« – Famille !! »
Je pose mes cartes sur la table ronde en bois, j’aligne la Famille Ours à côté de la Famille Chat.
« – J’en ai quatre ! Et toi, tu en as trois ! J’ai gagné !! »
Je sautille sur ma chaise et manque de renverser mon verre de grenadine avec mes gestes brusques et malhabiles. Il me sourit à travers sa barbe mal rasée, avec ses yeux de grand-père trop heureux d’avoir perdu.
« On fait la revanche ? » propose t-il, pour prolonger encore un peu le moment.
J’acquiesce, replace ma jambe sous mes fesses et me lance dans une distribution lente, minutieuse et maladroite des cartes orange. Je compte bien asseoir ma victoire.
Je caresse le dos de l’étui en carton. Les cartes ont un peu pris l’humidité et les coins sont un peu cornés, mais les images sont toujours aussi vives. Elles ont attendu vingt ans dans ce tiroir sous la fenêtre. Elles ont résisté au grand tri par le vide du fameux été par je ne sais quel miracle. Elles se sont faites toutes petites. Je sens que mes joues rosissent soudainement, comme avant. Elles avaient parfois cette couleur et cette chaleur quand je rentrais du jardin, bottes crottées et manches mouillées d’avoir élevé des escargots dans une flaque. Mais cette fois-ci, c’est le rose de l’émotion. Vingt ans après le dernier été, je crois qu’on la tient notre revanche. La revanche de la famille, après celle des 7 familles.
Nous n’étions plus revenus ici depuis le mois de Juillet de mes 8 ans. Celui qui s’est brusquement interrompu, un soir, alors que le soleil n’était même pas encore couché et que nos parents nous regardaient jouer tous les trois dans l’herbe de la cour, inondés de lumière orangée. Un coup de fil. Ma mère entre et ressort le visage figé. Les parents s’étreignent, mais pas juste pour se dire qu’ils s’aiment. J’ai senti à cet instant que c’était plus que de l’amour. C’était une étreinte pour que l’un dise a l’autre qu’il serait toujours là pour accueillir le chagrin. Je suis venue traîner dans leurs pattes, j’ai planté mes yeux dans les leurs. Ils se sont mis à ma hauteur et avec calme et douceur, ils m’ont expliqué que l’on partirait demain matin parce que Maxou, mon Maxou n’allait pas bien du tout. Après cela, rien n’a plus jamais été pareil. Une Eliane sans Maxou, une grand-mère sans grand-père, une mère sans père, et moi sans lui. Plus personne n’a voulu revenir passer de doux moments dans cette maison, même si l’on a réussi à profiter ailleurs. Elle a été louée à un couple âgé d’amis, pour leur permettre de trouver un cadre serein pour leur retraite. Et puis ça évitait à la fois de ne pas se séparer de cette pièce maîtresse de la famille et de ne pas s’y investir, de ne plus rien y éprouver. Alors, à part les impôts chaque année, je n’avais plus aucun lien avec ce trésor de mon enfance.
Parfois, le sujet revenait sur le tapis. Mais ce n’était jamais pour de bonnes raisons : rien que des tracasseries notariées pour jalonner l’existence au gré des événements douloureux. D’autres deuils, une ou deux tempêtes, un mur qui menace de s’écrouler, un raccordement au tout-à-l’égout. Quand il n’y a plus eu Eliane non plus, le sentiment que cette maison devenait réellement un poids pour ma mère s’est intensifié. C’était trop de douleur d’évoquer les souvenirs heureux qui ne sont plus, incompatible avec l’envie de changer d’air, de reprendre de l’oxygène en terrain vierge.
Et moi, pendant ce temps-là, je nourrissais la secrète envie. J’espérais discrètement que personne n’aurait l’idée de se débarrasser de la bicoque avant plusieurs années, pour que j’ai un peu mon mot à dire. Depuis mes 8 ans, je m’imaginais aux commandes de mon château. Plusieurs fois, l’occasion s’est présentée. Mais je sentais l’émotion négative encore trop présente, et à chaque fois que j’ai voulu me lancer, j’avais moi-même une boule dans la gorge. « Ils vont me trouver folle. Ce ne sera pas raisonnable. Ça va remuer le couteau dans la plaie… » Et la petite voix intérieure se taisait.
