La main sur le cœur
Confortablement pelotonnée dans son fauteuil, elle regarde avec tendresse la sculpture posée sur la table basse. Émouvant cadeau de son garçon. Le moulage de trois mains différentes. Celle de sa mère, de son fils, et la sienne. Des mains blanches qui s’enlacent, s’élèvent vers le ciel comme trois ailes diaphanes. Symbole familial d’une affectueuse et immortelle union. Trois générations, trois brins d’âmes, trois fleurs à cinq pétales qui se prolongent en un lien éternel. Écrins de souvenirs, de soleils et d’orages, écrins de vie.
Il y a celle, hivernale, un peu froissée, qui a travaillé au jardin, ongles courts, où l’on décèle quelques rhumatismes déformants. Il y a celle, jeune et impeccable, masculine, forte et fragile à la fois. Et puis la sienne, crépusculaire, qui écrit des alexandrins, gracieuse, aux ongles longs, mais qui a perdu depuis longtemps ses vingt ans. On y voit le relief des veines, si précis qu’on s’attend presque à ce que les mains s’animent, si elles n’étaient pas si minérales.
Son regard descend sur ses propres mains croisées sur elle. Elles sont encore belles. Et surtout vivantes. Elle se souvient de l’automne dernier. La douleur, la peur, l’étouffement. La sirène qui hurlait son pin-pon, la vitesse sur la route. Le ciel qui n’en finissait pas de dérouler ses nuages. Puis on l’avait déposée comme un objet précieux sur un brancard, direction soins intensifs. Son bras droit pendait un peu en dehors, sa main était inerte, pâle. Les lumières du plafond des couloirs défilaient. On avait enrubanné sa jambe comme une momie avec des bandelettes comprimantes. On s’activait autour d’elle. Tension à 8, température à 35.4, électrodes qu’on lui laisserait sur le corps 24 heures sur 24. Radios, doppler, scanners, pilules, électrocardiogrammes, tensiomètre, prises de sang à n’en plus finir…
Elle avait entendu répéter les mots thrombose, embolie pulmonaire très sévère… Que des mots que l’on n’aime pas, que des mots angoissants, alarmants…On lui parlait du pire…
Les jours passaient, la narguant, jouant à la tortue, à la torture aussi. Ses bras étaient noircis, gonflés, veines claquées. Maman, bobo !!! Immobilité, solitude, temps lourd qui pesait sur les nuits silencieuses. Les heures semblaient ralentir, se fixer, se figer.
Murs blancs. Draps blancs. Elle s’ennuyait. Les visites, précieuses, étaient courtes.
Le jour, par la fenêtre, le ciel était beau dans ses couleurs. Elle s’accrochait à ses morceaux bleus.
Le soir, la lune était blafarde, comme ses joues, ses mains….
Enfin, elle avait eu la permission de bouger. Alors elle errait la nuit, à pas très lents et difficiles, seule et le souffle court, s’appuyant sur une béquille, dans le couloir blanc et désert. Ah ! Ces nuits, ces nuits qui duraient, qui se prolongeaient ! Et elle respirait comme elle pouvait. Elle se recouchait, entendait le vent au dehors, qui respirait bien mieux qu’elle. Son esprit vagabondait ailleurs, sur un autre rivage.
Elle imaginait des chevaux qui galopent, elle avait envie de voir des oiseaux et des arbres, des vagues…Elle regardait sa main bleuie, abandonnée sur le drap blanc, sa main vide, qu’aucune autre main ne tenait, ne réchauffait, ses doigts inertes qui voulaient s’entrelacer à d’autres. Elle sentait battre ses tempes où aucun baiser ne se posait. Elle attendait, fébrile, les messages, les appels, elle attendait le matin, le son des voix, et qu’on lui tienne la main.
L’aube arrivait avec ses seringues, ses odeurs, ses bruits, ses appareils, ses blouses blanches.
Elle était une funambule, sur le fil de la vie. Allait-t-elle basculer ou se maintenir ? Ses mains s’étaient jointes, faiblement, et elle avait prié : « Oh, mes poumons, mon cœur, tenez bon ! Et toi mon ange, enlève-moi ces caillots qui bouchent mon sang. Redonne-moi le souffle, envole mes peurs, et mes douleurs. »
Et il y avait eu miracle. Happy end. Retour dans les pénates. Longue convalescence bien sûr, mais ses mains s’étaient réactivées, avaient repris leur teint rose. Les fins ruisseaux de sang couraient librement dans ses veines. Ses doigts peuvent danser à présent sur le clavier, claquer au rythme d’une musique, tenir bien serrée la main de l’être aimé et lui donner sa chaleur.
Elle regarde encore la jolie sculpture. Elle soupire en souriant, puis se lève en pensant à tout l’amour qu’on peut avoir dans le cœur, aussi beau qu’un bisou imprimé dans le creux de la main, aussi beau que cette main qui se referme en emportant pour toujours ce bisou…
Par Mimosa45
Mimosa45 nous propose un texte finalement très « vivant », bien que (ou justement parce que) le contenu s’articule autour d’une mort frôlée. Peut-être pour la repousser un peu, le texte abat ses cartes d’emblée : on sait dès le départ que la narratrice en a réchappé, et cela donne au texte un côté apaisé, comme l’image initiale de la narratrice, « confortablement pelotonnée » et regardant « avec tendresse » la sculpture. Il y a dans la suite de la narration un travail autour des couleurs, autour du mouvement, des jeux d’opposition (jour/nuit ; solitude/compagnie ; silence/bruit) qui rendent le texte très vivant, car finalement très réaliste : nos vies à nous, aussi, sont faites d’oppositions, de mouvements, de couleurs…
Il me semblerait intéressant, pour affiner un peu le texte, de justement accentuer ce travail autour du mouvement et des couleurs, en opposition entre les moments d’hopital et les moments où tout va bien. Travailler l’hôpital autour du blanc/blafard (et ne pas forcément, par exemple, y insérer de mains « bleuie », même si elle a une logique médicale), et renforcer nettement la présence de couleur vives et chaudes, par petites touches, dans les paragraphes où la narratrice va bien. De même, il serait possible d’accentuer le mouvement des mains saines (est évoqué le clavier, par exemple, mais on pourrait imaginer bien d’autres choses) par rapport à l’inertie des mains lors des journées d’hôpital. Il est souvent plus fort, en narration des ressentis, d’illustrer plutôt que de dire. Et renforcer ces oppositions concourrait, probablement, à justement « illustrer » encore mieux le propos.