Ce matin, elle s’est réveillée le ventre un peu noué. Elle ne sait plus depuis bien longtemps quel jour on est mais elle sait qu’aujourd’hui, elle s’en va. Elle quitte sa maison pour toujours. Ses enfants viendront la chercher toute à l’heure pour l’emmener dans la petite chambre de la résidence qu’ils lui ont trouvé le mois dernier.Tout ça parce qu’elle est tombée encore une fois et que parfois elle oublie un peu la date. A quoi ça sert de connaître la date quand on vit seule et qu’on est vieille ? Bon par contre, oublier d’éteindre le gaz, ça oui c’est embêtant et ça arrivait un petit peu souvent, elle le reconnaît. Elle sait bien qu’ils ont raison. Et puis, elle ne veut pas déranger.
Au pied du lit, sa valise est déjà prête. Elle n’emporte que quelques affaires. Elle y glisse les cadres posés sur la table de chevet avec les photos de ceux qu’elle aime tant : ses enfants et son mari, mais lui, ça fait longtemps qu’il est parti. Il est mort il y a des années maintenant. Elle ne sait plus trop quand.
Elle entre dans la cuisine. Sa main caresse la nappe cirée quand elle passe devant la table. Elle est toute usée, toute abîmée. Elle se fait un café. Juste de la poudre instantanée dans une tasse mélangée à de l’eau chauffée à la bouilloire, C’est pas très bon mais le fonctionnement de la cafetière est devenu bien compliqué ces derniers temps. Elle entend les merles qui s’égosillent dans le laurier. Elle sourit, ferme les yeux et ouvre grand les oreilles. Elle les écoute pour la dernière fois depuis sa cuisine, avec sa tasse de café fumante à la main. Elle est debout près de la table et sa main est à nouveau posée sur la nappe cirée. Elle attend un peu puis elle laisse entrer tous les souvenirs : les enfants qui font leurs devoirs sur cette table, le bruit de l’eau qui s’écoule pendant la vaisselle, le rire de son mari qui écoute la radio, le parfum des rosiers par la fenêtre les soirs d’été, les disputes, les secrets, les tartes aux pommes réussies et les brûlées, tout ! Ca fait beaucoup alors elle s’assoit un peu parce que la tête lui tourne.
Elle se lève ensuite et rentre dans le salon. Elle s’assoit sur le canapé et regarde le papier peint et là encore elle se souvient. Elle essaie de mettre tout ce qu’elle peut dans sa mémoire qui s’assombrit chaque jour un peu plus. Elle décide alors d’aller dans chaque pièce pour tout y sentir, pour tout toucher, pour tout regarder, une dernière fois. Et pour se rappeler ensuite, quand elle sera partie d’ici et qu’elle ne trouvera pas le sommeil.
Elle ne monte pas dans les chambres des enfants à l’étage. Elle ne les a pas aérées ni dépoussiérées depuis longtemps parce que les enfants ne viennent pas souvent et que l’escalier est devenu fourbe.
Elle se demande ce que va devenir sa maison après son départ. Les enfants la vendront sûrement. Elle espère que les prochains propriétaires y seront bien. Elle, elle y fut très heureuse. Enfin, peut-être pas tous les jours mais très heureuse quand même la plupart du temps.
Ca y est, ses enfants sont là. Ils l’attendent devant le portail écaillé. Elle leur fait signe à la fenêtre et va prendre sa valise. Elle sort doucement sur le perron, se retourne puis ferme la porte sans lever les yeux. Elle fait tourner la clé dans la serrure, pour la dernière fois. La serrure grince et elle se dit qu’elle aurait quand même pu mettre un peu d’huile. Et là, elle se souvient qu’elle a laissé sa tasse sale dans l’évier. Tant pis, la maison aura un peu l’impression qu’elle reviendra toute à l’heure.
Elle tourne le dos à sa maison et tout d’un coup, un gros morceau de tristesse remonte de son ventre vers son cœur, poursuit sa route vers sa gorge et s’apprête à déborder de ses yeux. Et puis elle voit ses enfants et remarque alors qu’eux aussi, ils ont un gros morceau de tristesse coincé sous les paupières. Alors elle respire un grand coup et leur fait un petit sourire en marchant vers eux, vers son nouveau chez-elle. Elle ne veut pas déranger.
