« Let’s go Big ! Allez ! »
Ce type a des bombes qui lui explosent dans le corps. Je ne vois pas d’autre explication. Ses poings volent dans les airs, il se bat contre le vent, il grimace, il parle avec les mains, il boxe. C’est puissant. J’ai la chair de poule rien qu’à le regarder danser au centre du cercle.
« C’est tellement ridicule, c’est pas de la danse ça… Non mais franchement. Il a des puces ou quoi ? »
Je soupire. Mon père, cet as de la sensibilité et du beau… Il n’était pas comme ça, avant.
Avant le camion.
Mon éduc a tout de suite capté le malaise. Si elle le laisse s’emballer, dans moins d’une minute il va aboyer sur les krumpers.
La honte. Elle nous rapatrie vers la salle des visites médiatisées. Dommage, pour une fois qu’il y avait quelque chose à voir, au lieu de rester plantée là, sur ce canapé à coté de mon père qui n’arrête pas de ressasser que je ressemble de plus en plus à maman… Il me met mal à l’aise. J’aime pas quand il est là, à me remettre les cheveux derrière l’oreille, « pour mieux te voir » (dans ma tête, j’entends « mon enfant », comme quand le grand méchant loup va manger le petit chaperon rouge).
« Tu continues la vraie danse au moins ? Elle t’emmène, ta famille d’accueil, le mercredi ?
– Oui, oui. Tous les mercredis. Et même elle vient me voir au gala de fin d’année, elle. »
Silence. Zut. J’aurais mieux fait de me taire. Il va encore criser. C’est mon éduc qui me sauve la mise, une fois de plus :
« Bon, et bien il va être l’heure de se dire au revoir. On se dit à dans 15 jours ?
» Plexus ! On pointe ! Et sou-ri-ez ! »
(dans ma tête j’entends « chef oui chef » comme dans le film avec les soldats américains)
Pas de bourrée, et saut de chat, et pas de bourrée encore et grand battement…
« Non, non, non, ça ne va pas du tout ! Solène, tu ne mets pas assez d’émotion ! »
Je recommence. Moi je veux bien, hein, mettre de l’émotion, mais bon, de la position de mon petit doigt jusqu’à l’inclinaison de ma tête, tout est chorégraphié, au millimètre près. Va caser de l’émotion là-dedans, tiens. J’ai pas des masses de marge de manœuvre non plus.
« Allez les cygnes, on reprend à la deuxième mesure, côté jardin ! 5, 6, 7 et 8 ! »
Les cygnes. C’est un signe (dans ma tête, j’entends ma conscience grogner, atterrée par ce jeu de mot pourri). Ma mère avait joué Odette lors de sa dernière représentation. Avant le camion.
Avant le fauteuil.
Avant les bouteilles vides.
J’en ai ma claque. J’y arrive pas. C’est pas pour moi, cette chorégraphie. Ni ce tutu blanc.
Je ne suis pas ma mère.
J’ai vu les krumpers hier en sortant du collège. Ils étaient en cercle, comme toujours, sur la place à côté de la fontaine, dans le recoin derrière le kiosque à journaux. La musique, brutale, sortait d’un petit poste. Ils s’entrainaient, se chahutaient, essayaient des pas, enchainaient des steps. Je suis restée un moment à les observer et les écouter. J’ai décodé les mouvements : le stomp, le arm swing, le chest pop… Appuyée contre le kiosque, j’ai esquissé toutes ces phrases, presque malgré moi. Et puis il y a cette fille qui est sortie du cercle et qui s’est avancée vers moi.
« Hey toi, tu krumpes ? Vas-y, viens avec nous, essaye ! »
Je n’ai pas su quoi répondre. Je lui ai piteusement montré mes pointes accrochées à mon sac en haussant les épaules avant de me détourner.
« Hey, le p’tit rat ! On sera là vendredi, reviens nous voir ! Moi c’est Lady, ok ? »
(dans ma tête, j’ai répondu que moi, je savais pas trop bien qui j’étais)
J’ai été convoquée par le CPE ce matin. À cause de ma note au devoir de physique. Enfin, de ma non-note plutôt. Et aussi parce que je suis sortie de classe en plein contrôle. Il m’a dit que cette fois-ci, il allait devoir convoquer ma famille.
« Ben bon courage. J’ai pas de famille. Je vous file le numéro de mon éducatrice de l’ASE ? »
(dans ma tête, ma conscience me dit que c’est un peu mesquin comme mode de défense, mais franchement s’il convoque mon père, on est mal)
« Bon ça suffit Solène, je sais que ta situation n’est pas facile mais ça n’excuse pas tout. Tu ne peux pas sécher les cours comme ça t’arrange.
– Ma situation ? Ma SITUATION ? Mais c’est pas une « situation », c’est ma vie, merde !
