Vue de l’extérieur, elle a l’air paisible avec ses écouteurs. Un brin raide peut être.
Plutôt fréquent dans les couloirs d’un tribunal.
Sa longue queue de cheval brune est écrasée contre le mur, ses mains posées sagement sur ses genoux.
Si seulement on pouvait zoomer dessus, on apercevrait que les jointures sont bien blanches, les paumes pressent trop sur les cuisses, les doigts s’enfoncent dans les rotules.
Le port de tête est fier, le dos droit.
Un oeil averti verrait pourtant sa poitrine remonter trop haut dans un mouvement syncopé, restreint. Il distinguerait les commissures de ses fines lèvres pincées et comprendrait qu’elle n’a en fait pas la posture d’une danseuse. Mais que si elle ne s’écroule pas, c’est uniquement grâce au mur et à toutes ces tensions qui bandent ses muscles et rigidifient ses articulations.
En tendant l’oreille, on saisirait sa déglutition serrée, bruyante, presque douloureuse. Et on entendrait le souffle d’une respiration qu’on essaie de rythmer pour ne pas s’étouffer.
Même à distance, on reconnait qu’elle a de longs cils et un profil avantageux.
De face, on pourrait se prendre de plein fouet son regard fixe, perdu bien au loin, dans des territoires loin d’être engageants et chaleureux. Ou alors la chaleur de l’enfer.
Et si on pénétrait ses pensées, on y découvrirait le tumulte abyssal qui l’agite.
La confrontation doit avoir lieu à 11H15, comme un clin d’oeil rance du destin, c’est l’heure qui est inscrite à la première page de son carnet de santé.
La nuit a évidemment été blanche, secouée de questions angoissées. Quelle tenue porter? Un tailleur austère et sévère pour qu’il intègre la détermination qui est la sienne ? Et qu’il croit qu’elle a renoncé à toute marque de féminité, pas question! Rien qui ne puisse le faire se sentir vainqueur. Rien qui ne puisse lui laisser penser qu’elle est ravagée en dedans.
Quand arriver? Après lui, une fois qu’il aura pris place dans le box des accusés , qu’il sente la pression de l’attente et la pense détachée ? Et s’il croyait qu’elle avait peur, qu’elle repousse ce moment crucial?
Elle est finalement là vêtue de sa jolie robe à fleur printanière. Femme en tenue d’espoir et de renouveau.
Et arrivée en avance, pour qu’il sache qu’elle l’attend de pied ferme, que la peur n’a pas eu raison.
Les longues minutes avant l’échéance s’égrènent lourdement comme si le temps était devenu flasque. Les résolutions ont le temps de vaciller, son armure mentale de se fêler Le doute et les souvenirs se glissent sournoisement à travers les interstices de sa carapace.
Ne pas laisser la colère et le dégoût prendre le dessus. Conserver les idées claires et sa dignité. Pour pouvoir raconter sans honte , être reconnue victime mais pas proie fragile. Garder le cap et une voix nette. Pouvoir soutenir son regard sans ciller.
Ses yeux si pâles qui la fixaient tout le long, avec ce plaisir de la domination et du pouvoir de la profanation. Elle retient un haut le coeur et tente de chasser cette vision. Il ne faudra y voir que les prunelles du vice et de la noirceur animale d’un être qui croit que l’argent et la beauté vous donnent des droits sur les autres. Le droit de prendre leur corps et d’en jouer.
Elle est la seule à vouloir l’affronter mais elle sait qu’il y en eu d’autres avant elle. Il s’en est vanté hilare en la souillant. Le porc.
Il risque beaucoup. Sa réputation si importante dans son milieu de requins politiques. Sa liberté. Son fric.
Elle veut tout lui prendre comme lui a pillé sa candeur et son amour des plaisirs charnels.
Viendra t’il seulement? Lui fera t’il l’outrage de n’envoyer que son armada d’avocats?
Aurait telle la force d’affronter à nouveau cette attente visqueuse ?
A chaque craquement de parquet, son coeur se serre puis s’affole.
A chaque rayon de lumière extérieure qui pénètre par l’entrebâillement de la porte d’entrée qu’on pousse, ses phalanges craquent et ses dents mordent ses lèvres.
Mais à chaque fois, elle se ressaisit , se redresse et parvient à endiguer la panique.
11H10.
Sa maman prend délicatement sa main dans la sienne.
Son père caresse sa joue.
Ne pas laisser couler de larmes.
Le battant s’entrouvre.
Pas besoin de tourner la tête pour vérifier, elle reconnait son pas assuré et son parfum musqué qui le précède.
Le combat peut commencer.
