Au fond du tube de plexiglas, les ondes clastiennes s’agitent, filaments lumineux qui s’entrecroisent et s’élèvent le long des parois jusqu’à délivrer leur message sur l’écran de contrôle, par le biais d’un système complexe alliant l’électronique de pointe et les terminaisons pseudo-nerveuses de synthèse. Aussitôt les laborantins s’approchent, prêts à noter et transmettre ce message venu des limbes par le miracle de la science.
Conserver un cerveau et le maintenir vivant est devenu chose courante, mais en recevoir un message reste encore assez rare : encore faut-il que son ex-propriétaire, où qu’il soit, ait fortement envie de communiquer quelque chose. Les premières décennies, les scientifiques pensaient enfin parvenir à comprendre la vie après la mort en communiquant avec les récents trépassés. Hélas, ceux-ci ne délivraient que peu d’informations sur ce qui leur arrivaient « après ». Les quelques rares pensées transmises ressemblaient à des élucubrations de Cassandre sous acide. Aussi il avait été décidé de réserver le processus de « clastinisation » aux seuls cerveaux dits exceptionnels. Mais comment définir l’exception ? Le comité d’éthique planchait encore sur la question. En attendant une réponse qui sans doute ne viendrait jamais, la firme CLAS, pragmatique, avait tranché : il fallait que l’heureux possesseur de cerveau à conserver soit aussi l’heureux possesseur de la somme nécessaire au financement du processus. Aussi, petit à petit, les prix Nobel avaient été remplacés par les stars médiatiques du monde de la culture, la science ne payant pas plus alors qu’au 21e siècle… Philosophes, écrivains et vidéastes de la 7e vague gagnaient autant de renommée que d’euro-dollars, aussi petit à petit leurs cerveaux prirent place dans les caissons de la firme, furent reliés aux tubes d’ondes clastiennes, et libérèrent les messages d’outre-tombe. Ces messages assuraient d’ailleurs des royalties non négligeables à leurs héritiers, ce qui permettait le financement du processus ad-vitam aeternam (ou plutôt ad-post-vitam aeternam).
Fébriles, les laborantins fixent le petit curseur clignotant sur l’écran de contrôle, annonciateur du message à venir. Les doigts crispés sur leurs smartdigiphones, ils déclenchent l’enregistrement de la séquence. De tout le niveau de la firme, le personnel afflue. Pas seulement les laborantins en charge de l’opération, mais aussi tous les curieux, et, osons-le dire, les fans du disparu : c’est le premier message qu’il envoie. Est-ce que ce sera une phrase ? Une image ? Un son musical en 3D peut-être ? Cela lui correspondrait si bien…
C’était une star, une vraie. Avec une histoire douloureuse, forcément, qui justifiait ses égarements et ses caprices. Il était beau, il était célèbre et il était aimé. Et son public lui pardonnait tout. Ce charisme ! C’était de famille, évidemment. Comme son frère, un frère jumeau en plus. Une star, lui aussi, dans un autre genre : pour l’un, les paillettes, les fan-clubs et les unes de tous les sites ; pour l’autre, les conférences, les publications et les romans applaudis dans le monde entier. Un fossé incroyable les séparait malgré la proximité de leur gestation. C’était comique, d’ailleurs : avant la naissance, ils étaient collés l’un à l’autre. Après la mort, leurs cerveaux reposaient côte à côte dans les caissons de la firme. Quel symbole ! Le grand public se délectait de l’histoire de ces deux frères que tout opposait.
À leur naissance, comme tous les enfants conçus par prédétermination génique, ils avaient très tôt développé des compétences différentes, suivant la voie toute tracée et définie spécifiquement pour eux. Leurs parents, riches galeristes d’œuvres immatérielles de l’ère post-apocalyptique, avaient choisi pour le numéro 1 l’intelligence, l’érudition et l’éloquence, le prédestinant à une riche et belle carrière d’universitaire-philosophe-romancier. Pour le numéro 2, la fantaisie leur avait pris de délaisser le sérieux et la gravité : il serait musicien, chanteur et acteur, bref, il serait une star. Les deux avaient merveilleusement réussi dans la voie qu’on leur avait choisie. Leurs parents avaient tout fait pour : il avait adulé le numéro 1, pour lui assurer confiance et estime de soi, et consciencieusement rejeté le numéro 2, pour développer en lui ce côté « artiste ténébreux » tellement en vogue…
Ils avaient si bien fait que les deux frères se détestaient, le premier méprisant ouvertement le second, le second jalousant secrètement le premier.
Avec cette synchronicité parfaite et troublante qui est celle des jumeaux, tout à coup la lumière diffuse d’un message en approche pointe dans le tube voisin : voilà le numéro 1 qui s’apprête à communiquer lui aussi ! La firme toute entière est en ébullition. Dans la salle de presse, reliée au laboratoire pour vivre en direct la réception des messages, les médialistes n’osent croire en leur félicité. Deux messages ! Des deux frères ! En simultané ! Vont-ils se quereller comme ils le faisaient de leur vivant, le premier écrasant systématiquement l’autre de sa verve ? Vont-ils s’ignorer superbement comme dans leurs derniers jours, le second accablant naturellement l’autre de sa prestance ?
C’est l’aîné, toujours premier décidément, qui délivre d’abord son message. Une courte phrase qui apparait dans une fort belle écriture manuscrite : « La plume et l’esprit ne sauraient se contenter de la mort ». Les spécialistes hochent la tête, l’air grave et pénétré. Quelle profondeur. Quelle finesse d’esprit. Quelle pique aussi, envers son frère, encore une fois… La supériorité de l’intellect.
