La voix de Skye Edwards se faufila en douceur dans l’appartement endormi en murmurant « Rome wasn’t built in a day ». La main de Lucie surgit du drap et appuya sur le bouton « Stop » de son téléphone portable. Tout redevint alors silencieux. La jeune femme se leva en s’étirant et fila sous la douche. Elle avait toujours été du matin. Aujourd’hui, elle avait 35 ans. Elle se demanda si ses collègues ou même ses élèves allaient y penser. Elle enseignait la biologie et la géologie dans un collège. On disait maintenant prof de S.V.T.
Quelques instants plus tard, les cheveux encore humides, elle s’installa devant son ordinateur avec sa tasse de café à la main. Elle aimait bien consulter ses mails et voir l’actualité en le sirotant tranquillement. Mais l’écran la nargua en affichant « aucune connexion ». Elle insista plusieurs fois, fronça les sourcils mais toujours rien. Elle haussa les épaules et s’empara de son téléphone portable. Tant pis, l’écran était plus petit mais ça ferait l’affaire. Mais là encore, impossible de se connecter. Lucie se maudit d’avoir pris le même opérateur pour sa box et son abonnement téléphonique. Elle s’empara alors d’un magazine qui traînait sur sa table basse et le feuilleta sans conviction. Et soudain, l’impression de malaise qu’elle avait depuis le réveil lui sauta au visage. Elle n’entendait aucun bruit. Pas un seul. Alors qu’elle vivait en plein centre-ville ! Elle se précipita à la fenêtre de la cuisine, celle qui donnait sur la rue. Il n’y avait personne, aucune voiture ne circulait alors qu’on était un jour de semaine et qu’il était 8h du matin. Elle se souvint qu’elle n’avait pas entendu sa voisine du dessus dévaler l’escalier comme à son habitude au moment où elle prenait son café. Lucie enfila un peu fébrilement son manteau, saisit son sac à main et sortit de chez elle. Elle ne croisa personne en allant vers sa voiture et les commerces de sa rue étaient tous fermés. Elle ouvrit sa portière et s’installa en s’empressant d’allumer la radio. Elle déglutit difficilement : la radio était aussi silencieuse que sa rue. Elle démarra en tremblant. Elle décida de se diriger vers son lieu de travail. Les trottoirs étaient déserts. Les fenêtres, les devantures et les portes étaient closes. Lucie essayait tant bien que mal de résister à la panique. Elle se gara sur le petit parking à sa place habituelle. Et là, elle comprit qu’elle ne trouverait personne au collège, ni ailleurs. Elle savait bien que ce moment devait arriver un jour ou l’autre. Elle se sentit triste mais étrangement sereine. Elle n’était pas légitime de toute façon. Mais, elle n’avait pas encore senti le grand coup de vent ni entendu les applaudissements. Il lui restait donc un peu de temps. Elle se demanda ce qu’elle voulait faire avant de disparaître pour toujours. Elle sourit doucement et remit le contact. Elle sortit de la ville en trombe et fila sur l’autoroute. Dans son rétroviseur, elle s’aperçut que la ville avait disparu, déjà elle n’existait plus. Lucie était seule, elle conduisait vite. Elle s’enivra de vitesse. Elle roula sans jamais s’arrêter vers l’ouest, vers la mer. Elle se gara au pied de la dune et sortit de la voiture en laissant la portière ouverte. Quelle importance maintenant ? Elle marcha doucement jusqu’au bord de l’eau et s’assit en regardant les vagues. Elle enleva ses chaussures pour sentir le sable sous ses pieds. L’air iodé était doux et le bruit du ressac la berçait. Elle ne bougeait pas tandis que le soleil glissait tranquillement vers l’horizon. Quand il plongea dans la mer en rougissant elle ferma les yeux. C’est pour maintenant, se dit-elle. Déjà, plus rien n’existait autour d’elle. Un grand coup de vent comme un puissant souffle tiède l’entoura et fit danser ses cheveux. Elle entendit des applaudissements et des rires. Alors, Lucie disparut dans les dernières lueurs du soleil.
« Wouhou joyeux anniversaire Lucie ! », hurlèrent une bonne dizaine de ses proches. Elle ouvrit les yeux. Sur le gâteau, les bougies étaient éteintes mais leurs mèches rougeoyaient et lançaient quelques fils de fumée. Lucie ne faisait jamais de vœu avant de les souffler. Elle imaginait plutôt quelle vie elle aurait eue si elle avait fait tel ou tel choix. Ce jour-là, celui de ses 35 ans, elle s’était demandée ce qu’elle serait devenue si elle avait choisi de passer son CAPES de SVT au lieu de tout plaquer pour se lancer dans des cours de théâtre. Mais cette Lucie-là n’avait jamais existé. Cette Lucie-là n’existait pas.
Par Pily80
Pily nous propose ici de jouer au jeu du « Comment aurait été ma vie si… ? ». Et comme c’est un jeu auquel, sans doute, nous avons tous joué un jour ou l’autre, ça rend son texte vivant, et son personnage attachant. C’est une rêverie, rendue très concrète dans la narration. La construction est bien pensée, qui nous balade un peu par le bout du nez, avec là aussi des tonalités étranges. J’ai beaucoup aimé pour ma part cette histoire de coup de vent et d’applaudissements, qui posent un genre de cadre un peu fantastique, avant que l’on en comprenne la signification complète. Et j’aime bien la fin, qui insiste sur le verbe « exister » à la forme négative. Ça laisse en suspens encore un petit goût d’étrangeté, de possible double sens (à chacun de s’en saisir ou non…) qui correspond bien au texte.
