Au croisement des escaliers de la basilique du Sacré Coeur, du coin des tissus de la Halle Saint Pierre et du quartier Barbès, se niche depuis plus de 80 ans un petit troquet populaire de Montmartre. Un peu miteux avec ses murs douteux ayant vu trop d’excès et sa décoration brocanteuse, je préfère le dire authentique, ça lui donne tout son charme et ça plaît aux touristes.
C’est là que je travaille, dans ce petit théâtre de la vie quotidienne où chaque matin j’ouvre les rideaux, allume la lumière et choisis la musique. Je prépare la scène pour son ballet quotidien, où chacun joue son rôle, s’anime et s’évapore au gré des heures. Des représentations en milliers d’actes.
Aujourd’hui est un jour ordinaire. Je place mes sièges, écris mes ardoises, nettoie mes planches. Mes premiers figurants entrent en scène ; ceux-ci sont variables, interchangeables, ils ont rendez-vous dans le quartier ou un chantier pour la semaine, et viennent prendre le café qui marquera le début de leur propre représentation quotidienne. Ils changent tout le temps, parfois ils reviennent. Moi, j’essaye de les reconnaître.
Première entrée impromptue : voici venir Leonardo, un de mes premiers danseurs favoris, tragi-comique et bondissant. En bon italien, c’est un coeur d’artichaut éperdu, un Don Juan qui se perd souvent au Lac des Cygnes, et vient épancher son coeur malmené sur le bois de mon comptoir, avant de repartir rasséréné dans le tumulte de son existence. Juste derrière lui se glisse Cathy, furtive comme une ombre. Cathy fait partie de mon décor, quand elle n’y est pas je sais que quelque chose manque. Elle erre dans le quartier comme elle vit dans son monde, et prend ses allongés en deux minutes ou en deux heures. Elle rythme à sa guise ses entrées et ses sorties, en petite ballerine figurante un peu sauvage. C’est à se demander à quoi ressemble sa vie.
Le rythme s’affole, la directrice artistique fait son entrée, flanquée de sa petite étoile virevoltante. Nathalie, la patronne, est un métronome mal réglé. Elle s’en moque, elle impose son rythme, et en bonne tornade – de bonne ou de mauvaise humeur – elle arrive et repart quand ça lui chante. Elle fait toujours quelque chose ; simplement, on ne sait jamais quoi. Sa petite star a 6 ans. Lino est un bandit, capricieux et virevoltant, aussi aérien que sa mère est terrienne. Son mouvement à lui, c’est le tourbillon arc en ciel : depuis que son papa est parti, il met des couleurs dans les maisons de ses dessins, et il court encore plus loin. A peine arrivés, les voilà repartis.
Commence alors l’acte principal, les rencontres parfois cocasses des comédiens ambulants, le Don Quichottage à mille à l’heure du service de midi. Se croisent alors ma quadrille habituelle de clients du quartier, chacun à son heure et à sa table préférée, le défilé de touristes égarés s’étalant pendant des heures à manger des escargots avec du vin rouge pour savoir ce que c’est d’être français, là où tous mes petits parisiens choisissent en choeur le hamburger. Ces trois heures là paraissent dix minutes, me ballottant dans tous les sens, entre l’interminable pas de deux des amoureux du coin, le supplément chantilly quotidien de Lilamour – 93 ans -et les entrechats express des stressés de l’agence d’en face en tenue d’apparat expédiant leur formule midi sans ronds de jambes.
Quand sonne 15 heures, arrive l’entracte, le moment calme où je redonne à ma salle tout son éclat. A 15h30 entre en scène mon Coryphée, réglé comme une horloge : John vient prendre sa noisette, qu’il mettra une heure à terminer. Tout le monde connaît John, il préside sereinement au centre de la scène, chacun lui parle et le salue. Il oscille en permanence entre ici et ailleurs, entre calme olympien et envolées lyriques. Se succède alors autour de lui un enchaînement de petits rats, venant prendre leur café à emporter ou en terrasse, les rapides qui font cul-sec et les bavards qui me commentent le journal de A à Z, chacun venu chercher sa pause et un sourire sur la scène de mon théâtre.
Et moi, dans cette fabuleuse pantomime, je suis le maître de ballet, le répétiteur quotidien infatigable. Et moi, malgré toutes mes gesticulades, clouée derrière mon comptoir, moi je suis la seule qui ne bouge pas.
Par Yonmouth
Voilà un texte qui « met en scène », au sens propre, la vie quotidienne d’un troquet parisien. En choisissant volontairement d’utiliser le registre lexical du spectacle vivant, en déclinant ce vocabulaire, l’auteur (qui précise bien que c’est un jour « ordinaire ») porte sur cette banalité sans fin reproduite un regard tendre, qui l’habille d’un petit quelque chose d’exceptionnel malgré tout. C’est le spectacle de la vie, et dans les mots de Yonmouth, il n’est au fond jamais banal, et sans cesse digne d’être regardé avec des grands yeux de spectateur charmé. La chute du texte, pointant que finalement, la narratrice si sensible à ce ballet perpétuel, est celle qui bouge le moins, renforce ce sentiment qu’il y a, à ce spectacle, de réels spectateurs heureux d’y assister (et pas seulement nous, lecteurs), et « complète » ce tableau du spectacle vivant.
Cependant, il y a un truc bizarre, avec cette chute. J’ai peine à croire, à titre personnel, que la tenancière de ce troquet ne bouge pas. Soit elle a des serveurs, qui bougent pour elle, mais alors, ce serait super intéressant justement de les inclure dans la description de ces mouvements autour d’elle, façon « trois pas chassés, un demi tour, un posé de plateau, et il repart ». Soit elle fait le service elle-même, mais alors elle ne peut pas être immobile. Comme elle se dit « coincée derrière son comptoir », on suppose effectivement qu’elle reste au bar, mais dans ce cas, c’est « le moment calme où je redonne à ma salle tout son éclat » qui me semble ne pas coller tout à fait avec son immobilité supposée (quand on remet une salle de troquet en état, après le coup de feu de midi, on s’agite pas mal, je pense ^^).
Dans un cas comme dans l’autre, qu’elle ait des serveurs ou qu’elle serve elle-même, il me semblerait en tout cas très intéressant d’inclure ces mouvements à la description qui est faite de la journée. Et peut-être leur conserver un sous-registre lexical bien particulier (par exemple, garder le vocabulaire de la danse pour ces déplacements). A réfléchir !
j’adore toutes els images colorées que j’ai vues au fil de ma lecture, entendant presque musique et voix, tout ça… C’est vivant et joyeux …..
Je comprend autrement la chute, moi….. « malgré mes gesticulades, je suis la seule qui ne bouge pas », cela me donne l’impression que si, eel s’agite, sans doute. Mais elle est à l’extérieur. Observatrice. Elle n’appartient pas à ce joyeux mouvement, elle bouge sans doute mais pas avec eux. Et assiste jour après jour à ce spectacle vivant, sans cesse changeant, ce qui peut lui donner une impression non pas d’immobilité peut être mais d’immobilisme….
Je le comprend comme ça, mais je suis peut être à côté de ce que l’auteur a voulu transmettre…..
en tout cas, j’aime bien cette ambiance et je me suis sentie « dedans »
Ah oui, c’est une autre interprétation de la chute, sans doute plus juste (c’est à ça que ça sert d’être plusieurs à lire, ça permet d’avoir plusieurs avis 🙂 ).
Je rejoins sinon le « vivant et joyeux », c’est effectivement ce qui s’est dégagé à la lecture du texte pour moi aussi.