Texte de Sécotine – « Juste quelqu’un de bien »

C’est la troisième nuit déjà, la troisième nuit que je ne dors pas, la troisième nuit sans toi.

Je me rappelle ce que me disait ma mère quand petite, je n’arrivais pas à dormir : « pour trouver le sommeil, il faut arrêter de le chercher, il faut juste faire semblant qu’il est déjà là ». Alors je ferme les yeux à m’en faire mal aux paupières, je feins de dormir, et j’attends…

Est-ce que tu crois que c’est pareil, pour le reste de la vie ? On fait comme si ? On fait pour de faux ? On dirait que je serais heureuse et que toi, tu ne serais pas parti ?

Toute la journée j’ai l’impression de porter un masque. Je dis bonjour à la boulangère, je tiens la porte à la vieille dame, je prépare le café dans la salle de repos, je souris en accueillant les clients. En surface, je reste égale à moi-même. Mais sous l’eau, je coule. Je bois la tasse. Je bats des bras à la recherche d’une bouée qui n’est pas là, je panique, je suffoque, et je mords mon poing serré sur un mouchoir en papier pour étouffer mes sanglots, cachée dans les toilettes.

J’essaye de comprendre, aussi. Mais tu ne m’as rien dit, rien expliqué. Un soir, tu m’annonces que tu vas prendre l’air. Un moment. Longtemps. Que je suis quelqu’un de bien, mais que ça ne va pas, ça ne va plus. Que c’est trop, ou pas assez… Je ne sais plus, je suis déjà perdue. Je te laisse dérouler la liste des silences qui ont pris toute la place. Tes mots : des billes de plombs qui me fracassent la tête. Le ciel, tout à coup, trop bas. Je cherche encore pourquoi, je veux savoir comment. Mais aucune réponse n’apaise mes questions à la verticale.

C’est la troisième nuit déjà, je me tourne et me retourne dans les draps. J’ai trop chaud, j’ai trop froid. Je me lève, pieds nus sur le carrelage glacé, la cuisine, vide, un verre d’eau. Ton canif dans le tiroir à couverts : même lui, tu l’as abandonné.

Je cherche des signes avant-coureurs, des éclats d’explication, des bribes d’éclaircissement dans ce grand flou qui me reste de nos derniers moments. Ton regard sur moi quand je taille, toujours trop court, le rosier : il repartira, tu sais, il repart toujours. Tes gestes lents, ostentatoires, quand tu ramasses les livres qui s’entassent au pied de ma table de chevet, pour aller les ranger « à leur place ».

Et ce week-end à Amsterdam pour que tu m’aimes encore un peu quand je n’attends que du mépris. Tes soupirs. Je ne sais plus aujourd’hui s’ils étaient de lassitude ou de plaisir.
Tu vois, c’est ça le pire : je ne sais rien, je ne suis plus sûre de rien. Le présent est un désastre qui transforme l’appartement en prison vide et froide. Le futur est une terre aride, sèche, où ne pousse aucun espoir. Même le passé m’échappe, il défile trop vite comme un paysage brouillé par la pluie sur l’A10.

Et moi, sans toi, je me retrouve sur le bas-côté de la route, sur la bande d’arrêt d’urgence. Je regarde les voitures filer, les gens passer, les rêves s’enfuir. Anesthésiée.

C’est la troisième nuit déjà, et je ne dors pas. J’écris ces mots que tu ne liras pas. Parce que je ne t’enverrai pas cette lettre. Tu m’as demandé de l’air, alors je t’en laisse. Du temps, alors j’attends. Je suis quelqu’un de bien. Je fais ce qu’on me demande.
Même si maintenant, je connais la peur de vivre.
Sans toi.


Photo by Annie Spratt on Unsplash
4 1 voter
Évaluation de l'article
9 Commentaires
le plus ancien
le plus récent le plus populaire
Fil de retours
Voir tous les commentaires

Bonsoir Séco,

Tout d’abord merci de m’avoir fait tendre l’oreille vers ce très joli texte d’Enzo Enzo que je n’avais jamais vraiment écouté. J’étais persuadée que cette chanson était juste gaie et au fait pas juste non…

J’aime beaucoup la façon dont le texte originel est intégré a ta création. J’ai d’abord lu, puis écouté, et j’étais dans l’incapacité de déterminer quels étaient tes mots et quels étaient les siens…

L’ambiance est froide, lourde et triste comme le sont les premiers jours après une rupture. J’aime à croire qu’elle s’en remettra…

Magnifique! Beaucoup de poésie pour exprimer la douleur.

Ce texte me touche, me procure une vraie émotion.

À l’inverse de Zu, j’ai écouté et lu ensuite. Depuis ce matin, impossible de me défaire d’Enzo Enzo….dans ma tête en boucle!

Très beau texte, qui confine à de la poésie. J’ai beaucoup aimé les oscillations entre certitude (oui, il est bien parti) et doutes (pour quelles raisons????). Doux et rude à la fois, précis et flou, bref, l’amour quoi!

Moi non plus je ne connaissais pas trop Enzo, ni cette chanson.

Je trouve que ce texte est très réussi. L’expression « quelqu’un de bien » fait réfléchir, tergiverser, on se demande, et oui, après tout, qu’est ce que c’est « quelqu’un de bien », selon quels critères.. Sécotine a su tourner a son avantage cette petite phrase, son texte est très rythmé, comme une chanson, mais aussi comme les pensées qui peuvent fuser et étreindre dans ce genre de situation.
Bravo.

Très beau texte, très poétique. J’aime beaucoup le style, les phrases courtes, parfois sans verbe. Cest élégant et efficace à la fois. On rentre vraiment de le personnage. Rien à redire. Merci.

Bas les masques. Beaucoup de tendresse qui masquent les blessures. bravo pour le motif « en surface et sous l’eau je coule ». Tu es restée dans le « je » de la chanson, avec beaucoup de « j’ai l’impression, je ressens, je cherche…. Le dialogue avec le « tu » est très juste. Combien de fois on passe le temps à parler à ceux qui ne sont pas là, et à qui on ne parlera probablement pas. On ne quitte pas le personnage principal, on a presque envie d’entrer en dialogue avec elle.
Et puis surtout tu as gardé le grand esprit de liberté de la chanson, la musique, les paroles et l’interprétation m’ont toujours évoqué du Trenet moderne.

Woh, merci pour vos commentaires. Et merci Zu pour le coup de pied aux fesses salutaire jeudi soir : j’avais la chanson, que j’affectionne tout particulièrement, mais pas la moindre idée sur comment tourner le texte, et en me mettant face à un challenge (pour un fois, un texte court et en « one-shot »), tu m’as tirée d’affaire !

Pour info, les phrases tirées de la chanson :
« je dis bonjour à la boulangère, je tiens la porte à la vieille dame »  » et ce week-end à Amsterdam, pour que tu m’aimes encore un peu quand je n’attends que du mépris », « aucune réponse n’apaise mes questions à la verticale », « sur le bas-côté de la route, sur la bande d’arrêt d’urgence » et enfin : « la peur de vivre ».

La chanson est faussement joyeuse, pour ma part j’y ai toujours perçu une forme de bilan-renoncement, et le parallèle avec l’histoire d’amour (et le chagrin qui va avec, notamment la dévastation des premiers jours) s’est imposé de lui-même.
Seul souci : cela fait maintenant 3 jours que j’ai l’air non-stop dans la tête. Help !!!