Je ne me rappelle plus depuis combien de temps je fais ce trajet, quotidiennement, cinq jours par semaine, aller et retour. Ce trajet dont j’ai appris à connaitre chacune de ses courbes, chacun de ses tunnels et arbustes qui se dressent devant moi, chacun de ses paysages. D’abord des maisons bourgeoises en meulière. Leurs deux ou trois étages s’élèvent majestueusement au milieu d’un jardin fleuri où l’on aperçoit une balançoire, une cabane pour enfants et des jeux disséminés sur toute sa surface. Puis arrivent des immeubles d’une dizaine d’étages. Des antennes satellite, regardant toutes dans la même direction, habillent ces façades décrépies et noircies par le temps. Ces habitations évoluent avec mon trajet, progressivement, sans que j’en prenne réellement conscience, et font place à des immeubles sociaux où des familles s’entassent dans un 20m2. Des barreaux s’érigent devant les fenêtres me donnant l’impression que chaque logement s’est transformé en une cellule de prison. Des vêtements et des chaussures sont désespérément accrochés entre le vitrage et ces barres métalliques, probablement pour les faire sécher. Au rez-de-chaussée, des morceaux de tissus sont étendus entre la façade et un petit muret : non pas une cabane d’enfant, mais un abri de fortune pour adultes, juste pour essayer de dormir au sec.
La routine de mon trajet m’a fait perdre toute sensibilité pour cette disparité. Les voyageurs, que leurs emplois ou activités a involontairement mis dans le même wagon que moi réussissent à dissiper ma torpeur.
Premier arrêt : Versailles. Une jeune fille monte. Cheveux blonds relevés en chignon, yeux bleus maquillés avec discrétion, teint hâlé de ses dernières vacances, tailleur ajusté et escarpins.
Cinquième arrêt : Bellevue. Sur le quai, un homme hésite. Il n’arrive pas à choisir dans quel wagon il va monter. Après quelques secondes de réflexion, il se décide. Mais avant de rentrer, il a un geste qui retient toute mon attention : il s’essuie les pieds sur la première marche. Un peu comme quelqu’un qui frotte ses semelles avant de rentrer chez lui. Est-ce un TOC ou considère-t-il les transports en commun comme sa propre demeure ? Il est suivi de très près par un homme au costume dépareillé. Une veste en velours côtelé, trop grande pour son gabarit, cache ses poignets et ses mains. On peine à distinguer la largeur de ses épaules tant la veste est grande. Il porte un pantalon trop court laissant ses chevilles découvertes. Les traits de son visage laissent à penser qu’il est Russe – tout du moins il le sera pour moi. Il serre contre sa poitrine une pochette remplie d’un bloc de feuilles imprimées. Tête baissée, il attend patiemment le départ du train avant de pouvoir en distribuer à chaque passager.
Sixième arrêt : Meudon. Un Africain, frisant la cinquantaine d’années, monte avec difficultés dans le wagon. Malgré le grand nombre de places libres, il décide de s’assoir à côté de la jeune femme de Versailles. Ses traits sont tirés, probablement dus à un travail de nuit. Il porte une chemisette à carreaux délavés (trahissant un trop grand nombre de lavages) et un pantalon noir. Il transporte, en guise de pochette, un sac plastique de supermarché (mais après tout, leur fonction première reste la même).
Gêné, le Russe arrive à ma hauteur et me tend avec toute la détermination dont il est capable, une feuille que je parcours rapidement des yeux. Il nous explique les difficultés qu’il rencontre pour se loger, se nourrir, se soigner, poursuivre ses études…
La lumière du train s’éteint brusquement ! Je ne prends même plus la peine de regarder par la fenêtre, je sais que l’on traverse le tunnel de Vanves Malakoff.
Je cherche du regard le Russe, mais mes yeux s’arrêtent sur le binôme Versailles/Meudon. Le papier avait fait naitre une discussion. La jeune femme lui lisait le texte et explicitait les attentes d’une telle démarche. L’homme fouille dans son sac et en sort quelques pièces qu’il pose délicatement sur le siège d’en face. La conversation se poursuit, les visages deviennent compatissants et compréhensifs, des sourires apparaissent…
Une voix féminine crache dans le haut parleur : Terminus ! Tous les voyageurs sont amenés à descendre.
Je ne me rappelle plus depuis combien de temps je fais ce trajet, quotidiennement, cinq jours par semaine, aller et retour. Néanmoins mes compagnons de voyage, dont j’imagine parfois la vie et avec qui je partage involontairement une petite heure me permettent de vivre chaque trajet différemment.
