Ça a fait « plop ». Comme un bouchon de champagne qui saute. Mais un petit bouchon, style bouteille de playmobil. Un « plop » léger, presque joyeux, s’il n’avait pas été si incongru. Il venait de plonger dans le grand bassin, cette sensation merveilleuse de passer d’un monde à l’autre ; la fraîcheur, les sons assourdis et lointains, l’apesanteur de l’eau… Et « plop ».
C’est en ressortant de la ligne d’eau, après avoir nagé son kilomètre hebdomadaire, quand il a retiré son bonnet, qu’il a compris : il avait encore l’impression de l’avoir sur les oreilles, le bonnet, bien plaqué. Le petit « plop » avait mis sur pause tous les bruits alentours. Évidemment, il a secoué la tête, l’air bête. Évidemment il s’est mis le doigt dans l’oreille, il a penché la tête dans tous les sens, mais rien à faire : ça avait fait « plop », et au lieu d’une échappée de bulles d’un goulot, il était devenu d’un coup sourd comme un pot.
Il a d’abord été contrarié. Il allait falloir prendre rendez-vous chez le Docteur Pontieux, l’ORL. Annuler des rendez-vous. Décaler des réunions. C’est là qu’il s’est rendu compte que ça n’était pas si mal, finalement : pendant quelques jours, fini le cliquetis des machines à l’étage du dessous, finies les discussions stériles, bavardages de couloir et récriminations diverses, finies les sonneries stridentes de l’usine. Des vacances auditives, un repos forcé des oreilles, le calme sans boules Quies. Lui qu’on avait toujours trouvé froid, distant et un peu inaccessible (sa fonction l’exigeait), il allait devenir inabordable dans sa bulle de silence ouaté. Le pied. Il allait en profiter pour prendre un peu de temps pour lui, tiens. Du repos. Rentrer à la maison, lire un livre, s’installer dans le jardin débarrassé des bruits de la rue trop proche. Ouvrir les yeux à défaut des oreilles en chômage technique. C’est presque de la méditation, ça ! Du bienfait des esgourdes en berne.
Ça a fait « pfuit ». Comme un ballon qui se dégonfle en volant dans la pièce, en plus rapide. Une fuite d’air, et « pfuit », plus rien. Tout raplapla, le ballon. Dégonflé, à l’abandon, trainant par terre tout ramollo. Elle s’est senti des affinités avec ce ballon crevé, tout à coup. Quelque chose de cassé, qui ne voulait plus fonctionner. Terminé, rideau. « Pfuit ». C’était bien la première fois que ça lui arrivait, ça. Pourtant ça n’était pas la première fois qu’elle criait, ça non… Mais c’était peut-être bien la première fois qu’elle criait si fort et si longtemps. Ils allaient la rendre folle ! Entre le grand qui avait oublié ses affaires de sport au lycée et qui ronchonnait non-stop en s’en prenant à sa sœur, le petit qui chouinait depuis une demie heure parce qu’il ne voulait pas prendre sa douche le premier, et la deuz’ qui était en pleine crise de larmes pour quelques obscures raisons (qui devaient sans doute impliquer un garçon, son jean « trop moche » et l’omission des fraises Tagada lors des courses du soir), elle avait pété les plombs. La combinaison des trois en même temps, dans le vase clos de la voiture, avait eu raison de ce qu’il lui restait de patience, c’est-à-dire pas grand-chose vue la journée qu’elle avait passée au boulot. Elle les avait enguirlandés à tour de rôle, copieusement et crescendo, avant de finir sur un mot de cinq lettres tonitruant, qui s’était fini en « pfuit ». Et là, silence radio. Plus rien ne sortait. La gorge endolorie, elle n’avait même pas essayé, elle sentait bien qu’elle ne pourrait pas donner plus qu’un filet de voix tout riquiqui et ridicule. Pour le moment, les enfants se tenaient à carreau, encore plus impressionnés par son mutisme inattendu que par ses cris de furie au bord de la rupture. Autant en profiter. Du regard, elle les avait envoyés chacun dans leur chambre, et ça avait filé doux toute la soirée. Mais deux jours plus tard, elle en était encore là : complètement aphone. Curieusement, la maison s’était mise au diapason : elle chuchotait par empêchement, les enfants baissaient le son par compassion. Ils devaient se rapprocher pour entendre le souffle ténu de sa voix, et elle redécouvrait le chatouillis de leurs cheveux sur sa joue, posait sa main sur un bras, une épaule, discernait dans leurs iris tout proches des nuances inédites. Ils avaient retrouvé une douceur perdue depuis longtemps.