Par Pilly80
Voilà un texte tendre et nostalgique. C’est un moment, un point de non-retour, une « dernière fois ». Le mélange de tristesse, de sentiment d’injustice, de résignation et d’acceptation est bien rendu. Ici, nous avons des petits détails concrets, en apparence anodins, (la toile cirée usée, la tasse laissée dans l’évier…) qui ancrent pleinement cette femme dans cette vie qu’elle va quitter, qui rendent palpable son quotidien, son émotion à le quitter comme si c’était un premier pas vers la mort, et l’on a presqu’envie de s’y accrocher avec elle. Je trouve que les choses sont bien amenées, par petites touches, les jolis souvenirs comme la réalité de la vieillesse et des « ratés » qui l’accompagnent. L’aspect sensoriel est intéressant (le chant des merles, le toucher de la toile cirée…). Rien n’est manichéen (les enfants sont tristes aussi, par exemple), ni naïf, et finalement, on se dit que cette scène est assez réaliste, ce qui contribue aussi à la rendre émouvante.
J’aime bien, pour ma part, ce « elle ne veut pas déranger » qui apparaît au début du texte et revient le boucler. En filigrane, on devine que c’est possiblement un trait de caractère de cette femme. Ou pas. Je trouverai intéressant de le développer encore plus (ou au contraire, de l’utiliser en contraste par rapport à sa vie d’avant). Puisque ce personnage se remémore des parties de sa vie en déambulant une dernière fois dans sa maison, il est possible d’imaginer ce « fil rouge » parmi ses souvenirs. « A l’époque, déjà, elle n’aimait pas déranger, elle était toujours gênée quand la tarte aux pommes était brûlée ». Ou bien au contraire « A l’époque, déranger lui importait peu, on la disait même volontiers un peu provocatrice. C’est un peu ça qui avait séduit son mari »… Etc… ça serait une façon de broder le texte avec un clin d’oeil continu.
Oui c’est une très bonne idée que tu me suggères là ! Je penche plus pour une vie d’avant contrastée, le côté femme provocatrice me plaît bien. Je vais me pencher là-dessus cette semaine ! Merci !
J’ai beaucoup aimé ton texte, Pilly 80, qui m’a émue. C’est une situation à laquelle on a tous assisté, de plus ou moins près et j’ai aimé la simplicité de ton texte, les petits détails concrets comme la porte à huiler et le « elle ne veut pas déranger », que je trouve parlant et réaliste.
J’aime bien la piste évoquée par Gaëlle. Par contre, j’étais agréablement surprise de retrouver le « elle ne veut pas déranger » à la fin, j’avais apprécié la lecture du premier et j’étais contente qu’il revienne, pour boucler le texte. Du coup, dans ta nouvelle version, je pencherais pour des liens discrets, de manière à ce qu’on devine sa personnalité provocatrice mais qu’on ne fasse pas le lien avec le « elle ne veut pas déranger ».
J’espère qu’on pourra lire ta nouvelle version, j’ai hâte!
Merci beaucoup Ariane. J’y travaille un peu mais en effet ce ne sera qu’une touche discrète. Ce sera juste pour souligner qu’avant d’être une femme âgée et diminuée, elle avait été une femme jeune et ardente.
Oui, je pense qu’Ariane et Pilly80 a raison, ce « fil rouge » aurait tout intérêt à être discret et en filigrane, pour ne pas déséquilibrer le texte qui a somme toute un joli rythme un peu langoureux.
J’ai du mal à rajouter cet élément finalement. Peut-être parce que je peine à l’imaginer justement plus jeune, plus femme. J’ai essayé de mettre une phrase là où elle évoque son mari mais je galère un peu pour le moment
Oui, c’est parfois compliqué, ce genre de modif. Parfois, même, il faut écrire (en vrai ou mentalement) des portions de textes qui ne resteront pas ensuite, mais qui donnent corps à des « à-côtés » du texte, et qui aident du coup à le construire. Peut-être as-tu besoin d’un peu de temps, Pilly, pour que la silhouette de cette femme plus jeune prenne forme dans ta tête. 🙂
oui je pense que j’ai besoin de me détacher un peu de ce texte pour mieux m’imaginer cette femme plus jeune. Pour l’instant tout ce que trouve fait un peu poussif alors que j’aimerais juste une allusion légère. Je le retravaillerai un peu plus tard