Par Sandroux
Sandroux nous convie à emprunter les transports en commun parisiens. Au fil de la ligne, elle nous raconte les décors parcourus, et quelques personnages rencontrés. Elle fait de la sorte osciller son narrateur entre des éléments assez « factuels » (ce qu’il voit, le paysage, la description des gens), et des éléments plus imaginaires (inventer quelques petites choses au sujet des gens croisés). D’ailleurs, ce narrateur précise que les deux « observations » n’ont pas pour lui la même valeur : il n’a plus guère de sensibilité pour le paysage, alors qu’il en a pour ses compagnons de route. Sandroux installe une jolie ambiance, que l’on découvre et ressent à la fois éphémère et tendre. Alors qu’il est d’emblée présenté comme quotidien, répétitif, convoquant dans nos imaginaires un certain « métro boulot dodo » pas très attirant, le trajet de Sandroux devient, à contre-pied, attachant et humaniste au fil de la lecture. C’est une jolie réussite.
Plus je le relis, plus je me dis, Sandroux, que ton texte gagnerait sans doute nettement à ce que tu ne « sépares » pas la description du « paysage » et celle des personnages. A l’heure actuelle, c’est presque deux parties distinctes. Je pense que tu pourrais tout à fait entremêler les deux. Un peu de paysage, et tel personnage monte, et quand on quitte la station, les maisons font place aux immeubles, et à la station suivante tel autre personnage monte, et le temps qu’il cherche sa place, il s’assoit pile quand le train passe devant cette grande friche, etc… (bien entendu, ceci est juste un exemple 😉 ). Ça donnerait une plus grande « unité » à ton texte. Par ailleurs, je pense que tu pourrais (si tu le souhaites) pousser plus loin l’imaginaire du narrateur au sujet des personnages. Leur inventer à chacun un élément farfelu, précis, secret, moins descriptif que ce que tu a déjà fait (et bien fait 😉 ) Untel aurait été bras droit du président de la république, mais aujourd’hui déchu. Une telle aurait toujours rêvé d’être danseuse étoile, mais aurait dû abandonner en raison d’une blessure, etc… ça peut tenir en une phrase. Mais ça creuserait davantage le sillon que tu évoques en disant qu’il « imagine parfois leur vie ». Dernier détail : n’hésite pas, à je pense, à faire revenir le narrateur, de temps à temps, à lui même, juste sous forme d’une courte allusion (« je regarde l’heure, encore 20 minutes de trajet », « ce midi, j’ai prévu de déjeuner avec Philippe, je ne sais pas ce qui m’a pris »… Etc, juste de petits exemples 😉 ), ça l’ancrera encore davantage en tant que personnage plein et entier, et donnera donc du relief aux autres aussi.
J ai bien aimé les 2 aspects de ce texte : le visuel un peu morne et l humain vivant
Oui, c’est plutôt joli.
C était un choix de faire deux parties plus ou moins distinctes mais malgré tout ayant des liens l une et l autre. Mais c est vrai que ça scinde le texte
Je suis en train de le retravailler et de mêler justement paysage et personnage
Chic alors. N’hésite pas a poster ce « retravail » ici si tu le souhaites! 🙂
Et voici la version 2 proposée par Sandroux.
***
Je ne me rappelle plus depuis combien de temps je fais ce trajet, quotidiennement, cinq jours par semaine, aller et retour. Ce trajet dont j’ai appris à connaitre chacune de ses courbes, chacun de ses tunnels et arbustes qui se dressent devant moi, chacun de ses paysages.
D’abord des maisons bourgeoises, en meulière. Leurs deux ou trois étages s’élèvent majestueusement au milieu d’un jardin fleuri où l’on aperçoit une balançoire, une cabane pour enfants et des jeux disséminés sur toute sa surface. Mon train ralentit et s’arrête. Premier arrêt : Versailles Chantier. Une jeune fille monte. Cheveux blonds relevés en chignon, yeux bleus maquillés avec discrétion, teint hâlé de ses dernières vacances, tailleur ajusté et escarpins. Elle balaye du regard le wagon dans l’espoir de dégoter un siège. La seconde d’après, je la vois se ruer dans ma direction. Une place venait de se libérer. Avec une délicatesse exagérée, elle s’assoit et prend garde à ne pas froisser ses vêtements. Tête baissée, elle se met à déchiqueter nerveusement un bout de mouchoir qu’elle cache dans sa main droite. C’est à coup sûr son rendez-vous de 10h00 avec son principal client qui la met dans un tel état de stress. Son patron l’avait prévenue : encore un loupé et c’est la porte !
Les portes de mon train se referment ; le paysage se met à défiler de lui-même. Après cette parade de maisons toutes plus flamboyantes les unes que les autres, arrivent des immeubles d’une dizaine d’étages. Des antennes satellite, regardant toutes dans la même direction, habillent ces façades décrépies et noircies par le temps.