Il m’a manqué une petite chose, je pense, Pily, dans ton texte : C’est l’avis de Lucie sur tout ça. Tu nous dit qu’elle joue à imaginer d’autres vies quand elle souffle ses bougies d’anniversaire. Elle a 35 ans… Même à imaginer qu’elle n’ait pas commencé ce jeu toute gamine, on suppose qu’elle a eu le temps d’autres rêveries, d’autres extrapolations… Alors pourquoi ? Que retire-t-elle de ces « voyages » ? ça la rend triste, gaie, elle en a besoin pour quoi faire ? Ton texte est assez peu « marqué » émotionnellement parlant, je trouve, et c’est peut-être dommage. Je pense aussi que tu pourrais glisser une ou deux allusions à d’autres « voyages imaginaires » qu’elle a déjà pu faire à l’occasion d’autres anniversaires, et qui l’auraient particulièrement marquée. Ça peut être une manière de faire « rentrer » un peu plus de sensations/avis de Lucie dans ta narration.
Bé oui mais j’avais pas la place ! Je suis d’accord avec toi, elle manque d’epaisseur cette Lucie et j’etais tellement dans la mise en place et le deroulement de l’histoire que je ne lui ai pas assez donné corps et d’ailleurs je ne me suis pas du tout attachée à Lucie . Je vais bosser ce texte dans ce sens avec des rajouts pour le rendre plus « émotionnel »
Pily, y’a un truc dans ton style qui me botte vraiment. Je vais me répéter mais c’est le côté simple dans le bon sens, le ton naturel, doux, même dans le fantastique qui me plait. Ca donne un côté rêverie. Donc comme d’habitude, je me suis laissée bercer et j’ai aimé
Superbe la construction de ce texte, moi qui aie du mal à faire autre chose que du « linéaire » je suis admirative de ce genre de construction recherchée.
J’adore ton idée Pily80, en plus de ton style! 🙂
Ça rajoute une dimension un peu philosophique à une « simple situation », ça donne une épaisseur supplémentaire à ton texte. Et puis j’aime beaucoup l’image de la ville qui s’efface derrière la voiture qui s’élance vers la mer.. ça me fait penser à un film. L’image est belle et pourrait même peut-être être encore plus travaillée?
Sensualité de l’incipit, plein de petits détails qui donnent de la vérité et de la chair au récit.
Lucie est là, on a l’impression de coller à ses semelles du début à la fin.
Juste un peu gêné par la précision, superflue à mon sens et qui nuit à la la sobriété (fin du 1er paragraphe) : On disait maintenant prof de S.V.T.
J’ai aimé l’alternance de sujets dans les phrases simples, tantot Lucie, tantot les éléments, les objets du décor. Le rythme est là.
Reste pour moi un mystère, même à la relecture, dans le passage : Elle n’était pas légitime de toute façon. (parce qu’elle n’existe pas ?)
Mais, elle n’avait pas encore senti le grand coup de vent (son propre souffle ?)
J’ai beaucoup aimé cette fin de parcours d’errance en forme de noyade … de nos vies non rêvées. Joli.
C’est marrant, moi je l’aime bien ce « on disait maintenant prof de SVT ». C’est parfaitement « inutile » dans l’absolu, mais c’est le genre de « pas de côté » dans la narration qui donne un ton, qui crée une connivence entre le lecteur et le personnage. Il n’en faut pas trop, et c’est toujours subjectif. Mais moi il m’a plutôt plu!
Et puis je suis fille de profs de SVT, fallait bien que je sois précise 😉
Oui voilà elle sait qu’elle n’est pas légitime parce qu’elle sait qu’elle n’existe pas. Elle n’est que la projection/le fantasme/la vie imaginée de Lucie. Et le grand coup de vent c’est le souffle de Lucie (qui doit etre puissant parce que pour eteindre 35 bougies d’un coup faut s’entrainer)
J’ai beaucoup aimé ton texte, et surtout certaines phrases : le souffle, les applaudissements, s’enivrer de vitesse, vers l’ouest, la porte ouverte.. on « voit », on « ressent » ces images. Et, peut-être est-ce le goût pris avec d’autres textes où l’on ne sait pas vraiment ce qui se passe… je me demande si on ne pouvait se passer des « explications » du dernier paragraphe… pour laisser la porte ouverte à l’imagination de chacun(e)…
Pour le coup, moi j’ai bien aimé cette explication finale, parce que ce qui semblait un peu « surréaliste » (le coup de vent et les applaudissements : au début j’ai pensé à un truc un peu fantastique où on « effacerait » les gens, avec cet étrange signal) prenait une tournure tout à fait terre à terre. Et ça m’a plu qu’on puisse traiter un même élément de manière fantastique ou très concrète, et que je m’y retrouve sans avoir l’impression que l’un des deux versants était un peu plus tiré par les cheveux que l’autre.