Par Schiele
Voilà un texte de l’avant. De l’attente. Mais pas n’importe quelle attente : c’est un texte de l’attente anxieuse, tendue comme un arc. Et comme dans cette attente douloureuse, chaque instant, chaque perception compte, Schiele met son écriture à l’unisson et cisèle la scène avec un sens certain du détail. Elle fait notamment allusion, tout du long, aux ressentis physique de son héroïne, et c’est à mon sens un très bon angle de narration. C’est très parlant, tranchant comme il le faut, et contribue à nous faire nous aussi ressentir une partie de l’angoisse du personnage. De même, s’arrêter sur des détails comme celui du choix de la robe, est très judicieux. Cela permet d’amener de façon « décalée » des ressentis, des morceaux de l’histoire, qui arrivent ainsi de manière fluide, alors qu’ils seraient peut-être un peu trop « démonstratifs » s’ils étaient amenés frontalement. Enfin, le texte ne se clôture bien évidemment pas sur l’audience, ni même sur les regards qui se croisent des deux personnages. C’est à mon sens tout à fait judicieux d’avoir laissé l’homme en « dehors », puisque le texte a depuis le départ pris le parti du point de vue de cette femme.
Ton texte est bien mené, Schiele. On n’aimerait vraiment pas être cette femme, à cet instant. Il me semble juste que tu pourrais encore renforcer cet espèce de « huis clos » (car à sa façon, c’en est un, avec unité de lieu et de temps), en dispensant au fil de ton texte de courtes allusions, très factuelles, à des choses concrètes sympas, qui l’aideraient à tenir. Des phrases du genre « Après, elle ira à la pâtisserie » ou « tiens, elle avait dit qu’elle prendrait rendez-vous chez le coiffeur ». etc… Parce que le côté trivial ce de genre de petites phrases, distillées ça et là, créerait un contraste percutant, je pense, et d’une. Et de deux, il « humaniserait » et « banaliserait » ton personnage, de manière factuelle, pas juste via du discours rapporté (et donc on s’en sentirait encore plus proche). Et de trois, enfin, je pense que c’est quelque chose qui existe vraiment, le côté totalement décalé d’un esprit en train de vivre un moment hyper compliqué et angoissant, et qui s’échappe une demi seconde régulièrement, pour aller penser à des trucs n’ayant rien à voir avec la choucroute, mais qui aident à tenir le coup à tenir le coup.
J’ai adoré ton texte, Schiele ! Moi qui ai beaucoup de mal à être dans du descriptif, tu as réussi à planter le décor tout en accrochant le lecteur, à le tenir en haleine du début à la fin (et donc à parfaitement respecter la consigne!)…
Bon, y’a juste un hic : c’est que maintenant je veux la suite :-)!
Hé hé, c’est marrant, Ariane, moi en lisant le texte de Schiele puis en le « repassant » mentalement pendant le WE pour préparer les commentaires, je me disais que la suite, elle serait super compliquée à écrire, à mon sens… Parce que ça ne serait sans doute pas intéressant d’en faire un truc purement manichéen, du genre « dialectique des bons et des méchants », et que du coup il faudrait trouver un sacré angle, d’une précision du genre précise, pour mettre en scène le personnage de l’homme sans complaisance, mais avec épaisseur… Rude (mais passionnant) exercice, sans doute, que d’écrire cette suite, effectivement!
ce serait un sacré défi en effet de trouver la juste ligne… merci pour vos retours les filles…
C’est un texte tout en émotion. Figé dans un court temps mais qui laisse passer tellement de choses. On ressent tellement ce qu’elle a pu ressentir, l’attente qu’elle a. Je m’y suis vue dans ce tribunal, je l’ai observée à travers ton texte. Le sujet est lourd et triste et pourtant ton texte ne verse pas dans le pathos tout en conservant le suspense qu’il faut.
Excellent texte Schiele !!! J’aime beaucoup cette double description vu de loin/vu de près que tu fais de ton héroïne. Comme des gens à l’air si calme vivent parfois une véritable tempête émotionnelle visible pourtant à quelques détails. Tu as fait ça très bien. Pour ma part, je n’ai pas envie d’une suite. J’aime beaucoup ces moments si courts parfois mais si importants qu’ils suffisent à combler le lecteur. Libre ensuite à chacun d’inventer la suite. Bravo pour cette héroïne si bien décrite !
Oui, c’est vrai que la suite sera compliquée à écrire et que c’est sympa de rester sur cette fin-là, sur cette ouverture de possibles… mais n’empêche, j’en aurais bien pris davantage :-p!
