Tom se trouvait en plein milieu d’un rang de Sweet Fire. Ni à l’avance ni en retard sur son planning initial, il s’attardait occasionnellement sur un arbre moins régulier que les autres. Les rangs de pêchers étaient organisés par variété ; chacune ayant un calendrier de production qui permettait à Tom de cueillir des fruits de mi-juin à fin août environ. Héritée de son père, l’exploitation était aujourd’hui essentiellement gérée par Tom. Tous les hivers, tailler les arbres était une activité qu’il faisait par automatisme autant que par instinct. Tailler un pêcher, c’est se projeter un an, deux ans plus tard dans la croissance de l’arbre ; chaque coupe aura des conséquences bonnes ou mauvaises.
Ainsi, les journées de taille se ressemblaient toutes plus ou moins : se couvrir chaudement, sangler le sécateur et la batterie sous le manteau imperméable, un casque audio sur les oreilles, sortir le jour levé et tailler jusqu’à la nuit tombée. Tom gardait en tête l’ensemble des travaux qui l’attendaient aussi dans sa maison et découragé par l’ampleur des tâches à venir se disait ; « On verra après les pêches ». La simple évocation de cette phrase qui paraissait anodine ramenait Tom quelques dizaines d’années plus tôt, dans ces mêmes rangées de pêchers.
C’était la fin de l’année scolaire, Tom s’apprêtait à passer l’été entre la piscine chez son meilleur ami Julien et l’exploitation familiale où tout le monde s’attelait à la tâche. En ces temps-là, son père était à la tête d’une exploitation importante et de nombreux salariés peuplaient la propriété toute la saison. Dans les hangars, une quinzaine de femmes, dont sa mère, étaient alignées derrière d’imposantes tables inclinées et calibraient les fruits ramassés plus tôt. Dans les vergers, les hommes, jeunes et moins jeunes, posaient directement dans des plateaux, les pêches et nectarines arrivées à maturité.
« Si je trouve des traces de doigts dans vos plateaux, c’est pas la peine de revenir cet après-midi ! » rappelait régulièrement le père de Tom aux employés les moins aguerris. « La pêche ça marque ! »
Ce premier jour des vacances, la chaleur était déjà accablante et Tom n’avait qu’une idée en tête ; réussir à convaincre ses parents de lui acheter ce super VVT vu quelques semaines plus tôt dans le catalogue de vente par correspondance. Sûr de ses chances – il avait quand même terminé son CM1 avec la troisième meilleure moyenne de la classe – Tom décidait de commencer à aborder le sujet avec sa maman. Arrivé dans le hangar et après avoir salué toutes les trieuses présentes, Tom dit à sa mère :
« Mamaaaaaan ?
– Oui Tom ?
– Tu sais, je fais beaucoup de trajets entre ici et la maison de Mamie, ici et chez Julien… Et mon vélo est petit…
– Tom, je t’arrête de suite, je vois très bien où tu veux en venir et pour économiser ta salive je te conseille d’aller voir ça directement avec ton père.»
Tom soufflait bruyamment à l’adresse de sa mère lorsqu’il entendit son père arriver au volant de son véhicule agricole fait maison ; la remorque tractée juste derrière était pleine de plateaux de fruits. Arrivées sous les hangars, les piles de plateaux étaient rapidement transportées dans la chambre froide, où elles seraient stockées jusqu’au calibrage quelques heures plus tard. Tom s’approchait de son père qui comptabilisait la récolte du matin.
« Papaaa ?
– Pas le temps Tom, qu’est-ce que tu veux ?
– Tu sais mon vélo fait que dérailler. Et maintenant que je suis grand, j’me disais que j’pourrais peut être avoir un VTT. Et justement j’en ai vu un dans le catalogue la semaine…»
Le père de Tom le coupa net : « On verra ça après les pêches ».