– Solène, tu te calmes. On est là pour t’aider, mais il faut que tu fasses des efforts de ton côté. On ne peut pas…
– M’aider ? C’est ça oui ! En me filant des heures de colle, c’est fou comme ça m’aide, tiens ! J’arrive pas à travailler, j’y comprends rien, j’arrive pas à me concentrer, je sais rien faire, c’est bon, lâchez-moi !
– Tu ne peux pas dire ça Solène, tu avais de très bons résultats avant… »
(dans ma tête, pendant qu’il continue à parler, je me dis qu’il a déjà prononcé 3 fois mon nom, que c’est pas bon signe, et qu’il ne sait pas de quoi il parle)
Oui, j’avais des bonnes notes, avant.
Avant le camion.
Avant l’accident de maman.
Avant son fauteuil.
Avant qu’elle ne lâche l’affaire et que papa se mette à picoler.
« Solène, reste ici ! J’appelle ta famille d’accueil ! »
Cause toujours. J’ai attrapé mon sac. Je suis sortie du collège. En courant. En pleurant.
Ils sont là. Les krumpers. Derrière la salle de sport où je suis venue me planquer. La « Beast Fam » ils s’appellent, je me suis renseignée. Ils sont là, en cercle, et ils me regardent. Lady me sourit, elle s’approche de moi et toute la bande la suit. Je me retrouve au milieu du cercle. La musique, violente, brutale, prend toute la place. Elle résonne dans mon ventre, dans ma tête. Je jette mon sac par terre. Je voudrais le jeter loin, fort, le rouer de coup pour expulser ma rage. J’ai les poings serrés. J’ai envie de crier.
« Let’s go Baby Girl ! Vas-y, donne tout ! Allez ! »
Je tape le sol avec mes pieds, je donne des coups de poings dans le vide. Mon regard se brouille. Je me laisse porter par la musique, le rythme qui guide mes mouvements, qui scande ma colère.
Je cogne la terre de mes pieds. Le camion. Je jette la tête en arrière. Le fauteuil. Je tremble, je saute. Les somnifères. Je me roule en boule, je bondis vers le ciel. L’ambulance. Je griffe l’air. L’enterrement. Je balance une boule de feu. Les bouteilles vide. Je martèle mes cuisses. Le placement. Je vibre, je vacille, j’explose.
Je reprends mon souffle.
Je rouvre les yeux.
Les krumpers m’entourent. M’encouragent. Me soutiennent.
Ils sont essoufflés, eux aussi. Ils ont dansé avec moi. Chacun leur tour. Une chaîne d’énergie.
Le meneur, Big Beast, dit simplement :
« Bienvenue dans la fam, Baby Swan. »
(dans ma tête, j’ai pensé au vilain petit canard et au lac des cygnes)
(dans ma tête, je me suis répété les paroles de Big Beast, encore et encore et encore)
(dans ma tête, c’était calme)
Bon, là, pour ce texte reçu en dernier et écrit dans l’urgence, respect absolu. Et du coup, j’ai appris ce qu’était le krump (voir l’extrait du mail de Sécotine ci-dessous que je m’autorise à publier -merci pour cette incroyable et fascinante vidéo de l’Opéra de Paris). A noter que lorsqu’on connait son sujet on se donne toutes les chances de faire un excellent texte. Il faut écrire sur ce qu’on connaît de mieux : déjà on intéressera car les autres eux, ne savent pas. Bref, que dire : structure, dramaturgie, personnages, un univers, un propos… impeccable. C’est du bel ouvrage, comme ZU, mais avec une prime à l’exotisme : il suffit d’être dans des considérations un peu américaines (ici la danse, le milieu hip hop) pour se draper mine de rien d’une énergie et d’une tonalité de fiction contemporaine US. Pour ce qui est en revanche de comprendre le titre, je ne me prononce pas 🙂 Mais Sécotine va me l’expliquer ? 🙂
L’extrait du mail de Sécotine (qui ne m’en voudra pas ?) :
Pour cet atelier, merci, merci, merci mille fois pour le thème Ô combien porteur : je danse depuis l’âge de 5 ans, et à l’instant où j’écris ces lignes je suis encore en tenue de training hip-hop, voilà pour l’inspiration brute de retour de mon cours de danse…
Pour saisir toute la portée de mon texte (hm, ça fait un peu prétentieux, ça !), si le cœur vous en dit, je vous invite à regarder le film-documentaire « Rize » (bande annonce :
http://www.allocine.fr/video/player_gen_cmedia=18394080&cfilm=61129.html) : le krump est un mouvement issu du hip-hop qui est une des danses urbaines les plus expressives et les plus cathartiques que je connaisse. Et derrière les grimaces et la violence des gestes, il y a avant tout une vraie solidarité, un partage, que l’on retrouve dans le vocabulaire même du mouvement krump : une team, c’est une famille.
Mais je m’emballe.
Ce fut finalement assez terrible d’écrire ce texte, comment résumer en quelques signes tout ce que la danse peut (m’) apporter ?
