Sophie tressaille. D’un bond, la voilà assise, tremblante, dans son lit. Dans sa tête, ça tourne un peu, elle a peine à raccrocher à la réalité. Elle tend l’oreille, écoute, se rassure, la maison semble paisible, tout cela n’était que son cauchemar. Le même. Aussi loin qu’elle se souvienne, elle l’a toujours fait. Elle n’essaye pas de comprendre ou de chercher le pourquoi, elle n’en est plus là. Simplement, elle se demande si un jour il ira jusqu’au bout, et si cela arrivait, alors, sans doute, ça serait la fin et elle en serait débarrassée, à jamais.
Dans un dernier frisson, les images remontent en elle. Comme à chaque fois, ils sont tous là, ou presque, installés de part et d’autre de cette immense table chez les grands-parents. Elle ne saurait pas dire si les enfants sont là ou s’ils déjeunent à la cuisine. Elle ne distingue jamais qui est là, qui manque. Ils discutent gaiement, partageant un de ces longs et interminables repas de famille. Sophie est là aussi. Elle flotte un peu au-dessus de l’assemblée, tout là-haut sous le plafond. Elle ne se souvient jamais ce qu’elle se dit. Elle observe, tout simplement. Bizarrement, le seul détail perceptible, c’est la purée Mousline dans les assiettes de chacun. Cela lui semble si ridicule, à la table de sa grand-mère, jamais on n’aurait servi un tel plat. Ils ne semblent en tout cas, pas porter une grande attention à ce qu’ils mangent, tellement la discussion semble animée. Puis, Sophie prend soudain conscience du feu qui ravage le premier étage. Pourquoi est-elle la seule à s’en rendre compte ? Pourquoi, alors qu’ils sont en bas, ne se lèvent-ils pas pour se sauver ? C’est toujours à ce moment précis qu’elle se réveille en sursaut.
Sophie à la bouche toute sèche, il faut qu’elle se lève. Elle pose le pied sur le sol froid. Sa longue chemise de nuit se déploie jusqu’aux chevilles. Elle avance doucement, ses jambes, encore engourdies, ne sont guère pressées d’arriver au lavabo. Elle ouvre le robinet et boit de longues gorgées. La voilà en alerte.
Le jour commence à peine à poindre entre les volets. Elle sait qu’elle ne va pas se rendormir. Elle rêve à présent d’être déjà en bas dans la cuisine, mais avant il faut descendre les trois étages de la maison familiale. Trois escaliers raides de bois craquants. Surtout, ne réveiller personne. Elle sort de sa chambre et s’engage dans la descente. Elle connaît chaque marche, progresse lentement, posant un pied tantôt à gauche le long du mur, tantôt à droite près de la rampe. Ne pas la serrer trop fort sinon ses barreaux de fers forgés vont trembler bruyamment. Elle passe parfois tout doucement une marche qu’elle sait craquer plus fort que les autres et sur laquelle il ne faut surtout pas poser le pied. Elle avance dans le couloir tout aussi légèrement et entame la descente suivante. Elle atteint le palier du premier, retient son souffle, passe devant la chambre des parents avec encore plus de délicatesse, pose le pied sur la marche suivante. L’escalier qui mène au rez-de-chaussée est le plus dangereux. D’abord parce qu’il est vraiment tout près des oreilles très affûtées de sa mère et puis aussi parce que, le long du mur, sont accrochés toute une ribambelle de petits cadres représentants des dames d’époques que Sophie trouve très laides. Ils sont autant de pièges pour les mains qui glissent le long du mur pour prendre appui. Une fois, son frère en a frôlé un qui a dévalé tout l’escalier avant de se fracasser au sol. Sa mère avait été très fâchée et il avait pris une bonne gifle. Sophie respire enfin lorsque son pied nu sent le contact froid du carrelage tout en bas. Elle file alors vers la cuisine comme si son corps tendu par la descente voulait se libérer enfin.
Elle pousse la porte derrière elle, sourit. Mission accomplie. Ses gestes sont désormais sûrs. Un instant plus tard, elle est sur la pointe des pieds, bras tendu. Ne pas laisser la porte du placard se refermer brusquement, sinon, tout est gâché. Elle tient enfin l’objet tant convoité, celui qui fera disparaître toute trace de mauvais rêve. Elle ouvre le bouchon de plastique blanc, plonge son nez dans le pot. Rien que ça, c’est déjà délicieux. Elle a froid aux pieds, mais, qu’importe, debout, collée à la porte-fenêtre, elle lève le nez et observe le ciel qui se teinte de couleurs roses et bleues. Un petit croissant de lune subsiste encore, tout là-haut, au-dessus du grand marronnier. Les oiseaux chantent au fond du jardin, toute la nature s’éveille, c’est bientôt le printemps.
Tout en observant ce spectacle joyeux du dehors, alors qu’ici tout n’est encore que calme endormi, elle plonge le doigt dans la pâte fondante. Elle le porte à sa bouche, déguste lentement. Une douceur sucrée envahit sa bouche, réveille ses papilles. Elle prend son temps. Sait qu’elle ne doit pas abuser si elle ne veut pas être suspectée. Elle ne s’autorise que deux fois cette transgression absolue, alors il faut savoir en profiter. Elle lèche son doigt jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien, puis elle souffle sur le carreau et trace un cœur dans la buée qui forme un rond sous son nez. Elle sourit, fait un pas de côté, souffle de nouveau l’air chaud sur le froid et dessine cette fois une fleur. Elle plonge enfin son doigt une dernière fois dans le pot, ferme les yeux, savoure avec un infini bonheur le chocolat tendre et onctueux.