Mais voilà qu’une image se forme sur l’écran de contrôle du second : la silhouette du cadet apparaît. Il est lumineux, toujours aussi beau, un micro à la main. La musique de son dernier tube se fait entendre.
Et sa voix, soudainement, explose : « Moi, j’ai eu mon nom sur la Tour Eiffel ».
Le ridicule comme revanche, ou même pas, donnée à l’autre. Le ridicule que provoque la quête effrénée de revanche. Permanence de la vanité et des « neiges d’antan » comme écrivit Villon qui était loin d’imaginer la SF… Jolie farce que nous offre Sécotine sur un sujet immémorial mais dont on ne se lassera jamais (il se passe que j’adore la SF, j’ai été durant des années critique de celle-ci) ; SF clin d’œil comme on n’en écrit hélas plus beaucoup. De cette SF immédiate dans le sens où elle réagit sous format bref en s’inspirant de l’actualité. En lisant la première fois ce texte, j’ignorais que le nom de l’idole qui ne déjeune plus apparaîtrait en haut de la Tour Eiffel à l’occasion de son dernier tour en boîte…
Mais voilà qui est intéressant : d’une anecdote présente, on peut faire un argument, une métaphore, qui perdureront. Même si l’on lit ce texte dans quelques années en oubliant ou ignorant les faits, il n’aura rien perdu de son ironie, de sa morale.
Le grotesque, le ridicule, la bouffonnerie : voici une belle revanche que l’on nous donne souvent, sans que nous n’ayons à lever le petit doigt, venue, comme là d’un autre imbécile qui essaie désespérément, pathétiquement de courir éternellement après la sienne. Parmi la palette de revanches que cet atelier a mobilisé, en voici une d’un format économique puisque qu’elle n’est même pas à déclencher. Leçon à retenir : parfois, nul besoin de se fatiguer !
Il y a dans ce texte (qui cherche tout de même à nous faire désespérer de l’Humanité, hummm ?), un détail qui me fait rire et sur lequel je voudrais mettre un coup d’éclairage. Cela tient en deux mots : « grave et pénétré ». C’est tout bête deux mots, mais on imagine tant la scène, on le voit cet air « grave et pénétré », et il y a cette doucereuse moquerie de tout qui est jubilatoire. Deux mots, juste deux mots, et ça suffit. Même si c’est une formule toute faite : bien utilisée, elle brille de nouveau. Le talent, c’est aussi savoir faire économie de moyens. Ça s’appelle aussi la virtuosité. C’est le petit gouigoui que l’arrangeur va ajouter à votre mélodie et qui change tout. Deux mots, seulement, donc : pensez, si je puis me permettre, parfois à rajouter juste un mot, ou deux. Mais le bon, les deux justes, les deux adjectifs parfaitement percutants, qui font jaillir la scène, le décor, et surtout, ce qu’il y a derrière. Bravo.
Pas fan de SF mais j’ai adhéré dès le 2ème paragraphe. J’étais embarquée.
La chute est inattendue, j’ai vu les lettres s’illuminer.
Pas fan de SF non plus, mais Khea a tout à fait raison, on se laisse vite emporter et l’on trouve même que la fin n’arrive pas assez vite.
Un univers pour moi encore inexploré au niveau de l’ecriture, ce qui ne m’empeche Pas du tout d’en apprécier la lecture. Bravo
Quel texte réjouissant! C’est effectivement de la « bonne SF », en ce sens qu’elle n’est pas démonstrative à outrance, qu’elle ne se croit pas obligée de déployer tout un monde, tout un système, tout un panel de bizzareries, avant même de penser à nous raconter une histoire. Et ici, c’est bien l’histoire de ces deux frangins, d’abord et avant tout, qui nous accroche. Et qui se trouve être « renforcée » par le choix narratif de SF.
Et comme Francis insiste à juste titre sur le choix de certains mots, j’ai un regret, moi: c’est l’emploi de « post-apocalyptique », qui me semble trop facile et convenu. Ton texte est riche d’invention, Sécotine, je pense que tu aurais pu nous trouver un « post-quelque chose » qui soit rien qu’à toi. Et qui invite plus d’images, plus belles, plus imprévues, qu’un « post apocalyptique » trop vu et parfois mal servi…
(comment ça, je chipote?)
Total respect Secotine, n’étant pas fan de SF j’ai eu un peu peur au départ (tout en me disant « wow il faut pouvoir être capable d’écrire dans ce domaine »), et au final j’a adoré ton texte que j’ai trouvé très tendre et très juste. Merci
Maiiiiis Gaëlle, pourquoi faut-il toujours que tu trouves un truc qui m’oblige à m’améliorer? Et en même temps, tu as parfaitement raison, moi-même quand je l’ai écrit (à la bourre, dans l’urgence, sans me relire ou presque…) j’ai trouvé ça un peu facile. Bon, ça s’est vu. Flûte. Je vais y repenser.
J’ai du faire de grooooos effort pour ne pas trop expliquer, ce qui aurait alourdi le texte, tout en gardant une cohérence qui permette de comprendre la logique des événements. Ben c’est pas facile, même si Francis a été très gentil en ne donnant pas de limite de caractères (à ses risques et périls!).
Merci à tous en tout cas pour vos adorables commentaires, qui me donnent envie de poursuivre dans cette voie, toute nouvelle pour moi ! Et pourtant, c’était pas gagné… A dire vrai, je ne savais pas du tout comment traiter cette idée de revanche à la Jean/Johnny, et l’uchronie m’a semblé un bon moyen de détourner l’attention de mon manque flagrant d’imagination. Le reste a finalement suivi tout seul, j’ai été la première surprise de découvrir que le style SF s’imposait si facilement.
Bref, je suis contente !