21 mai 1988, salle des fêtes
Ça piaille de partout, dans tous les coins de la salle. Pour cause : ce soir c’est le concours des mini-miss ; un événement dans la région, peut-être aussi important que la Fête à la Saucisse. Chantal toise les autres mamans présentes ce jour-là. Elle en reconnaît quelques-unes, des précédents concours. Elle leur adresse un sourire hypocrite ; deux trois mots sur le temps pluvieux qui va abîmer le brushing des petites.
Elle aperçoit de loin sa fille, sa princesse, Jennifer, au milieu des autres petites, en train de répéter sa chanson, « la Vie en Rose » de Piaf. Pour Chantal, y a pas à dire, la version de sa fille est bien meilleure que l’originale. Elle lui fiche les frissons à chaque fois. D’ailleurs aux cinquante ans du Tonton Jean-Claude elle a même réussi à faire verser une larme à Papy André, c’est dire si elle est douée, la petite. C’est pas Chantal qui aurait pu émouvoir son père ; elle qui ne pouvait pas aligner deux notes sans faire trembler la maison.
L’a pas intérêt à se planter ce soir, Jennifer. C’est son 4e concours, et, pour une fois, ça serait bien qu’elle ait le podium, que l’investissement de Chantal serve à quelque chose.
Sauf que le podium en vrai, y a que Chantal qui en rêve. Suffit de voir les soirées entières passées à visionner des cassettes vidéo de concours des années précédentes, pour repérer la bonne attitude, la bonne démarche qu’elle allait enseigner à sa fille. Il suffit de voir les sommes dépensées en leçon de chant, de claquettes, en robe à tulle et paillettes. Ça lui a d’ailleurs valu quelques nuits sur le canapé, parce que son mari Michel était pas vraiment d’accord pour sacrifier son budget vacances contre un trophée dont il n’avait jamais vu la couleur.
La soirée est terminée, et évidemment elle a pas gagné, la petite Jenny. Elle a même pas eu le podium. Oh elle a pas été si mauvaise, elle s’est juste un peu emmêlée dans les paroles de Piaf. Mais bon : les récitations, ça n’a jamais été son truc à l’école. Et puis Chantal aurait dû faire gaffe à la taille des chaussures, la petite Jenny avait une drôle de démarche avec ses escarpins qui lui sortaient un peu du pied, pas très distingué tout ça.
La petite Jenny s’en fichait pas mal d’être arrivée septième. Ça l’embêtait juste un peu de voir que sa mère avait les yeux rouges et brillants au moment de la récupérer dans l’arrière salle aménagée en loge.
Elle ce qui l’intéressait c’était pas les paillettes, c’était les avions. Depuis toujours. Comment ils étaient construits, comment ils volaient, comment on les pilotait. Elle était pressée de rentrer à la maison pour reprendre la construction de la maquette du Concorde que son père lui avait offerte pour la récompenser de ses bonnes notes. Chantal, elle, traînait des pieds. C’était leur dernière participation, Jenny serait trop grande l’an prochain. A quoi elle allait occuper ses soirées maintenant ?
21 mai 2018
Michel s’est éteint l’an dernier. Le cancer, ils ont dit, les docteurs.
La petite Jenny est devenue grande, elle est partie à Paris, elle travaille chez Air France, mais ne demandez pas à sa mère ce qu’elle fait exactement, elle a jamais vraiment compris, tout ce qu’elle sait c’est qu’elle a réalisé son rêve, elle travaille sur les avions. Jenny a deux jolies filles, qui seront jamais des mini-miss. C’est pas un truc de Parisiens. Et puis de toute façon ça existe plus, au gouvernement ils trouvent que c’est pas bien que les petites filles fassent tout pour ressembler à des femmes. Remarque, ils ont peut-être pas tort.
Elle est à la retraite, Chantal et elle s’ennuie pas mal. Alors quand elle va pas rendre visite à sa fille à Paris, elle va voir ses copines, Anne et Dominique. Ensemble elles jouent aux cartes, elle regardent la télévision, et puis elles alimentent les commérages du quartier, bien sûr.
