« Merde… Putain de fourmis ».
Je me redresse d’un coup dans mon lit et frotte furieusement mes avant-bras comme pour en chasser des milliers d’insectes grouillants, mais pourtant invisibles, qui courent sous ma peau.
Je grogne : « Non, pas aujourd’hui, vous m’aurez pas ! »
Je lève le nez, respire un grand coup et termine de balayer, non pas un cauchemar, mais bien le reste d’une incontrôlable hallucination. Il fait encore nuit, dehors le vent souffle fort. On est en plein mois de décembre. A mes côtés Elfy, réveillée par mon remue-ménage, s’étire. Elle est déjà au taquet.
« Mince alors, je lui fais en lui grattant l’oreille. J’ai plus qu’à me lever. Faut te sortir ma jolie. La flemme ! »
Je m’extirpe de la couette, enfile vite fait un jogging et un sweat. J’enroule la longue écharpe rouge que ma belle Alice a oublié là ce week-end. Je zippe mon anorak jusqu’en haut, enfile mes baskets en sautillant sur le pas de la porte, chope les clefs de l’appart, attache la bête et claque la porte.
Au bas de l’immeuble je tourne à gauche, et lâche Elfy dans le petit square. À cette heure-ci, il n’y a personne dehors, profitons-en ! Je frotte mes mains pour les réchauffer, tire mon paquet de clopes de ma poche, et m’en grille une. Je surveille ma chienne du coin de l’œil, et repense à mon réveil. Ça faisait un moment que le bataillon de fourmis n’était pas repassé à l’attaque. En ce moment, je suis carrément nerveux. Quoique, je repense à cette période où même les pigeons du parc étaient des espions… Tout ça, c’est normal. Mon psy, le Dr Fraud, m’a bien prévenu que les prochaines semaines, il faudrait que je me tienne prêt. Prêt à faire face à l’arsenal des hallucinations et autres délires qui tentent de rappliquer chaque fois que ma vie millimétrée est un peu bousculée. Je respire à fond l’air glacé du matin.
« Mince, ça caille vraiment là !»
Je siffle Elfy. Il est temps de remonter au chaud. J’écrase mon mégot, le balance d’une pichenette dans la poubelle et rentre au petit trot avec ma fidèle compagne.
Une fois remonté dans mon perchoir comme j’appelle, mon studio de 35 m2, étroit, clean où aucune ombre ne peut se planquer, au septième étage, mais pas encore tout à fait au septième ciel, je me décide pour un petit noir. Le sommeil s’est tiré avec ce froid. Je lance mon appli musique et m’affale dans mon canapé. Elfy se couche en boule contre ma cuisse. J’enroule mes doigts gelés autour de mon mug, souffle sur le café brûlant, et pense positif. De temps en temps, il m’arrive encore de commencer la journée par une séance de réorganisation dans ma tête. Exit, les voix encombrantes, un vrai travail de tri ! Rappel des efforts, de la patience qu’il a fallu mobiliser pour dompter l’envahissement de la souffrance. Rééquilibrage des émotions émoussées, comme dirait mon psychiatre. Quitter cette position de repli. Se remettre en mouvement. Exister. Sortir du “moi malade”…
« Ça y est mon esprit s’emballe… »
Ça fait maintenant 8 ans que je suis diagnostiqué schizophrène. Depuis, j’enchaîne, passages en hôpital psy, consultations, discussions, reconnaissance de mes troubles, moments de paix, de colère aussi. Périodes de traitements, phases d’arrêt des médocs, de celles qui conduisent fatalement aux rechutes. Je me suis perdu, il a fallu que je me construise tout neuf. Que je rattache mon passé enfin accepté à un futur, espéré, comme une promesse, une nouvelle manière d’être-au-monde dans une existence pleine de sens, comme dit ma frangine. J’aime bien sa façon de me voir…
« Stop ! Respire, mec »…
Retour au présent, palpable, réel et génial. Depuis six mois, je bosse dans la salle de muscu qui abrite mes entraînements quotidiens et acharnés. Depuis quatre mois Alice est entrée dans ma vie bizarre et bancale…
« Pourvu que ça dure ! Sourire à moi-même. Exit mes démons… »
Je pose ma tasse, prends une clope, sors sur le balcon. L’air frais me pique, mais le soleil pointe enfin son nez. Tout à l’heure, à 13h, le Dr. Fraud passera me prendre, on posera Elfy chez Grand-mère, et on ira aux studios de télé. Là-bas, m’attendent un journaliste, à qui j’ai déjà longuement parlé pour préparer cet interview, et un autre “psy-quelque-chose”. Le mien ne me lâchera pas, il a promis ! Aujourd’hui, mon bouquin sort en librairie. Ma sœur m’a aidé à mettre de l’ordre dans cette tranche de vie. Elle est géniale. Elle ne cesse de me répéter qu’elle est fière de moi. Que c’est une belle revanche, un beau pied de nez au sort.
« MON histoire, quoi! J’en reviens encore pas ».
Il y a des images qui, quoique brièvement esquissées, sont si fortes qu’elles en appellent d’autres, nous renvoient à d’autres lectures ou références. Dans le texte de Melle47, ce qui m’a frappé, c’est l’hiver et l’endroit d’où l’on observe un extérieur que l’on cherche à comprendre (dans le texte de Melle, c’est du balcon que le parc est observé). Le schizophrène observe l’environnement proche (le parc, l’extérieur, les alentours) et essaie de le déchiffrer, afin de se remettre en phase, lui qui est en permanence apnée à la surface de la réalité. Le balcon… La fenêtre : l’observation inquiète du monde, souci permanent du malade.