Le vibreur de mon portable me sort brutalement de ma rêverie. Mon chef !!! Non je ne répondrai pas, on va se voir toute la journée, il peut bien attendre 1h00, le temps que j’arrive au bureau. Où j’en étais ? Ah oui…
La routine de mon trajet m’a fait perdre toute sensibilité pour cette disparité. Les maisons, les immeubles, toujours fidèles à eux même, identiques d’un jour sur l’autre. La présence de grues attire parfois mon attention, elles sont généralement synonymes d’évolution du paysage. Seuls les voyageurs, que leurs emplois ou activités a involontairement mis dans le même wagon que moi réussissent à dissiper ma torpeur.
Cinquième arrêt : Bellevue. Sur le quai, un homme hésite. Il n’arrive pas à choisir dans quel wagon il va monter. Après quelques secondes de réflexion, il se décide. Mais avant de rentrer, il a un geste qui retient mon regard sur lui : il s’essuie les pieds sur la première marche. Un peu comme quelqu’un qui frotte ses semelles avant de rentrer chez lui. Est-ce un TOC ou considère-t-il les transports en commun comme sa propre demeure ? Allez, j’opte pour le TOC. Il est suivi de très près par un homme au costume dépareillé. Une veste en velours côtelé, trop grande pour son gabarit, cache ses poignets et ses mains. On peine à distinguer la largeur de ses épaules tant la veste est grande. Il porte un pantalon trop court laissant ses chevilles découvertes. Les traits de son visage laissent à penser qu’il est Russe – tout du moins il le sera pour moi. Il serre contre sa poitrine une pochette remplie d’un bloc de feuilles imprimées. Tête baissée, il attend patiemment le départ du train avant de pouvoir en distribuer à chaque passager.
Ces habitations évoluent avec mon trajet, progressivement, sans que j’en prenne réellement conscience, et font place à des immeubles sociaux où des familles s’entassent dans un 20m2. Des barreaux s’érigent devant les fenêtres me donnant l’impression que chaque logement s’est transformé en une cellule de prison. Des vêtements et des chaussures sont désespérément accrochés entre le vitrage et ces barres métalliques, probablement pour les faire sécher. Au rez-de-chaussée, des morceaux de tissus sont étendus entre la façade et un petit muret : non pas une cabane d’enfant, mais un abri de fortune pour adultes, juste pour essayer de dormir au sec.
Sixième arrêt : Meudon. Un Africain, frisant la cinquantaine d’années, monte avec difficultés dans le wagon. Une blessure lors d’un championnat mondial d’athlétisme dont il ne s’est jamais vraiment remis. Les médecins lui avaient pourtant assuré qu’il récupérerait toutes ses facultés. Mais malgré le nombre d’heures passées chez le kiné, rien n’y a fait… Il décide de s’assoir à côté de la jeune femme de Versailles. Ses traits sont tirés, probablement dus à un travail de nuit. Il porte une chemisette à carreaux délavés (trahissant un trop grand nombre de lavages) et un pantalon noir. Il transporte, en guise de pochette, un sac plastique de supermarché.
Gêné, le Russe arrive à ma hauteur et me tend avec toute la détermination dont il est capable, une feuille que je parcours rapidement des yeux. Il nous explique les difficultés qu’il rencontre pour se loger, se nourrir, se soigner, poursuivre ses études…
Se nourrir … Mince, ça me fait penser que je dois déjeuner avec Patrick ce midi. S’il me reparle encore une fois de toutes ses conquêtes du week-end, je lui fiche ma main en pleine figure !!!!
Je me mets à rechercher du regard le Russe, mais mes yeux s’arrêtent sur le binôme Versailles/Meudon. Le papier avait fait naitre une discussion. La jeune femme lui lisait le texte et explicitait les attentes d’une telle démarche. L’homme fouille dans son sac et en sort quelques pièces qu’il pose délicatement sur le siège d’en face. La conversation se poursuit, les visages deviennent compatissants et compréhensifs, des sourires apparaissent…
Une voix féminine crache dans le haut parleur : Terminus ! Tous les voyageurs sont amenés à descendre.
Je ne me rappelle plus depuis combien de temps je fais ce trajet, quotidiennement, cinq jours par semaine, aller et retour. Néanmoins mes compagnons de voyage, dont j’imagine parfois la vie et avec qui je partage involontairement une petite heure me permettent de vivre chaque trajet différemment.
Et je dois dire, Sandroux, que j’aime beaucoup la façon dont tu as retravaillé ton texte! Je le trouve beaucoup plus vivant, encore plus attachant. J’aime le rythme que ça crée, les marques de « personnalité » de ton personnage, j’aime son imaginaire qui s’envole un peu plus encore (le champion olympique mal remis d’une blessure, c’est très chouette.).
Un petit détail technique: je mettrai « Les habitations évoluent avec mon trajet… » et non « Ces habitations… », puisque c’est une reprise de narration après autre chose, et que le « ces » me semble donc moins clair.
Mais bravo pour cette version 2 qui affine nettement ton texte!