« Gaspard Luche avait épousé la jolie Olja Tzaje dont il était tombé amoureux fou alors que la jeune interprète de pop-flok Molvane était venue à Paris pour une tournée de « Chants du monde » – si l’on peut appeler ces balades pour le moins étranges qu’elle hurlait plus qu’elle ne chantait, musique tout-court. »
Pierre poursuivit…
« Il ne nous reste que très peu d’écrits de cet entomologiste fort peu connu du XXe. Et pour cause : sitôt marié, il disparut à tout jamais avec sa dulcinée en Molvanie, pays de sa belle. »
Le jeune homme fit une pause. Son regard se perdit un instant dans la foule. Il avait le trac. Ses mains posées à plat sur le pupitre devant lui tremblaient. Il inspira pour se donner du courage, jeta un œil à ses notes, leva le nez et repris la parole.
« C’est seulement en 1948 que sa famille, par le plus grand des hasards, réussit à mettre la main sur quelques-uns de ses effets personnels. Ils accompagnaient un cercueil de bois gravé de Fzidat, chardons en dents de scie, emblème floral de la Molvanie. Traditionnellement, ces cactus aux épines acérées étaient lancés aux jeunes mariés pour leur porter chance. Puisque les époux s’étaient unis en France ces motifs, placés là, étaient sans doute un geste attentionné pour accompagner cet ultime voyage du chercheur. Les sœurs, qui n’avaient plus eu de nouvelles de Gaspard depuis de nombreuses années, portèrent en terre ce frère bien aimé, mort depuis l’on ne sait quand et dont il n’avait pas été question d’ouvrir le cercueil, soigneusement scellé, sur lequel était inscrit : “retour à l’envoyeur”. »
Pierre s’interrompit. L’assemblée pouffait.
« C’est dans les notes de Gaspard, retrouvées par le plus grand des hasards, que j’ai trouvé la réponse en images à la découverte de Gaspard… »
Le silence était revenu. Pierre avait de nouveau l’attention de son public.
« Mais, avant d’en venir au fait et pour faire connaissance avec le personnage, j’aimerai reprendre en arrière, lorsque Gaspard arriva en Molvanie… »
Pierre, à présent parfaitement à l’aise, se lança avec entrain…
« Gaspard écrit que, lorsqu’il arriva en Molvanie, ce fut un terrible choc. Il ne se souvint jamais comment il arriva à Lutenblag, la capitale. Aujourd’hui, on en sait un peu plus sur ce pays grotesquement petit qui se situe, je vous le rappelle, quelque part en Europe, entre ici ». Pierre montra du bout du doigt un point vaguement situé au-dessus de sa tête vers la gauche. « Et là ». Il pointa un espace devant lui, que l’assistance situa entre l’aile de son nez et son œil droit.
« Alors, pourquoi un tel choc ? Le spécialiste du monde minuscule fut reçu par sa belle-famille à grand renfort de bourrades et d’accolades qui furent à l’origine, explique-t-il, d’un déplacement de vertèbre brutal dont il ne se remis jamais vraiment. On comprend pourquoi, la non conventionnelle famille de son épouse fût renommée ipso facto “rude-famille”.
Les nouveaux mariés furent pris en charge par cette virulente tribu et Gaspard fut obligé de se plonger rapidement dans un milieu ou tout semblait rythmé par le son de la dynamite. Tout d’abord, pour les célébrer, il fallut faire la fête pendant trois jours et trois nuits au terme desquels Gaspard perdit son innocence, vraisemblablement ses papilles et sûrement d’autres trucs. Ses hôtes et leurs amis l’entraînèrent dans une Noubjarixe, farandole Molve à la fois musclée et festive qui parut sans fin à l’homme désarticulé, déraciné. »
Pierre fit une pause. Demanda à l’auditoire s’ils étaient intéressés par quelques précisions sur l’art culinaire Molvane. Il hocha la tête devant leur intérêt et poursuivit.