Si Tom avait dû compter le nombre de fois où il avait entendu son père dire cette phrase, à lui et même à d’autres, il aurait certainement dépassé la centaine. Et ce jour-là il s’était promis que jamais ces mots ne sortiraient de sa bouche. Il était incompréhensible pour le jeune garçon d’accepter, alors que son père travaillait, employait plein d’habitants du village, livrait des centaines de plateaux, qu’il remette à plus tard l’achat d’un simple vélo. Cela insupportait Tom que toute chose agréable soit systématiquement reportée après les pêches. Le vélo : après les pêches. Les vacances : après les pêches. Les dimanches en famille : après les pêches.
De retour dans ses vergers, Tom devenu adulte se dit que maintenant il comprenait. Car il se souvenait également que cet été-là, un orage de grêle avait ruiné la récolte, que la saison s’était clôturée début juillet, et que son père avait eu à peine assez de fonds pour payer ses employés.
Après les pêches, c’est toujours craindre le pire et ne pouvoir être contenté que lorsque la saison est terminée. C’est souffler en septembre, puis tout recommencer et prévoir les doux projets, après les pêches.
Photo : Alicja – cc Pixabay.
Où ZU est-elle allée chercher cette fiction ? Cette récurrence pendulaire, ou plutôt saisonnière, d’une demande dans le cadre rural de la culture des pêches, fort bien plantée est aussi inattendue qu’originale. Sans doute est-ce issu d’expériences personnelles (?). Cette nouvelle fort bien troussée est celle mine de rien d’un parcours initiatique : celui d’un enfant qui est au bord de passer à l’âge adulte, alors que la frustration répétitive est sans doute en passe d’achever de le construire, et qui avec le recul, est devenu adulte ; il a compris les problèmes des grands… abandonnant son rêve au pragmatisme. Je ne sais si le choix des fruits à récolter (soit la maturité, l’accomplissement de chaque année qui vient de se passer) et le thème de la nouvelle (l’enfant qui grandit) est un parallèle sciemment voulu, ou s’il a été inconsciemment pensé ainsi… En tout cas, cela fonctionne très bien et avec une belle économie de moyens. Bravo.
Rien à voir (quoique) : il y a très longtemps j’étais dans le train, lisant assis en face d’une mère avec un gamin de 5/6 ans. Celui-ci demande « Maman, c’est quoi les jeux olympiques de Séoul ? » (donc c’est en 1988). La mère explique, les jeux olympiques, la ville lointaine de Séoul… Et le gamin alors répond : « Hé bien moi je n’irai jamais à Séoul ». La mère demande pourquoi — et le gamin de répondre : « Parce que j’ai toujours pas de vélo ». La mère : scotchée. Moi, qui n’était pas censé écouter : fou-rire…
Ce texte me redit quelque chose de la noblesse du travail agricole (ou arboricole).
Tributaire du bon vouloir de la nature, de la météo…et bien plus encore .
Une phrase m’a touchée particulièrement: »Il s’attardait occasionnellement sur un arbre un peu moins régulier que les autres » . ..je perçois la scène!
Bonsoir Francis, pour tout dire je vis entourée de vergers, je n’ai donc pas été chercher plus loin que chez moi…une part de concret et une part de romance et voilà le résultat!
Ce qui est drôle c’est que je me suis creusé la tête pendant une semaine avant de me rendre compte que j’avais LE marronnier sous les yeux. Sinon je côté parcours initiatique était réfléchi oui 😉
Merci Cécile 😉
J’ai eu envie de croquer dans une pêche bien juteuse durant la lecture de ce texte savoureux ! Très bien décrit et imagé. Bravo !
Bonjour Zu
J’ai beaucoup aimé ce texte et le parallèle des vécus. Effectivement, on comprend tellement de chose en grandissant…
Alors moi, ce texte je l’ai adoré, voire dévoré comme une bonne pêche juteuse. Et je vais te dire pourquoi… Parce que là, au mois de novembre, je m’apprête à planter quelques hectares de noisetiers dans ma nouvelle vie toute fraîche… Il me tarde les premières récoltes et c’est sûr, j’aurai alors une petite pensée pour toi Zu et pour Tom quand je lancerai mon premier « après les noisettes… après les noisettes »…