L’art sauvera le monde, un jour…
Quelques liens en prime : https://www.operadeparis.fr/magazine/la-puissance-du-krump (oui, même l’opéra de Paris s’y met !)
http://www.telerama.fr/sortir/le-retour-en-force-du-krump-la-danse-mal-aimee-du-hip-hop,157052.php
Oh, merci pour ce commentaire élogieux.
Pour l’explication du titre un rien obscur, la voici :
KRUMP est l’acronyme de Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise, soit, traduit littéralement, Éloge Puissant du Royaume Radicalement Élevé (et pour le petit cygne, rappel à mon jeune personnage et au « Lac des Cygnes », sur lequel j’ai usé mes pointes de danseuse classique débutante !). Les krumpers, lorsqu’ils dansent (bien !), sont en état de transe, on parle ici d’élever son âme en mettant dans ses « movs » toute la rage et l’énergie du dedans, histoire de ne pas exploser façon cocote-minute. Mieux vaut krumper que se battre dans la rue… La danse comme outil cathartique, ça rejoint la notion chère à Dostoïesvski : « l’art sauvera le monde ». En attendant il sauve le mien, et c’est déjà pas si mal. Double merci donc pour cette proposition d’écriture qui me donne l’occasion de mettre en lumière mon premier moyen d’expression quand je ne trouve pas les mots !
Hello Sécotine.
J’ai adoré le rythme de ce texte: en fait j’ai eu l’impression de voir un film.
Et l’image qu’a mis Francis colle super bien avec les mots, le texte.
Bonjour Sécotine,
Au vu de ton texte et et des commentaires, il n’ y a pas à dire, tu as bien lié 2 passions pour en faire un travail de qualité ; le danse et l’écriture 🙂
Je trouve ton texte vraiment bien construit, avec beaucoup de sens
Bonjour Sécotine,
Un texte percutant, rempli d’émotions. On passe d’une émotion à une autre. On note beaucoup de colère et d’amertume chez cette jeune ado mais l’envie aussi de se battre et d’exprimer tout ce qu’elle a en elle et qui reste barricadé à l’intérieur. Elle s’est trouvé une nouvelle famille. Merci pour les liens vers la découverte du krump que je ne connaissais pas. Liberté des mouvements, sans protocole, sans jugement avec un meneur qui mène la danse et entraîne les autres à le rejoindre. Merci pour ce joli texte dont la construction est bien menée.
Bonjour Secotine, comme je te l’ai déjà dit (parce que nous nous connaissons en outre), j’ai beaucoup aimé le rythme du dernier paragraphe qui impose un respiration qui s’accélère de plus en plus, bien joué. Après, si vraiment je dois ajouter un petit quelque chose, j’aurais aimé une brève description des mouvement évoqués dans le texte (le arm swing et le chest pop je devine à peu près mais bon.. ). Mais ça c’est mon côté feignasse, au même titre que je refuse de lire les règles d’un jeu de société que je ne connais pas encore, j’aime que les termes spécifiques soit directement définis dans un recit pour ne pas avoir à chercher…
Très très intéressante remarque. Le fait de ne pas avoir à devoir chercher est légitime et incontestable, mais faut-il le faire du côté auteur pour la fiction ? A mon avis, là, il y a deux écoles… Pour ma part, j’encourage presque carrément le contraire. Dans un atelier il y a quelques années, j’ai eu une diplomate qui avait vécu dans maints pays et avait des millions de choses à raconter, notamment sur le Mexique. Elle écrivait divinement et avait vraiment de la matière… Je l’ai encouragée à introduire des termes mexicains, à ne pas tout expliquer. Pourquoi ? 1- cela fait partie de la petite musique qui nous immerge, crée un climat, etc. 2- en littérature, à la différence du journalisme même littéraire (ou chaque chose doit être habilement resituée, expliquée, précisée), on présuppose un effort d’implication du lecteur. 3- on peut y apprendre ainsi des choses. 4- on peut comprendre, ou se faire une idée même vague dans le contexte…
Je suis d’accord avec Francis, en fait le ton, la tonalité, la musique est donnée dans le texte: pour ma part j’ai compris sans connaitre les définitions des mots: le contexte, les endroits, les personnages, tout est bien décrit et on se laisse guider…dans l’histoire au rythme que Sécotine donne.
Déformation de chercheuse alors…je m’incline!
Je te montrerai Zu ! 😉
Dans ma première version (celle qui faisait 3 volumes reliés pleine peau), chaque paragraphe était beaucoup plus long, et j’y décrivais les différents mouvements. Non seulement ça alourdissait le texte, mais encore on y perdait, je trouve, en évocation brute de la découverte d’un univers mystérieux. J’ai donc coupé allègrement, réduire un texte est un très bon exercice, même si c’est toujours très difficile pour moi qui suis aussi bavarde à l’écrit qu’à l’oral !