« Gaspard dû faire honneur au très goûteux Graizdechval, plat national, à base de jambon de porc qu’il ne faut surtout pas nommer puisque l’animal sacré ne doit pas finir en mets, aussi national soit-il. Cette viande, longuement marinée – deux à trois ans parait-il – dans la graisse de cheval est ensuite rôtie avec des patates génétiquement croisées de betteraves. La Molvanie étant un pays betteravier, on en trouve quasiment à tous les coins de rues. Ce repas de noce fût clos par un traditionnel dessert fort sucré constitué de Hvobeck, petites noix amères écrasées et mélangées à de curieux petits insectes et que l’on déguste du bout des doigts. »
Un frisson de dégoût traversa les rangs. Pierre termina son aparté sur l’évocation d’une boisson appelée Zeertum, puissant alcool local, véritable concentré d’ail.
« Quand le fête prit fin. Olja se remit à donner de la voix pour le plus grand bonheur de ses fans. Les rudes-frères Izog et Ergor reprirent leurs tronçonneuses et firent route dans leur Skumpta, véhicule autochtone à trois roues, fort peu fiable, vers la ridicule chaîne de montagnes Postenwalj au Sud-Est du pays pour y abattre quelques arbres qui tenaient encore debout. Gaspard profita de l’occasion pour se carapater loin du repaire familial et faire connaissance avec ce vaste territoire semi-aride et les petites bêtes qui y pullulaient. On ne le revit pas paraître chez les Tzaje avant un grand moment et personne ne s’en formalisa. Le pays est tellement petit que personne ne s’y était jamais perdu.
C’est par un beau soir de fin d’été qu’Olja le vit arriver, couvert de poussière au milieu du salon. Il semblait euphorique malgré son visage sale. Ses yeux brillaient au-dessus d’une épaisse barbe qu’elle ne lui avait jamais connu. Il s’apprêtait à lui faire une révélation importante vu la façon dont il souriait en agitant les bras en tout sens. Il tendit la main vers sa femme, l’ouvrit doucement et lui montra l’objet de toute cette effervescence. Au creux de sa paume se trouvait une petite chose à carapace bleue pointillée de blanc. »
L’audience était suspendue aux lèvres de Pierre.
« L’entomologiste a rapporté dans son journal qu’Olja, pour toute réponse, avait haussé les épaules en lui rétorquant que l’objet de toute cette excitation n’était qu’une simple bestiole vraiment très ordinaire et dont le contact pouvait être réellement toxique pour nous autres. Qu’il devrait bien, d’ailleurs, y faire attention. Nul par ailleurs – avait commenté Pierre en agitant le doigt vigoureusement – Nul par ailleurs qu’en Molvanie on a relevé la présence de ces insectes à la surface de la Terre. Et pourtant, quel carnage ».
Le doigt toujours levé de Pierre pointait à présent un écran sur lequel commençait à défiler un vieux film noir & blanc tout crachotant.
Pierre enchaîna, le doigt toujours levé.
« Dans le journal de Gaspard on a trouvé quelques croquis annotés de descriptions précises, concernant ladite bête, ainsi que des photos et documents cinématographiques. Chers amis – acheva Pierre avec emphase – c’est cela que je souhaiterais partager avec vous ce soir. Voici enfin révélée au monde la très rare coccinelle à carapace bleue découverte par Gaspard. Aujourd’hui, elle a été heureusement totalement exterminée. Mais on sait que c’est elle qui est à l’origine de cette affection toxiquement mortelle qui toucha l’Europe, sauf les Molvanes et qui est connue sous le nom de Coqueluche*.
* 1950 : G. Luche donne son nom à une affection mortelle extrêmement contagieuse transmise par la très toxique Coccinelle bleue.
Très original ce texte, à la chute imprévisible et originale.
Je me suis laissée emporter au début par les descriptions de l’accueil bien particulier fait à Gaspard qui m’a rappelé la belle famille du héros de « cul de sac » de Douglas Kennedy.
Beaucoup d’humour, des trouvailles savoureuses : le jambon de porc qu’il ne faut pas nommer, les frères Izor et Edgor, le pays si petit que jamais personne ne s’y est perdu… tout cela fait sourire en permanence.
Chouette récit, fort bien trouvé.
Oui, c’est bien trouvé. Quelle originalité dans le traitement du sujet. Bravo ! Il semble que la Moldavie soit terre d’inspiration…
Comme chez Khéa, je passe cependant mon tour pour le repas.
J’ai particulièrement apprécié la localisation géographique du pays.