« Tu sais pas ce que j’ai entendu l’aut’ jour au coiffeur ? Y paraît qu’y sont en train d’organiser un concours de beauté pour les seniors ! Dans la commune ! Nan mais t’y crois toi ? Y pensent qu’on s’ennuie non ? Tu te vois défiler en maillot de bain devant le maire ?? »
Crise de rire.
N’empêche que Chantal s’est inscrite à ce concours. Trop tentant. Elle avait beau avoir pris de l’âge, elle était pas mal conservée. Elle avait hâte de savoir si elle pouvait encore être belle, si elle pouvait être la meilleure à quelque chose.
C’était ce soir le concours, elle a pas mis de paillettes Chantal, elle est restée sobre et chic. Elle s’est pas beaucoup maquillée ; juste de quoi se rafraîchir. Elle a pas chanté du Johnny, elle a interprété un texte de Jean d’Ormesson, et elle s’est même pas emmêlée les pinceaux. Et son escarpin lui sortait pas du pied.
Maintenant, sur la petite étagère de l’entrée, y a un trophée.
Beau texte de revanche –sans rivalité- sur deux générations, et via le rapport mère fille en prenant le risque du thème kitsch de la mini-miss et des concours de beauté sur lequel du coup, on y applique sans barguigner une tendre bienveillance. Bravo ! Ce thème du « comment l’enfant pourrait être notre revanche », alors qu’on s’aperçoit toujours au final que c’est nul de lui confier cette lourde mission, cet héritage encombrant ; que cela ne marche jamais (message à faire passer aux parents, en effet !)… n’est pas si facile à mettre en scène. Via Ptiteco, la revanche sur les rêves, la fantaisie et le temps, hé bien, on se la prend en main soi-même… En fait, j’ai adoré : il y va de la leçon de vie. La délégation de ses propres inquiétudes, non ça ne marche pas, et voire, de toute façon ce sera tellement bon de s’en occuper soi-même. Il y a davantage que la revanche sur le temps, il y a celle sur soi-même : on ne renonce pas. La dernière phrase de chute, avec big ellipse, est parfaitement ciselée. Total respect ! C’est jubilatoire. Bel esprit !
Sur le style, en revanche, je vais faire mon quart d’heure de chipoteur irritant (commentaire qui n’engage que moi peut-être, mais que je livre à votre réflexion. Je vais dire tout cela avec bienveillance, hein…). A mon sens, parler « oral » est un piège. Voire –et sauf le respect que je dois à Ptiteco-, c’est une facilité, sinon une paresse. Parlé « oralisé » est très difficile pour que ça sonne juste : cela paraît être soit trop calculé et donc visible, ou est incompris et pris pour relâché. Cela dessert clairement l’auteur. Eliminer les négations, juxtaposer les propositions (je me suis permis à la mise en page de mettre ici et là des points et majuscules plutôt que laisser l’enfilage de phrases à la suite après virgules, —mais je n’ai pas osé intervenir partout), inverser les membres de la phrase ne suffit pas à faire effet. Evidemment à l’écriture, ça coule vite, et on est dans la grâce. Le lecteur, lui, est peut-être moins à l’aise à la lecture.
Ecrire « oralisé » est un exercice extrêmement difficile. N’y arrivent que ceux qui ne savent pas écrire du tout –et alors on sera quasiment dans le verbatim « nettoyé » (il se dégage quelque chose de leur « musique en propre ») – ou chez les surdoués de l’écriture. Le piège est ainsi le même avec le « parler enfant ». Cela mérite un talent particulier d’écriture. Je pense à « Quand j’avais 5 ans, je m’ai tué » d’Howard Buten. La traduction française a dû demander un tour de force au traducteur pour que cela passe si magistralement, et si naturellement, en français. J’ai lu ainsi des auteurs illustres qui se sont plantés avec ce procédé de l’écriture oralisée mimant un parler banlieue par exemple (tel Thierry Jonquet dans certaines nouvelles) : désolé, ça sonne faux.