Pourquoi insisté-je sur ce détail ? : il y a des « topics » signifiants en littérature. Certains diraient que ce sont des clichés –mais voilà : les clichés composent entièrement la littérature. Elle n’est même peut-être faite que de cela, puisque tout aurait déjà été dit. Ce sont des clichés, seulement lorsqu’ils sont ratés, suremployés, inadaptés, maladroits. Sinon, bien placés, c’est une métaphore, un mode de représentation mentale, un outil littéraire. Et là, l’outil est bien présent car nécessaire, discret, et réussi.
Ce balcon, ce n’est donc pas un cliché, mais du signifiant.
En lisant le texte de ce combat gagné contre la schizophrénie (ou contre l’autre, ou contre soi-même), j’ai repensé à Charlie, celui du roman culte de Daniel Keyes, Des Fleurs pour Algernon, qui regarde « l’ancien Charlie » par une fenêtre (il y a eu un film tiré du roman, nommé Charly), mais lisez plutôt le livre!), mais surtout et davantage, en terminant la lecture de Melle 47 m’est venue immédiatement une chanson. Un tube planétaire, devenu un standard classique mille fois adapté, de Donovan : « The season of the witch » (La saison de la sorcière).
Ses paroles (> ici), pour le moins sybillines, et que l’auteur n’a jamais voulu expliquer ont suscité de nombreuses théories. L’une d’elle, très intéressante, prétend qu’elle retranscrit ce que voit ou ressent un schizophrène en regardant par la fenêtre, à la période de l’entrée en hiver, vers la Toussaint, vers Halloween. Bref, avec Melle 47, j’ai entendu la sorcière, sauf que cette fois, c’était La saison des fourmis. Et c’est un compliment.
Sur le texte, même j’aurais tout de même quelques remarques, que je soumets à vos propres critiques. Je pense – mais je suis un ayatollah sur ce point- que la chute est un peu faible. Il y a une montée en puissance, un dénouement, une épiphanie qui s’annoncent tout le long, or je trouve que la phrase finale affaiblit (parce que pas assez puissante) l’annonce, la promesse faite au lecteur et qui a été jusque là fort bien amenée. La revanche du personnage ne peut à mon avis être seulement celle de l’obtention d’un audimat –« ne pas en revenir » que sa vie soit soudain médiatisée…, -à vrai dire il s’en fiche, non ?- mais celle d’avoir battu ou du moins jugulé, maîtrisé, dompté la maladie, voire d’aller au-delà en faisant de son livre un outil de nouveau départ personnel. Ce faisant, il en ferait un outil d’espoir et de partage. C’est plutôt ainsi que je verrais la leçon de ce texte. Du coup, je rajouterais encore quelques mots, plutôt que finir sur « MON histoire, quoi! J’en reviens encore pas », je rajouterai un truc (genre…) :
«… Que c’est une belle revanche, un beau pied de nez au sort.
« MON histoire, quoi! J’en reviens encore pas ». Et c’est moi qui l’a écrit ; l’autre, avec ses fourmis, en était incapable. Et désormais, il en devra en tenir compte.
(genre… J’improvise là, hein, et il y a sans doute mieux, plus bref à placer. Ce n’est pas moi l’auteure et donc pas à moi de décider). Ainsi, le personnage prend sa revanche sur la maladie non pas en étant seulement célèbre, ce qui est trop simple, mais en montrant au monde qu’il existe un moyen pour s’en extirper –l’écriture- et clamer ses propres force, volonté, et identité.
Respect 🙂
Merci Francis pour ton commentaire, j’apprends d’un coup plein de choses. Sur les topics, les clichés, (la vue du balcon, très fortuite ici!) et sur les signifiants. Ouh làlà, la barre est haute pour après Noël!
Je note au passage un livre à découvrir et même une chanson que je me suis empressée d’écouter.
Merci pour ton éclairage sur cette histoire de « mauvaise chute » ;-). Merci surtout de l’avoir bien anticipée dans le sens que je voulais lui donner, à savoir, le dépassement du « soi-malade » et non pas : la gloire à tout prix.
Oui, je sais, le lecteur n’étant pas dans notre tête, il convient d’aller jusqu’au bout de son idée. Je ferai mieux la prochaine fois! 🙂
Enfin, bien sûr que l’autre gars avec ses fourmis n’a qu’à bien se tenir! Ta chute est tout juste ce qu’il fallait.
Merci ! 🙂
Bien joué belle revanche de soi sur soi… rien n’est jamais gagné en revanche tout est possible
Très joli texte, très touchant, qui parle à l’intime tout en ayant un côté universel (la maladie dite « mentale » n’est tellement pas rare…). Et je crois, Melle47, qu’en rebondissant sur la très juste idée de Francis, tu as trouvé, toi, la bonne formule: « L’autre gars, avec ses fourmis, n’a qu’à bien se tenir ». 🙂
Merci Gaëlle…
J’adore ton style qui est très punchy, et qui se lit très très bien. Et j’ai adoré ton histoire, que j’arrivais parfaitement à visualiser, j’étais là en spectatrice invisible.
Merci