Et je reste épatée par les façons diverses de traiter un même sujet (ou une même source d’inspiration). C’est vraiment un bonheur des ateliers.
Merci pour cette lecture divertissante Melle 47.
C’est un régal du début à la fin , Melle 47. Comme l’ont dit Betty et Ktou, très original. Il est formidable ton texte. Et la chute, bravo.
Gaspard a beaucoup de mérite de s’être exilé en Molvanie, il était temps qu’hommage lui soit rendu et tu l’as fait avec beaucoup d’humour et de talent, hein Melle 47 🙂
moi aussi ça m’a fait penser à Cul-de-sac en bien plus réjouissant ! J’ai aimé particulièrement l’idée de la conférence, très originale ! merci pour ce bon moment de lecture.
C’est doux , poétique et marrant en plus, je ne savais pas qu’on pouvait faire ça, je suis épatée. De plus, l’histoire est vraiment bien construite.
J’ai bien aimé ce texte pour nombre de raisons : d’abord l’idée qui prévaut, l’histoire, la douce ironie, le goût du détail, l’usage comique des éléments comiques JetLag, l’enchaînement de faits pour nous mener -tout de même- à une chute improbable, et ensuite en arrière-plan parce que je me dis que Melle47 a sacrément potassé son guide sur la Molvanie, car elle nous livre entre autres là le résultat fluide du coup d’un exercice d’écriture sous contrainte (comment assimiler tous les éléments d’un univers, se les approprier, les restituer, les organiser, les réenchanter à sa sauce). Le ton très affirmatif sur M. Luche finit même par être troublant : on se demande si Melle47 (qui aime les cours et les conférences décidément, > lire ici, accessible si vous étiez de cet atelier d’alors -je balance :-)) n’a pas mélangé le réel et la réalité. En tout cas sur l’exercice JetLag on ne manque pas de diversités d’approches et c’est passionnant de voir l’identité que chacune apporte.
Sinon je dis « chute improbable » car c’est à la fois surprenant, et un peu « cut » tout de même… Comme si la nouvelle s’arrêtait une fois que tous les éléments retenus ou imaginés ont été utilisés… Et il manque peut-être un rebouclage sur quelque chose : en quoi la coqueluche nous intéresse-t-elle, ou plutôt intéresse-t-elle le public dans le temps de la nouvelle ? En quoi la révélation de ce récit est-elle importante ? Ou plutôt : pourquoi s’intéresse-t-on soudain à la coqueluche au travers de ce récit ? Il manque, je ne sais comment dire, comme une justification au texte. À mon avis, c’est l’affaire de quelques phrases à peine en début ou en cours de texte. C’est-à-dire rendre la fin signifiante par apport au texte. Qu’en pensez-vous ?
Ben… ça ne suffit pas de dire que c’est une affection mortelle qui toucha l’Europe sauf les molvanes ? En tout cas, il fallait y penser à la coqueluche.
Pour moi, il ne manque rien, mais je suis fan de tout ce que tu écris, c’est toujours top!
Il faudrait que je relise, mais cette histoire de coqueluche est dans le guide, il me semble (ce qui n’ôte rien au texte de Melle47).
Plein de belles trouvailles dans ce texte. Bravo!
Merci Francis de n’avoir pas hésité à ressortir mes vieux ratés. Je prends bonne note et ne te présenterais plus de conférences… Enfin, jusqu’à la prochaine fois au moins.
Pour le petit truc qu’il manque. Oui, je crois bien que ça fait partie de ce que j’ai enlevé parce que je trouvais ça trop long et que finalement je pensais (à tord) que ça n’apportait rien au texte.
Oui, il est mentionné dans le fameux guide que la Molvanie est le berceau de la Coqueluche, mais rien de plus. Je m’insurge donc, toute l’idée est de moi :)… Vraiment, quelle bonne idée j’ai eu (dans cette époque difficile ou l’on est peu entouré, il est très important de s’auto-féliciter) et merci les filles pour votre soutien 🙂
Bref, je retiens deux choses : Pas de conférences (ici c’était une thèse au départ), c’est comme si je me réveillais d’un cauchemar… et puis aussi : la bonne longueur c’est celle qui va bien, la prochaine fois, je n’enlève rien…