– Celui-là, je vous le coupe. Il est complètement mort. Tout sec. Il va finir par tomber.
– Mort moi ? Vous voulez rire ! Si j’avais dû mourir, je serais mort ce jour-là. Alors, laissez-moi tranquille.
Il faisait bon cette nuit-là. J’aime profiter des cieux étoilés et de la fraîcheur nocturne. Tout à coup, avant que le coq ne chante, je fus surpris par un bruit épouvantable et un ciel illuminé de couleurs éblouissantes : rouges, orangées, jaunes, un vrai feu d’artifice.
Ebloui et apeuré, je ne repris conscience du monde alentour que lorsqu’une boule de feu me toucha au pied le laissant déformé à jamais. J’ai appris à vivre avec mon handicap et ce ne fut pas de tout repos.
Plusieurs de mes bras aussi furent endommagés ; certains craquaient sous la pression et le stress. Nous en avions souvent parlé : ils préféraient mourir plutôt que d’être séparés. Je pris donc le parti de faire disparaître les plus fragiles, les plus sensibles, afin de leur donner l’opportunité de renaître ailleurs. J’ai la croyance que chaque élément qui disparaît reviendra sous une autre forme. Et puis parfois, il vaut mieux partir avant qu’on ne le décide à sa place.
Une fumée épaisse avait remplacé le vacarme lumineux. Reprenant mes esprits, je regardai autour de moi les dégâts : mon meilleur ami, le majestueux sapin qui faisait honneur à sa race, car il avait osé pousser tout seul au fond du terrain résistant contre vents et marées à toutes les tempêtes depuis des siècles, était couché de tout son long. Ses racines avaient été arrachées : il était sans doute mort sur le coup. Il n’était pas tombé, il avait été foudroyé. Plus tard, quand je pris le temps de me regarder de plus près, je retrouvai en moi ses épines, venues écorcher mon écorce. J’en garde encore des cicatrices.
J’aurais souhaité me connecter avec son âme envolée pour lui dire au revoir mais de multiples tâches noires à l’horizon m’en dissuadèrent. Personne pour partager ces images. Mon ami était mort et les arbres qui m’entourent bien trop petits pour participer à ce spectacle époustouflant.
Tout est allé très vite mais je n’ai rien oublié.
Ni le bruit des bombes et des armes qui firent trembler la terre et déracinèrent plusieurs de mes frères.
Ni les milliers de soldats qui hurlaient de frayeur pour se donner du courage alors qu’ils sautaient de leur embarcation dans une eau gelée et rouge de sang, accueillis sur notre terre à coups de canons.
Ni les corps sans vie retouvés plus tard, parfois méconnaissables, alors qu’un silence terrifiant avait enfin remplacé le bruit des armes.
Ni la fusillade qui prit la vie de trois soldats qui habitaient dans la grange voisine depuis quatre ans. J’avais fini par les aimer, même s’ils venaient soulager leur vessie sur mon tronc.
Ni le viol de la petite Marie que je vis en direct, son regard effaré, ses cris étouffés, puis ses hurlements remplis de larmes face à l’horreur et l’incompréhension.
Ni les incantations des habitants qui supplièrent Dieu de les préserver.
Ni le bazar dans lequel mon jardin, mes dunes, mon village furent contraints de survivre pendant quatre mois.
Ni le désordre laissé après cette occupation sauvage dans nos champs, nos fermes et surtout dans la tête de ceux que j’avais tant aimés.
Ni le silence insupportable qui suivit, me laissant seul parmi des détritus, des cratères et des herbes sauvages qui envahirent mon espace le transformant en terre sauvage.
Moi qui me lie avec les éléments de la nature, qui danse avec le vent, joue à cache-cache avec les nuages et les rayons du soleil et qui renaît à chaque saison, je sais quelle est la force de vie qui guide tout cela. Mais qu’en est-il de l’homme ? Qu’est-ce qui le guide ? A-t-il lui aussi un créateur ? Lorsque je mourrai, j’aimerais renaître dans un corps humain. Même si certains de mes frères ont essayé de m’en dissuader, je me suis posé trop de questions à leur propos pour ne pas vouloir essayer.
L’homme peut être génial. Il sait faire preuve d’organisation, déployer des moyens extraodinaires et travailler avec ses semblables pour achever des merveilles. Comment un être aussi parfait peut-il autant se tromper sur les causes à défendre ? Pourquoi alors qu’il est en quête de sens ne voit-il pas qu’il se méprend sur sa nature profonde ?
