Introspection
Enfin, le canapé. Depuis une semaine, j’attends ce moment. Prendre du temps, juste pour moi, pour réfléchir. Comme tous les mardis à 18h30, ma psy attend que je commence à parler. Mais quelque chose coince aujourd’hui. Cela fait plusieurs semaines que je m’approche dangereusement d’un sujet que j’ai toujours refoulé. Je l’évite consciencieusement, je tourne autour, je joue à saute mouton, je n’attrape pas les perches tendues, bref je ne veux pas en parler. Enfin si mais j’ai peur de ce que je pourrais dire.
Le silence s’éternise. Je connais son plafond par coeur. Les taches, les fissures, les craquelures, les défauts. Tiens il y a une araignée dans le coin. Se pose-t-elle autant de questions que moi ? Probablement pas. Bon. A 50€ la séance, il va falloir que j’ouvre la bouche quand même. Et puis un jour où l’autre ça va sortir, autant en finir tout de suite. Bon. Se racler la gorge. Avaler sa salive.
« J’ai vu ma famille ce we. » Et me voilà à raconter mon we… 5 minutes, blablabla… 10 minutes, blablabla… 15 minutes, silence, j’ai fini de dire n’importe quoi.
« Votre soeur était là ce we ? »
– Oui
– …
– Elle allait bien.
– Et vous ?
– Je crois. On n’a pas beaucoup parlé. Enfin je n’ai pas beaucoup parlé, elle si, elle n’a fait que ça tout le we mais elle en avait besoin.
– Et vous, vous n’aviez pas besoin de parler ?
– Elle en avait plus besoin que moi.
– Mais vous aviez besoin de parler à vos parents, non ?
– Oui
– Pourquoi ne pas l’avoir fait ?
– Parce qu’elle avait besoin qu’on se concentre sur ses problèmes, qu’on l’aide à trouver des solutions. Moi c’était moins important, moins grave, je parlerai à mes parents une autre fois, au téléphone peut-être.
– Pourquoi était-ce moins important ?
– Parce que… c’est toujours moins important.
– Qui décide que c’est moins important ?
– Moi. Ou elle.
– Elle considère que vos problèmes sont moins important que les siens ?
– Oui
– Pourquoi ?
– J’en sais rien, je ne suis pas dans sa tête !
– Vous trouvez ça juste ?
– Non
– Pourquoi ?
– …
– …
– …
– Rappelez-vous qu’ici vous pouvez tout dire, personne ne vous juge, personne n’en saura rien et vous êtes en sécurité.
– …
– Pourquoi trouvez-vous ça injuste ?
– Parce que ! C’est toujours comme ça, c’est toujours pareil ! Il n’y en a toujours que pour elle ! Elle s’est autoproclamée fille préférée des parents, fille plus fragile, fille avec plus de problèmes, fille plus belle, fille plus intelligente. C’est la fille la mieux, la soeur la mieux, elle pense qu’elle est parfaite, qu’elle n’a fait que des bons choix et moi je suis le vilain petit canard !
– Qu’est-ce que vous auriez envie de lui dire à votre soeur ?
– Qu’elle me fait chier ! Depuis 30 ans elle me fait chier !
– Si vous l’aviez là en face de vous, qu’est-ce que vous lui diriez ?
– Je serai contente quand tu seras morte Elodie ! Tu m’emmerdes depuis 30 ans ! Tu prends toute la place, tu m’as pris ma place ! Tu es ma grande soeur, tu aurais dû être un modèle, pas un bourreau ! Tu m’as toujours écrasé ! J’ai toujours cru que les parents t’aimaient plus que moi ! Que tu étais plus importante que moi ! Je te déteste, je te déteste…
Fais chier, je ne voulais pas pleurer. Je ne voulais pas qu’elle y arrive encore. J’en ai marre de pleurer à cause de cette connasse. Marre d’être sur ce canapé depuis des années parce que j’ai toujours cru que je n’étais pas assez bien pour mes parents. Marre de me sentir encore inférieure à elle alors que ma vie est « mieux ». Sur le papier.
– Pourquoi est-ce que tu n’as pas été une grande soeur normale ? Qu’est-ce que j’ai bien pu te faire pour que tu me rabaisses tout le temps ? Tu ne pouvais pas me foutre la paix et me laisser grandir tranquille si tu ne m’aimais pas ? Quel besoin avais-tu de me pourrir la vie ?