Ça a fait « boum ». Pas le « boum » du cœur qui s’emballe et de l’amour qui s’éveille, non, le « boum » très prosaïque de la pile de magazines qui s’était étalée au sol quand elle était entrée dans la petite pièce. Elle avait percuté violemment la table basse. Elle a pensé « aïe » et tenté un « désolée » qui n’est pas sorti. Dans la salle d’attente du Docteur Pontieux, tout le monde avait sursauté, sauf lui, qui n’avait rien entendu. Il n’a réagi que lorsqu’elle est entrée dans son champ de vision, ramassant les magazines éparpillés. Il s’est agenouillé à côté d’elle et l’a aidée à entasser le tout pêle-mêle sur la table trop petite. Quand ils se sont assis, elle a soufflé un « merci » inaudible. Evidemment il n’a rien entendu, mais il a vu ses lèvres bouger (c’est fou comme on voit mieux quand on n’entend rien). Il lui a lancé un sourire gêné en désignant ses oreilles, lui demandant de répéter plus fort, s’il vous plait. Elle a écarquillé les yeux et rigolé silencieusement (les soubresauts des épaules faisaient sautiller ses cheveux) : du tranchant de la main sur la gorge, elle lui a fait comprendre qu’elle ne pouvait pas faire mieux.
Lui sourd et elle muette, c’était cocasse. Cette synchronicité des maux en symétrie les a amusés. Elle a sorti un carnet de son sac en même temps qu’il dégainait un stylo de sa poche. Ce synchronisme supplémentaire les a autant surpris que touchés. Maladroitement, ils se sont passés le carnet et le stylo, le temps d’échanger quelques évidentes banalités de salle d’attente, curieusement élevées par le passage sur papier. Le tracé des lettres valait bien les nuances de la voix, une part d’intimité en plus. Elle a pensé aux échanges épistolaires des siècles derniers, aux romans des sœurs Brontë, aux lettres à Madeleine d’Apollinaire… Il s’est ému de ses ongles rongés, de la courbe de ses « L » penchés, de la mèche ses cheveux qui lui cachait le bas du carnet.
Et puis le Docteur Pontieux l’a appelé. C’est elle qui le lui a fait remarquer, évidemment ; d’une main posée sur son avant-bras et d’un mouvement de la tête vers le médecin, avec un petit air peiné qui lui dessinait de charmantes fossettes au coin des lèvres. Avant de s’arracher à regret de son siège, il a repris le carnet, vite, vite, et il y a griffonné son nom et son adresse avant de suivre le Docteur, un peu sonné par son audace. Il ne l’a pas vue rougir ni glisser le carnet dans son sac. Il n’a pas vu non plus qu’en sortant du cabinet, la première chose qu’elle a faite, c’est se précipiter chez un buraliste acheter un carnet de timbres.
Mais il a reçu la première lettre 4 jours plus tard, et les « L » penchés sur l’enveloppe ont fait « boum » dans sa tête.
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Jolie, mignonne, attendrissante nouvelle feel good, façon « Mes nuits sont plus belles que vos jours » de Rafaële Billetdoux (a-t-on idée d’écrire une histoire d’amour quand on s’appelle Billetdoux?). C’est très bien fait, réellement. La leçon à tirer de cette démonstration écrite avec sensibilité et précision est qu’il ne faut pas hésiter à utiliser ses compétences, ses connaissances pour les utiliser dans un récit (Sécotine est orthophoniste, c’est cela ?). On parle toujours mieux de ce qu’on maîtrise bien, et que les autres ne connaissent, forcément, pas ou tellement peu. Cela augmente l’effet de réel, permet de s’immiscer avec bonheur dans la peau des personnages, instruit le lecteur, et au final, c’est riche et criant de vérité. Démonstration aussi qu’il n’y a pas de petits sujets, pas de sujets rebattus : tout est question d’approche, d’angle, de traitement. Avoir plaqué le silence sur cette rencontre ; le silence comme circonstance, fait briller une fois de plus le thème éternel de la rencontre et du coup de foudre (il y a un cliché tellement bien utilisé qu’il passe comme une lettre à la poste : le coup des objets qui tombent au sol, et on ramasse et on se regarde. C’est mille fois vu… et vous voyez, ça marche quand on réutilise avec brio un des outils de la boîte de construction du genre !) Le coup des « L » penchés qui font battre le cœur est aussi très bien imaginé : on est bien dans l’émoi amoureux qui va s’accrocher au moindre signe, au moindre détail. La trace de l’autre… Ils m’ont l’air mal barrés ces deux-là, qui s’écrivent comme au temps romantiques de jadis et d’avant les SMS (j’té kiffé on srevoi ?), et il y en a une au moins qui va devoir gérer si ça se trouve une séparation car la rencontre (bien vus les détails signifiants) va lui faire oublier de ronger ses ongles (indication discrète sur l’état psychologique, et donc la disposition d’esprit du personnage).
