C’est la première fois que ça m’arrive. J’appréhende un peu. Jamais auparavant on avait pensé à moi dans de pareilles circonstances. Je n’ai pas le choix. Je vais faire au mieux.
Ça y est, j’y suis. J’attends qu’on me sonne. Je me sens seule et pourtant il y a tant de monde. Je ne me suis jamais sentie aussi seule. J’ai si souvent l’habitude d’être partagée.
Je ne reconnais personne autour de moi. J’ai même l’impression que tout m’oppose aux autres. Il va falloir pourtant que je m’exprime. On m’a demandé d’être là, je ne me défilerai pas. De toutes façons, c’est bien compliqué de me faire taire. Il faut juste que j’assume. Tout en étant discrète. Complètement antinomique…
Je ne me reconnais plus. D’habitude si entière, si simple, tant appréciée. Je crains qu’aujourd’hui on ne me comprenne pas. Mais pourquoi a t’il pensé à moi, ici et aujourd’hui? Pourquoi ne suis je pas comme d’habitude accrochée au sourire d’un enfant, couplée à une réussite, un partage, la dégustation d’un brownie? Les trucs habituels dans lesquels je sais parfaitement m’exprimer!
Je ne sais pas encore comment je vais m’y prendre. Tout va dépendre de lui en fait. Admettons que je respecte son choix, je devrais être là aussitôt qu’il me sollicitera. Je ne suis pas en droit de me brimer, ce n’est pas moi qui décide.
Pour l’instant, il a décidé de me modérer fortement. Je passe donc inaperçue au milieu de tous ces visages de circonstances sur lesquels mes collègues s’expriment.
Aux mines s’associent les discours sombres. Chacun y va de son petit souvenir sur le cher disparu pour justifier un peu plus le lien qui les unissait à lui. Je suis tapie au creux de son estomac, complètement mise en sourdine. Je suis bien. Je me sens en sécurité, dans l’attente d’un moment vraiment opportun et adapté, ailleurs. Je commence à espérer qu’il m’a oubliée et qu’il décide enfin d’être synchrone avec la foule atterrée. Je finis par m’endormir. Je rêve de jours meilleurs.
Encore dans un demi sommeil, j’entends résonner sa voix. Je ne rêve plus, il a décidé de prendre la parole. Parmi la foule de personnes présentes pour rendre hommage à cet homme, il décide, lui qui le détestait, de parler à son sujet. Je crois qu’il veut ma peau. Je suis au bord de la crise de nerfs. Il ne peut pas comme il y a quelques jours, quand il a appris sa mort, me laisser éclater face aux autres? Pas là, pas maintenant. Mais pourquoi est il aussi inadapté? Je vais finir par me mettre en colère, le comble!
Soyons attentif. Je mesure le sens de ses mots, aucun n’appartient à mon champ lexical. Il m’étonne. Il ne m’a pas fait venir pour rien tout de même? A croire que je vais finir par être déçue…
Il achève sa prose par une note d’humour noir qui n’échappe pas à l’assemblée. Tout le monde semble mal à l’aise. On dirait que beaucoup savent les griefs qui le lient à cet homme que tous pleure.
Il est fier de s’être exprimé. Il sait que ce n’est pas lui qui est indécent. Il reprend confiance. Il devait le faire. Il ne regrette pas. Peut être n’a t’il pas tout dit mais peut être a t’il éveillé quelques consciences?
En un instant, les choses se bousculent. Il a eu peur, il a osé, il est fier. Je sens que je vais y passer. Je sens que je m’anime. Je sens qu’il me donne vie. Je sens que c’est là qu’il veut que j’explose. Maintenant c’est moi qui ai peur. Peur des réactions. Peur d’être incomprise. Quoi de plus normal. Je n’ai jamais été détestée.
Je grandis en lui, je gagne chaque bout de peau. Je l’habite. Je me suis totalement manifestée en lui mais encore, rien ne se voit. Il ne veut pas en rester là. Il assume. Il me demande d’aller plus loin, de gagner du terrain.
Je me décide. Je lui accroche un sourire aux lèvres. On en restera là. Je sais rester discrète parfois.
Par Wowélie
C’est un texte tout en sous-entendu, en subtilité. On comprend que c’est le ressenti de l’homme, qui parle. J’ai imaginé pour ma part que ce sentiment qu’il avait convoqué, qui semblait incongru, qui finissait par éclore malgré ce lieu inattendu, était la joie. Mais je l’ai imaginé en relisant le texte, cela ne m’a pas forcément semblé évident à la première lecture. Pour autant, sans avoir forcément pu « nommer » le sentiment mis en scène (et d’ailleurs, peut-être me suis-je trompée en le nommant à la relecture… !), je n’ai pas été plus gênée que ça. Car faire parler le sentiment permet de mettre en place plein de petits détails de la réalité de cet homme, et de l’instant décrit, de justement le caractériser comme étant « fort en émotions » et on s’y retrouve… La solitude du personnage, son décalage par rapport aux gens éplorés, son besoin de dire ce décalage, puis le soulagement. On comprend la souffrance d’un évènement passé, et l’importance de ce jour d’enterrement pour passer à autre chose ensuite. Comme si la mort de l’un permettait la renaissance de l’autre.
Il y a ce me semble une piste assez intéressante pour ce texte, qui n’est pour le moment qu’effleurée, c’est l’idée des « collègues » de ce sentiment (« tous ces visages de circonstances sur lesquels mes collègues s’expriment »). Puisque le prisme choisi, pour raconter cet instant, est celui du sentiment ressenti, je pense qu’il serait intéressant aussi qu’on ait cette « lecture » des autres gens présents. Introduire au fil du texte, des références aux sentiments de l’ensemble des personnes présentes (« Je reconnais dans le regard de cet enfant une tristesse qu’il n’a pas fini de combattre » ; « Cet homme frissonne. Je sais que c’est le regret qui le tenaille » ; « A ce moment, je sais que toute l’assemblée déborde d’amour inachevé pour le disparu » etc… (simples exemples, à reformuler au goût de l’auteur).
Je pense que cela renforcerait la spécificité du sentiment plus joyeux ressenti par le personnage principal, et donc son histoire.
Merci Gaëlle pour tes conseils. Le sentiment auquel je pensais était tres exactement la joie! J’aime l’idée de donner vie à tous les autres sentiments, car en effet cela mettra plus en avant le decalage avec la joie. J’aurais aimé être un peu plus cynique et finalement je me trouve » gentillette » et la joie que je voulais exubérante et indécente quand j’ai commencé à écrire le texte a finalement été discrete… Je pense que la même histoire pourrait être ecrite sur un tout autre ton. Tes commentaires m’ont inspirée, encore merci.
Effectivement, la joie pourrait tout à fait être exubérante, et le texte beaucoup plus cynique… Ce sont d’autres choix narratifs possibles, un côté plus décomplexé/débridé. Peut-être un genre d’exercice intéressant, tenter cette toute autre version?…!
Wowélie, je n’ai pas vraiment su de quel sentiment tu parlais. J’ai aussi pensé à la joie mais comme Gaelle, je lirais bien une seconde version avec une joie un peu plus « sournoise »
Bravo d’avoir choisi un sentiment, perso je trouvais l’exercice trop dur!
Comme Justine, j’étais tentée de donner voix à un sentiment, mais je ne savais pas par quel bout le prendre…
Le fait que tu ne nommes jamais ce sentiment de manière explicite m’a amené à lire ton texte à plusieurs reprises, en lui prêtant différent visages. Et le contexte dans lequel s’exprime ce sentiment est vraiment bien trouvé : une certaine dissonance qui donne du corps à ton écrit.