Jeudi 2 Avril
Mes mains sont calleuses. Donc protégées. Mais pas mon coeur.
Pourtant en fin de carrière d’inspecteur, après tous les drames auxquels j’ai été confronté, sans jamais mettre mes grosses paluches dans le cambouis, ça aurait plutôt dû être le contraire…
Demain, c’est mon pot de départ, et je chiale encore comme un gosse à l’idée de ce dernier dossier qui restera cold case , non résolu.
Je devrais avoir du recul, vouloir oublier son visage, mais je sais déjà qu’elle me hantera. Ca ne m’empêchera pas de mener ma vie de retraité. Mais elle restera en filigrane.
Je la vois déjà surgir aux détours d’un rêve agité ou dans un moment de blues impromptu.
Et il y en aura ; quand j’aurai pris mon compte d’après midi de pêche, de gardes de petits enfants bruyants ou qu’on n’aura plus beaucoup à se dire avec Catherine, à force de passer 24h sur 24 ensemble. Quand les silences, qu’on appréciait dans notre vie active agitée, deviendront juste pesants.
Je reverrai les plongeurs remonter son corps à la surface du canal, ses longs cheveux bruns couvrant ses traits. Je reverrai ses doigts qu’on enfonce dans l’encre pour y récupérer des empreintes qui n’ont mené à aucune identification. Je serai probablement tenté de retourner aux fichiers pour peut-être en exhumer un avis de recherche correspondant, pour coller un prénom, une ville, une histoire sur cette trop jeune macchabé.
Mais ce soir je me couche juste avec mes questions. L’a t’on poussée? A t’elle choisi de ne pas voir la suite? Ne manquera t’elle donc à personne ?
Samedi 5 Mars
Je suis vide, dépouillée, je suis déjà morte à l’intérieur. Je n’ai pas la force de me relever.
A présent, je ne compte plus pour personne.
D’ailleurs pourquoi écrire ces mots qui n’intéresseront justement personne? Je n’ai même plus de larmes, encore moins d’appétit. A peine l’énergie de sortir ce noeud de douleurs de mes tripes pour le coucher en mots dans ce foutu journal intime.
Peut être a t’il fini par me trouver gamine? A 21 ans, encore tenir un carnet avec un cadenas, c’est ridicule, je le sais. Mais c’est pitoyablement le seul compagnon fiable que j’ai depuis l’adolescence.
Anton a du réaliser à quel point je n’en valais pas le coup. Rien qu’écrire son prénom me vrille le bide.
Je savais bien que je ne le méritais pas, que je n’avais pas le droit de rêver. Et pourtant j’ai osé y croire. Quelle idiote d’avoir pû oublier qu’il n’y avait pas de part de gâteau du bonheur pour moi.
Moi l’insignifiante vendeuse de chez petit bateau. Comment ais-je pu me hasarder à penser un seul instant qu’un étudiant brillant comme lui pourrait s’enticher de moi? Et encore plus, rester à mes côtés.
Je me dégoute, me déteste. Je ne ressens envers moi que mépris et colère.
Et me reviennent sans cesse , comme une torture lancinante, ces putains d’ images de NOS moments. J’ai beau les chasser rien n’y fait, elles font effraction dans mon esprit: les balades en vélo, la table en formica, le photomaton collés l’un à l’autre.
Je ne trouve plus le sommeil, je suis à bout. Au bout.
Plus rien n’a d’importance. Je suis seule à présent. A quoi bon continuer sans lui? Je rêvais d’être Amélie Poulain , c’est au fond du canal Saint Martin que je finirai.
Dimanche 28 Fevrier
Ma petite mamie vintage, ma confidente, trop loin pour sauter dans un train et me blottir près de ta cheminée, trop sourde pour que te raconter au téléphone. Me voilà tel un gentilhomme prenant sa plume.
Aujourd’hui, je me suis jeté à l’eau. A toi je peux l’écrire, tu m’as toujours encouragé à m’épanouir. J’ai quitté la douce Louisa. Elle a semblé accepter avec dignité cette annonce.
J’ai presque eu l’impression qu’elle l’attendait, alors même que nous célébrions il y a 15 jours notre première saint valentin.
Oh bien sûr, je lui ai sorti le couplet des lâches.
Que ce n’était pas de sa faute, qu’elle trouverait quelqu’un qui la mérite mieux que moi. Que je n’étais pas prêt pour une relation durable, et qu’elle était de ces femmes qui méritent un respect et un engagement sérieux.
Mamie, je ne veux plus faire semblant, mais je n’ai pas réussi à lui briser le coeur totalement, en lui disant que je pars pour un autre.