Comment procéder, alors ? A mon humble avis : écrire normalement. Remettre les négations, placer les propositions de phrases dans le bon ordre (des dialogues littéraires ou de cinéma, des citations de journalisme, ne sont jamais comme ils sont « dits ». Prenez le corpus d’une discussion : si vous deviez le retranscrire exactement, ce serait quasiment incompréhensible. Il y a toujours le sous-texte, les silences, le langage non verbal qui fait que l’on ne finit pas ses phrases… L’oral est toujours réécrit), ne pas juxtaposer les propositions… L’astuce consiste plutôt à employer des métaphores populaires, des mots décalés et saupoudrés, des naïvetés, une tournure incongrue…
Bref, à moins vraiment d’avoir un vrai talent célinien, ou de venir du fond du 9-3, parler oralisé… est casse-binette. Enfin, j’dis ça, j’dis rien, et p’têt qu’on est est pas obligé d’être d’accord avec moé. Mais tout ça n’enlève rien à la qualité de ce texte qui se lit tout de même avec grand plaisir (mais ça serait mieux si… ok, ok, bon j’arrête). Votre avis ?
J’ai adoré !!! ( Beh oui, je mets 3 points d’exclamation parce que…j’ai adoré ;b )
Je me suis assise dans un coin des coulisses, faite toute petite…j’y étais. Et au final, je suis allée m’installer dans le public, au premier rang pour applaudir votre victoire. Bravo !
Il y a une phrase qui m’a touchée , l’annonce d’un évènement essentiel , en toute pudeur : « Michel s’est éteint l’an dernier. » Chantal va apprivoiser sa solitude, en faire un nouveau chemin et on voit où ça l’a menée.
C’est juste mon avis maladroit de simple lectrice. Ce fut un vrai plaisir, pour le parler oral de votre texte, je rejoins Francis mais vraiment quel pied !
Merci pour vos retours ! Concernant le style, je pense que comme le dit très justement Francis, ce style d’écriture va mieux à l’auteur qu’au lecteur. Moi il m’a permis de me mettre dedans, de me porter. Mais en le relisant à distance je dois dire que je rejoins complètement vos avis et que l’absence de négation notamment me gêne… 🙂
Merci en tout cas !
Ben moi, je m’joins franchement à l’avis général, j’ai adoré…Tout, l’histoire, la chute et le langage oral ne m’a pas trop gêné, même si parfois, il faut l’avouer je l’ai aussi senti un brin trop appuyé. Bravo pour ton texte…
J’ai adoré votre histoire… l’ecriture est très « vraie » comme si je l’ecoutais De votre bouche
Il y a là dedans une quantité de tendresse qui m’a cueillie direct. Tout y était pour faire une histoire de famille aigrie et pourtant non: la petite devenue grande vit sa vie heureuse, sans en vouloir à personne, et la maman accepte et gagne finalement « son » trophée sans trop en faire… Tenir le fil d’une certaine « justesse » dans ce domaine des concours de miss, des impacts familiaux que ça peut avoir, etc, était une gageure, bravo ptiteco. Et je rejoins Francis sur le style oral: ne pas trop en faire, au risque de rendre la fluidité de lecture moins bonne. Les lecteurs feront leur taf de lecteur en imaginant le reste.
Au début, j’ai eu un peu peur, je l’avoue : la critique des concours de mini-miss, la moquerie envers les mamans, c’est facile, et ça fait rire, mais rire jaune… Et puis tout à coup, paf ! De l’humanité, en plein, et qui a bien visé. Soudainement, j’ai éprouvé de la tendresse pour Chantal, et de l’admiration aussi pour cette maman qui a su tourner la page et laisser sa fille continuer sur le chemin qu’elle s’est choisi sans plus interférer. C’est beau, ça, c’est de l’amour, du vrai, sans paillettes (de mini-miss) ! Merci !