Je donne beaucoup d’ateliers et j’essaie d’expliquer à ceux qui ont la plume moins déliée que souvent ce sont ces petits détails signifiants qui font toute la différence, et sans doute constituent une des missions majeures du job. Raconter une rencontre dans une salle d’attente sans ces petits détails installés qui serviront plus tard (les « L ») serait d’une banalité affligeante (il n’y a pas que les « L » ici, les détails sont nombreux, comme les petits gestes, etc.). Il y en a qui ne comprennent pas cela, ou qui n’y arrivent tout simplement pas du tout (voire n’y arriveront jamais car ils ne ressentent pas que c’est nécessaire, ils n’incarnent pas les personnages en écrivant). Ils ne parviennent pas à enrichir leur texte de ces détails qui sont le pendant de ce que fait un arrangeur sur une mélodie (soit le petit dzing ou le boum-tchak placés au bon moment qui change tout l’aspect d’une musique, d’une chanson). Sécotine, de ce point de vue, vous avez chopé indéniablement « le truc ». Quant à la répétition du « Ça a fait » (plop, pfuit, boum…) : chapeau l’antépiphore ! On est servi modèle grand siècle !
L’ambiance est celle des films de JP Jeunet, (le destin d’Amélie Poulain et sa bande sonore extra!) et les personnages sont tout aussi attachants que ceux de Delicatessen! Notamment la timide et tellement myope violoncelliste… incroyable rendu en qqs lignes d’un autre monde, c’est un changement de couleur, et d’humeur. C’est doux, et drôle. Et joyeux!
Merci pour ces retours positifs (et qui filent un peu la grosse tête), j’en retiens que le fait de parler de ce que l’on connait est décidément un bon facteur de réussite, Francis m’en avait déjà fait la remarque à l’occasion de mon texte sur le thème de la danse (où j’avais évoqué l’éveil d’un petit cygne grâce au Krump). Effectivement, danse et orthophonie, ce sont mes deux dadas (hue !)(oui, j’ai un problème avec les parenthèses). J’ai écrit ce texte-ci dans l’urgence de la dead-line approchant, et en m’obligeant à la concision, c’est difficile pour moi qui ai toujours envie de dérouler les pelotes et de creuser les ressentis. Mais j’ai expérimenté grâce à cet atelier (et aux autres, mais celui-ci tout particulièrement) qu’il est possible d’être concis et précis, en ajoutant quelques menus détails ici et là qui donnent de la consistance au schmilblick sans alourdir le tout. Je me suis rendue compte aussi que l’essentiel réside dans ce que l’on ne dit pas et que l’on imagine (dans ma tête, la femme de mon texte est déjà séparée, maman solo qui gère trois gnomes, d’où les ongles rongés, mais on peut envisager une séparation à venir, après tout, rien n’est dit…), comme dans le texte de Khéa !
J’ai tout aimé : l’histoire, la chute, la suite que j’imagine, les sons (plop, boum..), le sourire que cela m’a donné. Tout! Merci.
Je suis fan aussi des Splach, boum …Evidemment je pense a Gainsbourg
Mais pas seulement a cause des bruits. Le style est rythmé comme une chanson de Gainsbard Court incisif percutant moderne
J’aime !
Une histoire de lettres, je suis fan
Merci Secotine pour ce très joli moment bien écrit, comme à chaque fois.
Et j’étais certaine qu’elle était seule avec ses enfants