L’employée de mairie longe le couloir d’un pas pressé. Elle jette un œil à l’homme qui l’attend, assis là et qui pourtant semble ailleurs. Mince, elle est terriblement en retard.
» Je vous prends dans cinq minutes. Le temps d’attraper votre dossier. » Elle lui sourit, s’éloigne déjà.
L’homme, qui a relevé la tête, regarde la femme disparaître dans un bureau. Il avise la pendule à sa gauche, soupire puis repose ses coudes sur ses genoux, rentre la tête dans les épaules, son regard touche le sol de lino usé. Son esprit s’évade de nouveau. Où en était-il déjà ?
Jouer… Jouet… Jean-Jacques cherche à se souvenir. Décortique, comme chaque fois qu’il y repense. Est-ce que cela a à voir avec le décès brutal et prématuré de ses parents alors qu’il était encore tout minot ? Est-ce parce que, dépourvu de toute famille, il s’est retrouvé placé en institution ? Est-ce parce qu’il est alors devenu taciturne et renfermé qu’il s’est laissé faire ? Ou est-ce que cela remonte aux premières confrontations sociales avec les autres enfants du primaire ?
Nouveau claquement de talon. Fausse alerte…
Oui, c’est ça. C’est parce qu’ils l’ont, de suite, pris pour un pantin. Il secoue la tête, se souvient de Georges la teigne, chef de bande incontesté, de Robert toujours flanqué de son frère Martin et du grand Louis Longevernes. Il se souvient de leurs moqueries incessantes. « Viens jouer J-J-J », répétait Georges à l’infini, à la façon d’un bègue. Il se bidonnait, se tordait de rire en se tapant le ventre, aussitôt imité par sa bande de complices. Ils venaient souvent l’entourer dans la cour de récré, le bousculaient comme on se passe un ballon de main en main. Sa tête finissait toujours par tourner, comme une girouette. C’est alors qu’ils le lâchaient, le laissant choir lourdement sur le goudron caillouteux comme une poupée de chiffes molles. C’était un de leurs jeux préférés. Il repense aussi à la fois où, pris sur le fait par la maîtresse, ils avaient affiché leurs plus beaux sourires et fait mine de le tirer par la manche ne lui laissant aucune chance de s’échapper. « Viens, Jean-Jacques, jouer… Jouer… Jouer, jouer, jouer avec nous », chantait Georges. C’était le grand balèse Longervernes qui l’avait choppé puis poussé l’air de rien, telle une marionnette, du côté des toilettes. Ce jour-là, il aurait fini la tête dans les latrines si la cloche n’avait pas rappelé la clique vers les classes.
Jean-Jacques frissonne de dégoût. La porte du hall d’entrée claque, un vent froid s’engouffre dans le couloir. Il se lève, fait quelques pas, enfonce une main dans la poche de son pantalon et glisse deux pièces jaunes dans le distributeur. Gobelet à la main, il se dirige vers la fenêtre.
Il avait été malmené par les gamins tout au long du primaire. Et même après, doit-il s’avouer, mais c’était bien là qu’avaient débuté toutes ces épreuves. Les instituteurs avaient fait leur possible pour le protéger, mais sans parents derrière, ils n’avaient eu que peu de résultats. Enfant, il avait été poursuivi, de classe en classe, par Georges et son clan, prenant ainsi toute la mesure de ce que veut dire être un souffre-douleur. Il avait été mis à l’écart et raillé par tous, était devenu le ballon des vauriens, l’objet de toutes les moqueries. Il n’avait pu approcher aucun jeu dans la cour, aucune marelle, aucune bille, n’avait participé à aucun trap-trap. Il s’était mis, peu à peu, à se détester, à maudire le jeu sous toutes ses formes. Tous les jouets. Tout amusement. Si bien qu’il s’était promis qu’un jour, quand il serait grand, il trouverait le moyen pour que plus personne ne se moque de lui, jamais.
Une main se pose sur son épaule. Il sursaute et se trouve nez à nez avec l’employée de Mairie. Elle l’invite à la suivre, s’excuse pour cet interminable retard puis ferme la porte derrière elle et pose un dossier sur son bureau. Jean-Jacques jette son gobelet et s’apprête à s’asseoir. La femme le retient un instant. Il la regarde, étonné. Elle sourit, lui tend la main comme pour serrer la sienne.