Sophie se tourne brusquement vers la porte qui s’ouvre, elle a bien failli lâcher le pot. En un instant, la peur a fait place au plaisir. Dans une fraction de seconde, son cœur s’est mis à battre, ses jambes à flageoler.
– Oooh, Minette… Tu m’as fait rudement peur.
Elle soupire, ses épaules se détendent, son cœur ralentit. L’escalier grince. Aïe, qui dit Minette, dit maman… et son cœur s’emballe de nouveau.
Un belle descente de l’enfer du cauchemar vers le plaisir interdit du pot de pâte à tartiner. Le bonheur volé à ma nuit. Gourmandise sous la lune.
Par contre, je n’ai pas tout à fait compris la chronologie de la fin. Peut-être est-ce plutôt le plaisir qui fait place à la peur ? Et si la porte s’ouvre, sa mère est déjà là non ? Pourquoi l’escalier grince-t-il après ?
Enfin, une bien belle idée que d’évoquer la famille à travers les étages de la maison. Très réussi !
A se demander si cette histoire n’est pas totalement vraie ! Si ce n’est pas le cas, c’est drôlement bien imité.
Le cauchemar ressemble à un vrai cauchemar, et la descente de l’escalier avec choix précautionneux de la place du pied sur la marche, sent le vécu.
Et que dire du doigt dans le pot du plaisir, de la limitation voulue pour ne pas se faire prendre et faire durer ?
Pour faire suite à la question que pose Maimoun, je pense que c’est bien le chat qui entrouvre une porte mal fermée et qu’à ce moment là on entend le pas de la mère dans l’escalier. Enfin, il me semble.
Mais oui ! Minette, c’est la chatte ! 🙂
Pour moi, c’est un surnom donné par la mère à sa fille. Si bien que je ne comprenais rien à la chronologie. Désolée.
Voilà en effet une descente d’escalier qui sent le vécu ! On y est, et avec Sophie on veille à descendre en silence. Et quelle volupté dans l’ouverture du pot.
Je me suis demandée si elle avait besoin du prétexte du cauchemar pour s’autoriser ce moment de délice, mais cela fait un beau contraste entre ce cauchemar récurrent et anxiogène et la douceur du moment interdit.
J’espère qu’un jour Sophie connaîtra la fin du cauchemar pour s’en affranchir.
Et pour moi oui, l’arrivée de la chatte précède la descente de la mère qui fait grincer l’escalier. Pourvu qu’elle ait le temps de remettre le pot en place !!
ah oui! le plaisir est puissance 4 quand il est source d’une trangression. bien vu! je rejoints le questionnement sur la nécéssité d’un cauchemard détaillé pour nous faire cheminer vers le RDC . j’ai pensé en début de lecture que nous retrouverions plus tard qqs rappels (table familiale, feu dans la maison…, mais non, on y revient pas). alors un petit mauvais rêve n’aurait il pas tout autant fonctionné pour nous amener dans la cuisine?
j’ai bien aimé la decente des étages, les pieds nus, la trouille de se faire prendre.
C’est vrai que tout cet avant n’était sans doute pas utile avant le doigt dans le pot, mais je voulais que le malheur d’avant soit à la hauteur du bonheur d’après. Comme si malheur & bonheur n’étaient que deux états indissociables… une succession de malheurs et de bonheurs… voilà la vie.
Pour ma part, Minette, n’a pas posé d’ambiguïté, car voici Minette qui vit avec ma mère 🙂 Melle47 s’est fait plaisir en se livrant à con exercice favori, pour lequel elle excelle : la description de menus actions, détails, instants fugaces, avec une précision sensible et un beau talent pour nous les faire ressentir. Quant au cauchemar, pour moi il ne pose pas de problème non plus : je peux le prendre comme une incitation à la consolation par le chocolat, et ainsi Sophie n’est pas que gourmande. Elle se fait plaisir pour compenser le cauchemar. Elle ne se serait pas, pensez donc, relevée juste pour le chocolat :-). (Ce que dit aussi d’une certaine façon Melle47 d’ailleurs dans son commentaire. À noter que cela pourrait presque laisser supposer, l’alternance de bonheurs et de malheurs, que tout se paie systématiquement en miroir (et en l’occurence, là c’était d’avance:-)). Et donc il peut y avoir débat car de minuscules bonheurs peuvent panser d’immenses et malheurs, et inversement, et du coup, c’est quand même pas super correctement monétisé 🙂
Ce texte m’a rappelé une nouvelle que j’avais lue je crois dans ce livre « Des nouvelles du Portugal », qu’il faudrait que je retrouve. Un gamin sortait la nuit piquer dans le frigo, mais il entend du bruit, et paniqué essaie de s’enfuir par une petite fenêtre, mais voilà il a un postérieur rebondit de gros gourmand et reste coincé. La nouvelle était très drôle. Si je le retrouve, je vous la mettrai à télécharger.
Bonjour Minette
Un texte tout en finesse. J’aime beaucoup le sens du détail qui fait mouche chez Melle. La descente de l’escalier est à elle seule un morceau d’anthologie. Bravo
Merci pour tous vos commentaires gentils… oui, la vie est ainsi, comme dit Francis des malheurs grands et rudes contre de petits instants fragiles et fugaces de bonheurs… pas toujours justement monétisés… Quelqu’un me disait il n’y a pas bien longtemps que le bonheur n’existe pas parce que personne n’est jamais vraiment heureux d’un bout à l’autre… alors que le malheur, oui… qu’il y a des gens malheureux qui le sont toute leur vie…
Pour moi ici, c’est bonheur, malheur, bonheur etc… cauchemar, chocolat, croire que maman débarque… ah, non… mais si…