Finalement, j’ai lâché le morceau. En plein milieu de la conversation, en bout de table après avoir servi le café. Je ne sais plus quand exactement, ni comment. Pourquoi en étions-nous arrivés à parler de ça ? Pourquoi était-ce plus facile cette fois-là ? J’ai senti les mots rouler sur mes lèvres. Je devais savoir que c’était le moment.
« -Moi, j’aimerais bien l’acheter dans un ou deux ans. Pour qu’elle reste dans la famille, pour tous s’y retrouver quand votre maison sera trop petite, pour les souvenirs que j’y ai laissés».
J’ai ouvert des yeux ronds de m’entendre. J’ai écouté le silence qui a suivi, sûre qu’il précèderait de gentilles railleries, ou pire encore, des larmes. Le temps s’est arrêté. Ils m’ont regardé et j’ai vu ma mère sourire. Ils m’ont dit leur surprise mais aussi leur joie d’un tel projet. C’était étonnamment facile. Doux, serein.
Depuis, tout le monde attendait que ce soit possible. On en parlait souvent, des projets divers étaient évoqués. Une véranda, un poirier dans le jardin, remettre de la pelouse à la place du gravier, aménager une chambre dans l’immense salle de bain, acheter des lits superposés. On la tenait collectivement notre revanche : victoire sur les années noires, les années endeuillées qui avaient parfois essayé de nous engluer.
Hier, j’ai récupéré les clés chez le notaire. Et ce matin, je suis entrée. J’ai respiré profondément, je l’ai trouvée ridiculement petite et je suis tombée sur ces cartes orange.
« – Allez ! On fait la belle ? S’il te plaît Maxou adoré ! »
La revanche sur le temps qui sépare, la revanche sur l’enfance envolée. J’ai cherché pour illustrer longtemps cette nouvelle une image de maison de meulière et de lierre. Une maison familiale aux escaliers qui craquent et aux coins d’ombres bourrés de souvenirs de cache-cache. Joli texte qui, évitant habilement le pathos, nous expose une détermination tranquille (*), car nimbée d’une certitude dans la cohérence des destinées, d’une confiance dans le déroulement du temps qui pourtant a été cruel. La douleur des départs est gommée. Tout a repris sens, et ordre naturel lors des retrouvailles avec le lieu et les traces de l’enfance heureuse que sont les parties de cartes. La revanche est ici posée comme inéluctable, même s’il fallut des efforts. Il s’en dégage au final une sérénité (une sagesse ?) qui, en outre, ne vient qu’avec l’âge et qu’aucun de ces bouquins « feel good » à la mode ne parviendra à enseigner.
Un petit point sur la chute dans la dernière phrase : personnellement, je ne serais pas certain d’ajouter une phrase qui renvoit ainsi trop directement à l’enfance (puisque étant une phrase sans doute prononcée par la fillette jadis, et alors renouvelée pour nous signifier les retrouvailles). En effet, mais c’est un point de vue qui n’engage que moi, que risque de nous dire cette chute, sinon que l’héroïne va rester engagée dans une perpétuelle boucle nostalgique ? Je pose la question : et si on voulait que notre personnage, en réussissant son projet aille plus loin que retrouver l’enfance et faire ses deuils ? Mais nous dire qu’il s’ouvre sur bien davantage, sur une sorte de nouvelle étape de la vie ? Il faudrait alors changer la chute. Un truc, (genre, hein) : « … et je suis tombée sur les cartes orange. Elles me parurent alors comme neuves ». Et là, le texte nous tirerait vers le futur (la transmission, d’autres parties jouées à l’avenir avec d’autres) plutôt que sur un re-bouclage cocon avec le passé. Mais ce n’est pas moi l’auteure…
(*) On ne peut hélas plus employer l’expression force tranquille depuis 1981, car ça connote 🙂
Hummm, j’ai bien aimé dans ton texte l’ambiance feutrée des souvenirs d’enfance. Cozi, ça fait remonter tout plein de bonnes choses et de moments plus difficiles. Mais cette petite fille bien déterminée tient bon la barre, on le sent dès le début. Ca met du temps mais c’est bon cette victoire, elle y arrive!