Si j’avais pu choisir, je serais mort ce jour-là, à cette date que tout le monde retient et pour laquelle des milliers de visiteurs se déplacent tous les ans, célébrant et pleurant la gloire de ceux qui sauvèrent le monde. C’était le 6 juin 1944.
Par Missgrump
Instit depuis 20 ans, spécialisée depuis peu, j’écris depuis plus de dix ans mais j’aimerais le faire plus régulièrement. Maman de trois encore jeunes garçons, je ne prends plus le temps d’écrire alors que cela me fait un bien que je ne devrais pas négliger. En m’inscrivant sur un site qui “m’oblige” à écrire, je me fais donc du bien !
Nous trouvons ici « l’Histoire dans l’histoire ». L’idée est de faire raconter le « jour le plus long » par un arbre qui est presque miraculeusement resté debout sur le champ de bataille, et c’est une belle idée. La caractéristique de l’arbre, par rapport à d’autres objets, est qu’il est fixe, contrairement aux soldats, et aux personnages croisés dans ce texte, qui ne font donc que « passer » dans son périmètre. On a donc un genre d’unité de lieu, dans ce texte, c’est de ce lieu qu’on voit, et que l’on ressent le débarquement, et les mois qui suivent. C’est le choix d’un « échantillon » de vie, comme écho du monde environnant. Le texte est doublé d’une réflexion quasi-anthropologique, et assez critique, sur la nature humaine en général. Et on peut comprendre effectivement, que quelqu’un ou quelque chose ayant vécu le débarquement, souvent décrit comme un déluge de bruit et de fureur, se pose quelques questions sur la nature humaine…
Il me semble pour ma part que la fin du texte est un peu plus maladroite que le reste. Ce paragraphe, notamment : « L’homme peut être génial… ne voit-il pas qu’il se méprend sur sa nature profonde ? » n’est pas tout à fait dans le même ton que le reste du texte. Ce paragraphe sonne davantage « démonstratif », un peu trop appuyé, il me semble. Alors que le reste du texte semble vraiment passer par les yeux de l’arbre, et rester dans le contexte, dans l’histoire, ce paragraphe penche un peu trop du côté de l’emphase, il me semble.
J’aime bien l’idée que l’arbre s’interroge sur la pertinence des actions et des réflexions humaines. Mais du coup, pour éviter que ça soit amené à la fin, en étant un peu trop surligné, j’aurais tendance à amener ça par petites touches au fil du texte. Ne pas hésiter à mettre en balance, assez tôt dans le texte, la « force de vie » de la nature, et le « manque de sens » de l’action humaine. (par exemple, le 6 juin c’est le printemps, on peut imaginer que l’arbre s’émerveille des fleurs et des fruits à venir, puis qu’il se désole des récoltes perdues… De même, dès après la première phrase, l’arbre peut commenter en trouvant que l’avis de cet homme qui veut le couper est bien hasardeux, et que ça ne l’étonne pas, puisque le genre humain en entier est bien hasardeux… Etc…
Je me suis lancée dans le sujet comme une dingue, et mon texte faisait le double de mots autorisés. L’idée venait effectivement de montrer l’absurdité humaine dans les mots et maux de l’arbre. En coupant le texte, je n’ai pas voulu ôter mon idée que l’homme est fou…mais je vais retravailler pour essayer de le faire sentir tout au long du texte et non pas juste à la fin. merci
Oui, tu as raison, il faut garder cette idée que l’homme est fou. C’est un peu la raison d’être de ce texte, que cet arbre puisse exprimer ça. Mais le glisser en filigrane au long du texte, plutôt que d’en faire une plus importante démonstration à la fin serait à mon avis plus nuancé, et donc plus convaincant.
alors alors??? Emma, j’attends ton texte!!
Allez MissGrump, Justine attend 😉
Et moi aussi !
L’avantage, dans les commentaires, c’est qu’on peut aisément dépasser la limite des 4500 signes, alors n’hésite pas…
Ton texte alterne des instants courts et des moments plus longs, donnant un rythme très particulier à ce texte qui retranscrit fort bien (à mon avis) le point de vue d’un arbre : toujours là, et pour longtemps, mais comme « endormi » par moment pour mieux vivre d’autres épisodes. J’aime beaucoup !
Je ne sais pas si tu as lu « le journal d’un arbre » de Didier Van Cauwelart, mais je pense qu’il te plairait !