Oui UN autre.
Tu me diras probablement que tu savais.
Tu l’as peut être même toujours su, car tu es la seule à me voir vraiment . A me percer à jour, sans attente, ni déception. Alors , je tourne la page que j’ai tentée d’écrire avec des mots qui n’étaient pas les miens. Et j’ose être entièrement moi, avec lui. J’espère que tu l’aimeras.
Par Schiele
Schiele est la seule à avoir utilisé en flash-back les références temporelles suggérées dans la proposition d’écriture de ce mois-ci. C’est une excellente idée, qui lui permet de construire un texte « à chute », qui n’aurait pas aussi bien fonctionné s’il avait été raconté de manière chronologique. De même, raconter chaque « étape » avec une voix différente, qui a chacune un univers bien particulier, une « couleur » spécifique, donne une structure narrative très intéressante au texte. C’est court, mais on a le temps de s’attacher malgré tout à chacun des 3 personnages, chacun « existe », et ce qui les unit nous touche. Schiele parvient à nous mettre en empathie avec les 3 personnages de son texte, alors qu’ils sont tous les trois bien différents. C’est un joli tour de passe-passe.
Je pense, Schiele, que la structure narrative de ton texte est assez bien en place, et que l’on peut donc se permettre, ce mois-ci, de tenter d’affiner des choses un peu plus techniques. En particulier, il me semblerait franchement intéressant de différencier nettement les niveaux de langue, le vocabulaire, le rythme de phrases… de vraiment personnaliser le langage de chacun de tes 3 personnages. Il me semble que tu as un peu esquissé ce travail, le jeune homme fait un peu dandy/précieux dans sa façon de parler, la jeune femme est larmoyante avec quelques sursauts de colère, etc, mais je crois que tu pourrais vraiment aller plus loin. Puisque ce sont 3 « je » différents, amuse-toi encore plus à les différencier dans la façon dont tu les écris. Travaille la cohérence de leur expression, encore plus. Tu peux leur trouver vraiment un langage propre à chacun, en jouant sur plein de paramètres, et ça serait très riche.
J’ai beaucoup aimé ton texte Alice que j’ai trouvé original, que ce soit pour le flash-back ou les 3 narrateurs. Ca fonctionne très bien, on comprend facilement leurs liens et les problématiques et ton style est toujours aussi fluide! J’ai apprécié aussi le malentendu (sur la cause de rupture) dont on se demande s’il aurait changé le cours des choses.
Comme d’hab^^, j’aime bien la proposition de Gaëlle qui pourrait aider à incarner encore davantage tes personnages!
J’aime bien l’idée des personnages qui sont finalement reliés les uns aux autres. Et comme dit Ariane, on se demande si les choses auraient été différentes s’il n’y avait pas ce malentendu.
J’adore ! Autant le fonds que la forme choisie!
merci pour vos retours très encourageants! et merci Gaëlle de me faire prendre conscience qu’il faut donner corps mes personnages à travers LEUR langage ( pourtant je devrais être un peu au courant… :)). Je me rends compte que je les imagine trop superficiellement, et qu’il y a encore beaucoup de travail pour les personnaliser davantage , les faire exister avec précision.
ça donne l’impression, Schiele, que tu as bien en tête la « géographie » de ton texte, les liens, la façon dont ça circule entre les personnages, etc… Mais effectivement, peut-être moins la typologie de chaque personnage. Et c’est une façon intéressante de faire évoluer ton écriture si tu le souhaites. Te demander qui ils sont, comment ils parleraient, etc…
c’est à tout à fait Gaêlle!!! c’est bien trop moi qui parle au lieu de penser plus en profondeur à qui ils sont et comment « ça » s’exprime…pour le coup, c’est chouette, parce que ça donne un angle de plus à penser pour un prochain atelier, et j’adore. Parce que pour l’instant , je n’arrive pas à retoucher mon truc avec tes conseils, j’ai l’impression que ça sonne faux…alors même que je suis hyper d’accord avec tes pistes 🙂
ça viendra, l’envie et l’angle pour retoucher tes textes (attention: une fois qu’on y a pris goût, on ne sait quelque fois plus très bien quand s’arrêter, on remanie sans fin!). En attendant, effectivement, te « nourrir » de tous les commentaires et en faire une sorte d’ambiance générale flottant autour de ton clavier pour tes écrits futurs est également une très bonne solution.
J’ai vraiment beaucoup aimé ton texte. Le fait que ce soit à 3 voix, à 3 moments, le lien entre eux et ta façon de le décrire.
L’idée que Gaëlle te donne sur le langage me semble vraiment intéressante aussi !