Les mains de Mamie-Rose
Elles reposent sur la couverture à carreaux rouges et bleus. Sans bouger. Elles sont maigres et ridées. Les veines qui les parcourent saillent, bleues. Les articulations ressortent, pointues. Les ongles sont courts et propres.
Ma grand-mère, Mamie-Rose, dort. Dans son lit médicalisé, à la maison de retraite. Je n’aime pas ça. Je n’ai jamais vu Mamie-Rose malade. Depuis quelques mois, elle est là, avec un cancer, plus faible de jour en jour. Amaigrie. Ses mains que j’aimais tant ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes. Aujourd’hui elles ne font plus rien. Elles ne sont qu’un membre de son corps comme un autre. Pourtant, avec son sourire, ce sont ses mains que je préfère. Sans elles, Mamie-Rose serait autre.
Avant son cancer, sa main droite s’accrochait fermement à une canne en bois. Qu’elle perdait régulièrement près d’un placard de la cuisine, à côté du râteau. Ou qui tombait lorsqu’elle s’endormait devant la télé, la réveillant alors en sursaut. La gauche passait souvent sous mon bras pour aller se promener dehors.
Avant sa canne, ses mains passaient plusieurs heures par jour à couper, désherber, tailler, retourner, planter… Avec ou sans gants mais elles finissaient toujours sales. J’ai souvent vu Mamie-Rose se curer les ongles pour enlever la terre accrochée dessous. C’est grâce à de nombreux étés chez elle que j’aime avoir les mains griffées, piquées par la cueillette de mûres.
Avant qu’elles ne réduisent un potager trop grand, ses mains récoltaient tomates, poireaux, raisins, pommes de terre et transformaient le tout dans la cuisine. Ce que je préférais c’était les gâteaux. Elles pétrissaient énergiquement la pâte avant de l’étaler avec un grand rouleau à pâtisserie pour en faire une tarte à la rhubarbe, une tarte de Lintz ou une galette coup de poing.
Avant qu’elles ne sachent plus cuisiner pour douze, ses mains peignaient. Elles ont toujours peint, avec de jolis pinceaux. D’abord des natures mortes, puis des gens et enfin des icônes. Le trait était précis, sûr. Les tableaux ornent les murs de toutes les maisons de la famille.
Avant que les tremblements ne leur fasse abandonner la peinture, ses mains ont touché à tous les travaux manuels. Les maquettes, les origami, la couture, la broderie, les mobiles. Je n’ai jamais été très douée pour tout ça, trop impatiente, pas assez minutieuse. Mais j’aimais regarder Mamie-Rose couper, plier, tricoter. Ses mains allaient tellement vite avec les aiguilles !
Avant que ses mains ne délaissent les origami car les petits-enfants devenaient ado, elles jouaient aux dames chinoises. De belles billes rondes en verre de différentes couleurs qui me faisaient paraître ses mains très longilignes et anguleuses. Son pouce et son index droits attrapaient la bille, la laissait en l’air le temps de la réflexion et rapidement faisaient le chemin jusqu’au nouvel emplacement.
Avant les dames chinoises, les mains de Mamie-Rose se posaient sur mes deux joues, elle souriait et me disait « Donne-moi un baiser. » Elles ont bercé tendrement 21 petits-enfants, puis enlacé des bébés devenus enfants puis serré les mains des amoureux(ses) qu’elle rencontrait pour la première fois.
Avant de devenir grand-mère, ses mains ont tendu des mouchoirs à des couples en difficulté. Elles ont souvent repositionné l’écharpe de maire qui s’envolait. Elles ont élevé 7 enfants. Elles ont aimé mon grand-père.
Avant de reposer sur cette couverture à carreaux rouges et bleus, les mains de Mamie-Rose ont surtout aimé. Les autres et la vie. Aujourd’hui, je n’ose plus les prendre dans les miennes. Elles me font peur. Elles sont vieilles, abîmées et ne veulent plus s’activer. Je le comprend, elles ont tant fait. Mais je ne veux pas que ses mains disparaissent, qu’elles ne peignent plus, qu’elles ne jardinent plus, qu’elles ne bercent plus. Qu’elles ne m’aiment plus.
Par Nolwenn
Comme Justine, Nolwenn nous emmène chez une aïeule dont la santé n’est plus au top. Là encore, nous voyageons dans le temps, pour retrouver les souvenirs doux, et l’essence même de la personne aujourd’hui diminuée. Nolwenn fait le choix de nous conter la vie de cette femme à rebours, c’est un processus narratif intéressant et qui fonctionne ici assez bien. Le « avant de… » récurrent devient comme un genre de litanie, il rythme la narration, la berce presque, comme on a parfois envie de bercer une personne âgée qui va mal. Pour autant, Nolwenn n’oublie pas de faire le lien entre la petite-fille narratrice et les souvenirs évoqués (les tableaux peints sont sur les murs de la famille, elle aime aujourd’hui le jardinage grâce à sa mamie, etc…). Le texte, comme celui de Justine, se termine sur le vide que créera la disparition de la grand-mère. Ici, il n’est pas nommé physiquement, c’est le vide émotionnel qui est mis en avant.
Tout comme pour le texte de Justine, il me semblerait intéressant de renforcer ici le personnage de la petite fille, de l’ancrer dans son présent. C’est souvent pour ça, que la disparition d’un être cher est si douloureuse, c’est parce qu’elle résonne avec notre quotidien, parce qu’en faisant telle ou telle chose, on pense à eux. Du coup, plus un personnage est campé, plus l’absent (ou le futur absent), en miroir, existe aussi.
Une autre piste possible, pour ce texte, et qui à mon avis serait intéressante (mais c’est un choix, pas sûr qu’il tente Nolwenn), c’est de creuser le sillon du « Elles me font peur » présent à la fin du texte. Je trouve cette phrase très intéressante, plus « trouble » que le reste du texte. Et le trouble, en écriture, c’est toujours intéressant… ! Aller chercher des choses du côté du ressentiment, de la colère, pourrait enrichir le texte. Il arrive effectivement qu’on en veuille aux gens affaiblis que l’on a connus plus forts…
Merci Gaëlle pour ton retour.
Le récit à rebours est en fait le zoom arrière que tu avais donné dans tes consignes, c’est comme ça que je l’ai traduit.
Je vais essayer de développer le trouble, ce qui me permettra de dépasser les 4500 signes 😉
Et cette petite-fille, que fait-elle avec ses mains à elle ? Est-ce que les mains de sa grand-mère lui ont appris des gestes ?
Dans ton texte, on perçoit de façon assez juste à la fin l’angoisse face au vieillissement inexorable et face au fait qu’on ne peut rien y faire. Tu l’as bien retranscrit (si bien que ça me serre un peu la gorge, surtout avec les derniers mots).