Cette histoire résonne en moi comme si j’en étais l’actrice principale… j’aurai aimé y trouver un avant goût de l’après et non pas rester sur un sentiment de ce qui n’est plus. Merci pour ce bon moment de lecture quoiqu’il en soit.
Humm, ça sent la madeleine de Proust à plein nez, ce jeu de cartes !.
J’ai envie d’imaginer un grand coup de balai, ouvrir toutes les fenêtres pour laisser entrer l’air frais dans cette petite maison, la faire revivre, en mettant le jeu de cartes sur la table ronde pour une nouvelle partie. Merci Mistouflonne pour ce voyage du côté de votre enfance, j’ai beaucoup aimé.
Cette image des fenêtres qu’on ouvre, de la maison qu’on balaie… me rappelle une nouvelle de Zoé Valdès, formidable : « La cousine de Flora ». J’ai regardé si j’avais le texte pour vous le mettre ici, mais je ne le retrouve pas. Toute la nouvelle on voit la cousine de Flora qui nettoie, aère, époussette, et ça sent bon, et il y a de la joie, des chants, des couleurs… Et les rires dans chaque pièce parce que cette fameuse cousine de Flora s’active etc. Et, à la dernière phrase, on comprend que Zoé Valdès nous parlait en fait de l’arrivée du printemps (ou de l’été, à Cuba). Très fort.
C’est l’image que me procure la fin du texte, le renouveau, le printemps.
Je vais chercher cette nouvelle 🙂
Je l’ai retrouvé finalement hier soir. Il faut que je vous le scanne et le mette ici. En fait, c’est drôle, la partie où la Cousine de Flora révolutionne la maison est minime dans le texte. Il n’y a pas que cela, c’est même bien plus panoramique en quelque sorte. Or je n’avais que ce souvenir de tourbillon ménager et d’aération de la maison. Je vous le scanne bientôt ; vous verrez c’est une superbe nouvelle.
Moi aussi, j’avais envie d’une chute qui ouvre plus sur l’avenir. Mais au fond, quelle que soit la chute, ça n’est pas si grave: on le sent bien, que cette femme ira de l’avant. Et on en est bien content!
(je repasserai lire cette nouvelle de Zoé Valdès, Francis, ça a l’air bien)
L’étreinte des parents pour accueillir le chagrin de l’autre, ça m’a tiré les larmes. Pfiou. Parler des émotions, des souvenirs d’enfance, de la nostalgie, c’est loin d’être facile et là, je me suis sentie transportée dans cette maison, et, je ne sais pas si c’est voulu ou non (si c’est le cas, chapeau!) mais elle est suffisamment peu décrite pour laisser de la place à notre imaginaire, ou à nos souvenirs, pour faire de cet endroit une réminiscence de notre propre enfance. En tout cas, moi, je m’y suis vue, et crue, chez Mamie ! Re-pfiou !
Bonjour à tous !
J’étais naufragée du ciel ces jours-ci, alors je débarque enfin, après toutes ces péripéties !
Merci pour vos commentaires, j’ai longtemps cherché quel thème aborder, et cet atelier sur la revanche m’a vraiment fait sortir des sentiers battus, tant je suis moi-même peu revancharde. Je suis heureuse des émotions provoquées ! J’avais justement hésité sur cette fin, je vais en essayer une autre si j’ai le temps. Et je vais essayer de lire cette nouvelle alors !
Un texte dans lequel on peut tous plus ou moins s’identifier et donc qui touche forcément… Je sens l’odeur familière de la maison au moment d’y retourner… Ça me plait