– Vous n’avez jamais essayé de lui poser ces questions ?
– Non, je ne veux pas lui montrer qu’elle m’a fait mal, qu’elle a si bien réussi à faire de ma vie un enfer, je ne veux pas qu’elle gagne.
– Que faudrait-il faire pour que vous gagniez ?
– Je n’en sais rien…
– …
– Elle a déjà une vie difficile, les parents lui ont mis tellement de pression… Je pense que je suis plus heureuse qu’elle… En un sens, j’ai gagné.
– Ça vous réjouit ?
– J’ai vraiment l’impression de la détester, on n’a peu de relation mais elle reste ma soeur et je n’arrive pas à lui souhaiter le pire.
– On va s’arrêter là pour aujourd’hui.
par Nolwenn
Aime lire, raconter et écrire des histoires depuis… (ne s’en rappelle pas c’est trop loin). Devenue journaliste de presse écrite pour en partager. Dans ses rêves les plus fous, serait conteuse et écrivaine. Y travaille…
C’est un texte en grande partie dialogué, ce qui lui donne un dynamisme certain. L’exercice n’est pas simple, un dialogue à « tenir » c’est un vaste sujet, en écriture ! Nolwenn s’en sort bien, on ne décroche pas, on ne s’y perd pas. C’est un parti pris différent du monologue intérieur, qui ici fonctionne bien (on aurait pu imaginer décliner le même sujet avec un personnage qui maugréerait seul, mais le rendu ne serait pas le même). Une nouvelle fois, le sujet de la famille est mis en avant, cette fois à travers le prisme de la rivalité sororale.
Pistes de travail possible :
-Il est possible d’interrompre le dialogue de temps en temps, d’intercaler des souvenirs persos, des réflexions intérieures. Ceci rapprocherait davantage le texte d’un « récit ».
– Eventuellement, créer un dialogue purement intérieur entre le personnage et son psy, soit qui « approfondit » le dialogue réel (mais qui exprime des choses qu’elle n’ose pas dire), soit qui le contredit en partie (si elle trouve, par exemple que sa psy n’est pas bonne, pose des questions naze, …). ça permettrait aussi de clore le texte de manière un peu moins « abrupte » (ce qui est peut-être aussi un choix ou une conséquence de la limitation du nombre de caractères !). Ceci permettrait éventuellement aussi de donner plus de corps au personnage de la psy, qui pour le moment n’existe pas vraiment, est plutôt de l’ordre du « prétexte » dans ce texte.
J’aime bien le dialogue entre la narratrice et sa psy, même si ça n’est pas le plus évident à gérer en écriture. Quand elles ne parlent pas et que les « … » se succèdent, ça me perturbe un peu dans ma lecture, m’obligeant à un ping-pong imagé mental pour suivre qui dit quoi, et c’est là que je me dis qu’il doit s’en passer, des choses, dans la tête de cette jeune femme, à ce moment là. Un peu comme quand Nolwenn reprend les pensées : « Fais chier, je ne voulais pas pleurer. »
D’autres moments comme ceux-là, même brefs et succins, donnerait plus cette idée de « retournage de cerveau » qu’on peut ressentir sur un divan.
(en tout cas, moi, les histoires de sœur, comme pour le texte de Manoe, ça me parle ! ^^)
Moi aussi, ça me parle les histoires de soeur (je crois même que j’en ai déjà fait des nouvelles, d’ailleurs ^^).
Le rythme d’un dialogue, c’est un truc compliqué, d’autant plus que nous n’avons pas tous les mêmes « références », donc les mêmes attentes, à ce sujet (celui habitué aux dialogues d’Audiard n’a pas le même rythme en tête que celui habitué aux échanges en vers du théâtre classique… Je caricature volontairement, mais je crois vraiment que nous avons des canevas de dialogues différents les uns des autres). C’est donc intéressant d’avoir l’avis de Sécotine aussi sur le texte de Nolwenn.
Je trouve vraiment que pour un premier jet de dialogue, c’est une belle réussite. Raison de plus pour le reprendre et l’affiner, ça deviendra une « encore plusse belle » réussite!