Les commentaires résument assez bien tout ce que j’ai ressenti en lisant ton texte. Il est d’une grande force et d’une grande puissance. Le choix de la robe printanière y ajoute de la légèreté feinte, ce qui m’a mise d’autant plus mal à l’aise. Je pense que les petits moments où l’esprit divague, comme proposé par Gaëlle, renforceraient cet aspect, ce qui ne ferait qu’agrandir le nœud au ventre et ça serait très puissant je pense.
En le terminant, j’ai réagi comme Ariane : et alors, la suite? Comment ça va se passer? Et puis en lisant les commentaires, effectivement, difficile à écrire…
J’imagine sinon un autre texte, qui se déroulerait également entre 11H00 et 11H15, mais du point de vue de l’homme…
En tout cas bravo pour ton écriture!
Bravo, Schiele, pour être arrivée à nous faire autant ressentir l’angoisse qui l’étreint. Je sentais l’angoisse et l’oppression presque « physiquement ».
L’angoisse est bien là, palpable mais je ne la ressens pas de manière trop pesante, c’est ce qui me plaît dans ton texte. La description de la victime au plus près est magnifiquement transcrite et évoquée. Malgré la peur, la déstabilisation et ce qu’elle peut ressentir intérieurement cette jeune femme porte en elle la force de se battre et de ne pas sombrer.
Ce que je perçois aussi (au risque de choquer), c’est que j’ai la sensation que cette jeune femme pourrait à force de travail sur elle, de sagesse et de bienveillance, les années passant, lui pardonner peut être un jour ……
Je ne pense pas que ça choque, ta remarque, Emije. Je crois que j’ai imaginé comme toi, sans me le « formaliser » aussi clairement. Enfin pardonner, je ne sais pas, mais qu’elle saurait continuer son chemin, qu’elle s’en sortirait « par le haut ». Et du coup, en te lisant, je me suis demandé pourquoi j’avais pensé pareil. Je crois que c’est le « être reconnue victime mais pas proie fragile » qui m’a donné le sentiment que cette femme saurait être résiliente, un jour, parce que c’est une formule qui pointe la justesse de son positionnement.
je crois en effet que c’est une femme qui est pour l’instant portée par la colère et la dignité, et qui ne voudra pas laisser sa vie être gachée par ça…je n’arrive pas à lui faire penser à autre chose par contre, elle est trop monomaniaque 🙂 ( ou je suis trop feignante) pour que je propose une version re travaillée. Merci beaucoup à toutes pour vos retours, car les derniers mois je ne me sentais plus trop à ma place et vous me redonnez confiance en ma capacité à produire des trucs pas trop merdiques ! bonwe
Marrant, hier soir en flânant par ici et en y repensant ensuite, je me disais que c’était un sacré texte, avec une sacrément belle évolution d’écriture depuis que je te lis ici, Schiele. « Pas trop merdique », ouais, comme tu dis 😉 (ou alors on dit carrément « joli et bien ciselé », on peut aussi)
Rho ben Schiele, tu nous fait une petite crise de l’imposteur version atelier d’écriture ;-)?! Outre le fait que bien évidemment, on est là pour le plaisir, j’aime toujours beaucoup tes textes et de plus en plus (je me suis fait la même remarque que Gaëlle cette semaine;-))!
Je ne pense pas qu’on doit être à sa place ou pas dans ce chouette atelier. C’est une aide précieuse pour savoir comment travailler sur un texte qui est souvent, pour ma part, un premier jet peu bossé. C’est difficile de voir seule comment modifier, améliorer, reprendre ses écrits. Schiele tu envoies du bois et CE texte est vraiment très bon. Réfléchis pas à atteindre un niveau, prends juste plaisir à écrire. Même si c’est merdique 😉
C’est exactement ça Gaëlle, reconnue victime mais pas proie fragile.
Que d’émotions et ressentis intéressants les ateliers de Gaëlle, on est dans le suspense aussi, l’attente du fameux vendredi avec l’annonce de la thématique à traiter, les jours qui suivent où nos méninges tournent à pleine vitesse assortis de moments de pauses, de réécriture. On navigue de l’excitation, à la tension (une belle tension je précise, celle qui fait avancer) …… au relâchement total (ou à moitié, tout dépend….). Et de nouveau l’attente jusqu’au post des autres textes, de son propre texte (mais qu’ont elles/ils écrit ?). Et la dernière attente, l’ultime et précieuse, celle du commentaire de Gaëlle et le joli défilé des commentaires des autres participantes, ponctué par les pistes et les « chouettes » de Gaëlle. L’important est de se faire plaisir Schiele.
se faire plaisir sans la douleur…il faudrait peut être que je retourne sur le divan 🙂