ceux-là sont beaucoup moins intéressants à raconter.
Zu, j’ai adoré !!! C’est exactement ça !
« Ne rien faire assez longtemps pour que l’action en soit sublimée. » Évidemment sinon aucun intérêt. Et pour ce texte, procrastination ? 😉
Bien mené, top 🙂
Bonsoir Khéa, merci pour le retour!
Ce texte n’a pas échappé à la règle et les deux jours en plus m’ont bien sorti d’affaire…ça c’est le petit côté magique qui fait que de temps en temps on est aussi sauvé par un délais inopiné (comme quand un prof était absent pile le jour de l’évaluation )
Oui 😉
Trop fort, là encore. On est davantage sur la chronique jubilatoire (plus que) bien troussée, que sur de la nouvelle, mais c’est un égal bonheur, et fait avec brio. Ça mériterait une parution presse, de ces magazines où il traîne encore quelques plumes.
J’adore la dernière phrase : superbe trait d’humour. Où l’expérience de la thèse n’était pas finalement pas la vraie quête.
La quête, c’était de tutoyer le niveau de la Sublime Procrastination (et donc les envois de textes ici au dernier moment aussi, hummm ?) et d’en tirer une leçon de vie. On a beaucoup écrit sur les thèses (et vous connaissez certainement « Le Carnet de thèse » de Tiphaine Rivière), mais je n’avais pas encore vu dans ce qui a été semble-t-il un cauchemar (et je me suis laissé dire que Zu peut encore en rêver) une tentative d’extraire de l’essence d’existence, de la leçon de vie (je veux dire : le Glandage Raisonné, quoique combattu). « Ne remets jamais au lendemain ce que tu peux ne pas faire du tout. », a écrit Ambrose Bierce dans son formidable Dictionnaire du diable (d’ailleurs je viens de m’apercevoir qu’on m’a pas rendu mon exemplaire. quelqu’un doit repousser le moment de me le rendre. Ceci est une annonce).
(Pour tout dire, ma compagne a mis 9 ans (!) a venir à bout de sa thèse. D’autres ont fait le Vietnam, genre.)
Rien à dire, c’est du beau travail de mise en scène éditorialisante (et qui m’a été rendu en temps et en heure > Ne faites donc pas ce que je dis – 2e leçon).
très bien écrit! bien mené! et tellement vrai. Comme Khea, j’ai adoré la phrase » ne rien faire assez longtemps pour que l’action en soit sublimée ». Ca me parle tellement… quand tu dois envoyer ton texte à « écrire en ligne » et que tu attends le dernier moment. Quel plaisir quand tu appuie sur le bouton « envoi »!
sinon, je pense que c’est de moi dont on parle pour l’envoi tardif. si, si, j’ai bien compris! Mais je vis en Equateur, et quelquefois, il m’arrive d’oublier le décalage horaire. Ca n’a rien à voir avec de la procrastination!
Ah ah ah, on en parle, du fait qu’on reconnaît l’autre dans le personnage, ou bien ?
Blague à part, c’était très bien mené, et cette quête dans la quête, qui renvoit la rédaction de la thèse à un simple outil dans la réalisation d’un grand projet, c’est magnifique ! J’ai ri, mais, franchement, j’ai aussi ressenti à la fois le malaise (non, non, être en retard ne me perturbe pas du tout…) et la presque désinvolture de cette thésarde, c’est excellent !
Quant à l’alternance entre le journal de la thésarde dans le feu de la non-action et le retour sur cet épisode des années plus tard par la narratrice qui analyse avec brio l’expérience, c’est fluide, et ça donne un double éclairage très bien trouvé.