« Je souhaitais être la première… Je suis enchantée de faire votre connaissance, monsieur Touje.
— … »
La femme l’invite à s’asseoir, en fait de même et ouvre le dossier.
— J’espère que vous avez porté votre plus belle photo pour la nouvelle carte d’identité. Que diriez-vous d’enterrer définitivement monsieur Jouet ? »
Photo : Je n’ai résisté à la mise en abîme, et c’est pourquoi j’ai illustré le texte de Melle47, forcément, avec le portrait de Jacques Jouet, écrivain oulipien…
Marrant que la consigne t’ai inspiré ce texte. Je me suis laissée prendre jusqu’au bout, cherchant de quel jouet il allait être en question, et me demandant si je n’avais pas loupé quelque chose. Mais non, c’était le nom du jeune Jean-Jacques.
Très sympa ce texte, même si le souffre-douleur en a bavé pendant longtemps. Maintenant, il y a pire comme nom de famille !
Un beau texte, qui montre à merveille la cruauté d’une cour de récréation. J’ai aimé toutes ces façons dont il a été le jouet des autres. C’est bien vu et tu as bien joué sur les mots.
Je ne sais pas si cela méritait un changement de nom, mais espérons qu’il arrivera ainsi à se jouer de ses mauvais souvenirs !
Bravo et merci Melle47 C’est un joli moment de lecture.
Ha les noms et les prénoms… J’aime beaucoup cette approche du thème de ce mois-ci. Le souffre-douleur, jouet de ses camarades, la question de l’identité, de la cruauté enfantine (qu’on retrouve parfaitement chez les adultes). Une idée originale, très bien amenée. Merci Melle47, ton texte invite à changer de point de vue sur les sujets.
J’ai beaucoup aimé ce texte. Même si assez vite, j’ai compris qu’il y avait un truc avec le patronyme (très exactement quand Georges chantonne viens jouer JJJ) mais je suis restée accrochée pour vérifier et parce que la plume était trop belle. Rondement mené, le texte remue la lectrice avec cette histoire triste qui fait écho à une vraie réalité. Il y a parfois des noms et des prénoms qui sont difficiles à porter. Bravo pour l’originalité dans le traitement du sujet.
Comme Artémise, je me suis tôt douté de l’astuce parce que connaissant Jacques Jouet (*), mais la malice, le rythme, les images et le talent descriptif de Melle47 m’ont gardé scotché à la lecture, avec le sourire. Rien à dire, c’est impeccablement écrit, structuré et la démonstration est qu’il n’y a pas besoin de faire toujours long pour être efficace. Et si on ne connait pas Jacques Jouet, le vrai, ou qu’on ne se doute pas du ressort, cela fonctionne parfaitement. On peut même s’attendrir au final sur la condition trop oubliée des handicapés patronymiques. Un mot toutefois sur la cruauté des enfants entre eux : un des méchants chez Melle47 s’appelle Longevernes. Et Longeverne, sans « s » est le village où se déroule « La Guerre des Boutons » de Louis Pergaud. Quelle futée cette Melle47 🙂
(*) Il se passe que j’ai participé il y a plus de 20 ans avec Jacques Jouet à une intervention littéraire à l’EHESS à propos de littérature chinoise ; (c’est improbable comme expérience, je sais). Son nom était alors fameux dans les milieux oulipiens (même si on entend moins parler désormais), et il venait surtout de sortir un pavé, La République de Mek-Ouyes, qui était passé en feuilleton sur France Culture.
Je savais bien Francis que rien ne passerait inaperçu… même pas Longeverne
Pfff… si je tape Jean Jouet sur Amazon, il faut voir cette quantité de jouets qu’on me propose… en revanche, point de République de Mek-Ouyes… l’as-tu lu?
C’est Jacques Jouet. J’ai mis le lien sous ton texte (en orange sur le site ce sont des liens cliquables) et dans le commentaire. Non, je ne l’ai pas lu. À l’époque j’avais écouté quelques épisodes sur France Culture, c’était un univers assez touffu, historico-burlesque si je me souviens bien,… mais qui m’ennuyait et finalement je n’ai pas insisté. Il devait répondre à un paquet de contraintes.
Quelle gourde, je me suis laissée prendre à mon propre personnage. je vais jeter un oeil. Le bon…