« Alors vous voyez, ça c’est votre larynx. C’est la structure qui se situe dans la gorge, au niveau de votre pomme d’Adam, celle qui contient vos cordes vocales, c’est tout ça qu’on va enlever. On va faire une grande incision ici, on soulève la peau, et on va vous enlever la totalité du larynx. Ensuite on va faire un trou au niveau de votre gorge que l’on va relier à votre trachée, ce qui vous permettra de respirer. Comme je vous l’avais déjà dit, vous n’aurez plus de cordes vocales, mais vous pourrez apprendre l’utilisation d’une autre voix, en faisant vibrer votre œsophage. Voilà en gros ce qui vous attend. Vous avez des questions ? »
Je ne sais plus si le chirurgien a été aussi froid et factuel que ce que j’en retranscris, mais c’est en tout cas ce qui m’est resté de cet entretien. La seule chose qui m’est venue face à cet exposé c’est « ça veut dire que je n’aurai plus de pomme d’Adam ? »
Un matin on se réveille, on prend son café, on embrasse sa femme, parfois on s’engueule pour les miettes sur la table, on file au travail, et le lendemain on a un cancer qui va certainement nous priver d’un peu d’espérance de vie, et de notre voix, accessoirement. Quand on vous annonce une chose pareille on n’a pas le temps, parfois pas le courage d’imaginer l’après. On veut juste être vivant.
Ainsi, quand je me suis réveillé après mon opération, j’ai presque été surpris de n’entendre aucun son sortir de ma bouche. J’étais dans ma chambre d’hôpital, à somnoler, les sédatifs faisant leur effet. Je crois que j’étais précisément en train de me demander à quelle heure arriverait le fabuleux plateau repas quand mon fil a déboulé dans ma chambre en hurlant et en tirant sur les tuyaux, perfusions et autres instruments de torture. Je ne m’attendais pas, en voulant lui dire de se calmer, à ce que rien ne sorte. De l’air, point.
C’est là que j’ai réalisé que ce son qui faisait partie de moi, cette voix qui me définissait, qui faisait qu’on me reconnaissait au téléphone, dans la rue, cette voix qui faisait dire aux copains « ah j’entends Bruno qui arrive ! », cette part de mon identité, n’existait plus. À la place, le silence.
J’avais la possibilité d’apprendre une voix de substitution, que l’on appelle voix œsophagienne. Concrètement il s’agit de parler en rotant. Je crois, avec l’humour noir que je me permets, que mon fils adorerait être laryngectomisé… Quand je pense qu’à notre rencontre le corps tout entier de Karine se tendait et ses yeux lançaient des éclairs très dissuasifs si j’avais le malheur de laisser échapper le plus petit des renvois…
C’est pourtant ma femme, phobique de bruits dits « corporels » qui m’a poussé à faire cet apprentissage, mais après quelques séances, non seulement je ne parvenais pas à utiliser cette « voix » qui pour moi n’en était pas une, mais je me suis surtout aperçu que je préférais ne plus « parler ». Du tout.
Encore aujourd’hui je ne m’explique pas ce renoncement radical (qui m’a d’ailleurs valu une sacrée crise conjugale, malgré mon renoncement aux éructations sonores). Je crois que pour parler grossièrement, je n’acceptais tout simplement pas de remplacer une partie de mon identité par ce que l’on appelle communément des rots.
C’est ainsi que quitte à rester dans le silence, j’en ai fait mon moyen de communication.
Je vous vois déjà en train de penser « communiquer par le silence ? Vraiment ? Il est sûr qu’il n’y a que le larynx qu’on lui a enlevé ? »
Vous savez, il se passe quelque chose d’assez inattendu quand on décide de ne plus parler, c’est qu’une fois qu’on a accepté que dorénavant il faudra se balader partout avec un papier et un stylo, on développe des capacités d’observation étonnantes. On devient plus attentif à ce qui nous entoure, que ce soient les personnes ou l’environnement. On décrypte mieux les gestes des autres, leurs regards. On comprend leurs envies, leurs pensées, ce qu’ils ne parviennent pas à dire. En un regard on sait.
Je ne pense pas que j’aurais développé cela sans avoir eu ce vécu. Je ne pense pas que j’aurais développé cette complicité avec mon fils, ni que je séduirais ma femme par un simple regard. Ne di-on pas que la communication dans le couple est essentielle ? Je vous assure qu’avec ma femme nous ne sommes pas en reste.
Voilà, je vais prendre le risque de terminer sur une note de happy end rose paillette en disant ceci : je crois que je suis plus heureux dans ce nouveau mode de vie.
Et ce, malgré l’absence de pomme d’Adam.
Ptitéco m’a avoué être insatisfaite de sa nouvelle. Je dois dire qu’en effet si l’ouverture est totalement scotchante (pour des gens tels que moi, doudouilles quand il y évocation de médical, la torture est réussie) le reste de la nouvelle se dilue. Sans doute est-ce parce que l’histoire est racontée par le personnage au lieu d’être mise en scène directement. On est dans le témoignage… à partir duquel on aurait pu construire, justement, une fiction, un instant de la vie, un moment de basculement (ce qu’à fait Anna17 dans L’annonce), une mise en scène, une petite dramaturgie, un fragment de vie qui contient le tout et amène le personnage (et nous-mêmes) à sa conclusion paradoxalement (et du coup intéressante) positive. Je crois que la clef est là : « Vous savez, il se passe quelque chose d’assez inattendu quand on décide de ne plus parler, c’est qu’une fois qu’on a accepté que dorénavant il faudra se balader partout avec un papier et un stylo, on développe des capacités d’observation étonnantes. On devient plus attentif à ce qui nous entoure, que ce soient les personnes ou l’environnement. On décrypte mieux les gestes des autres, leurs regards. On comprend leurs envies, leurs pensées, ce qu’ils ne parviennent pas à dire. En un regard on sait. ». C’est cela qu’il aurait je pense mettre en scène autour d’une situation clé, un instant infime mais terriblement signifiant ; scène de la prise de conscience du personnage qui réalise soudain qu’il y a peut-être désormais du mieux dans sa condition, et que c’est ce qui va le mener à (le faire se) changer. Scène où il redécouvre les autres qu’il ne voyait plus ou mal.. Scène où il découvre qu’il aime et est aimé… Car c’est de cela qu’il s’agit : deuxième paradoxe après le silence comme issue positive et accès au bonheur : le silence pourrait être un moyen d’amour envers les autres.
J’ai trouvé que l’idée du choix de rester dans le silence était forte…mais je suis peut-être un peu restée sur ma faim, j’aurai aimé je crois plus de détails sur la vie après..
Un paragraphe m’a marqué, il est particulièrement bien écrit, je pense. « Un matin, on se réveille. (…)..vivant ».