Texte de Melle47 – « Choisir la bonne clef… » *

Je rentre la tête dans les épaules, crispe la mâchoire, serre tellement fort les yeux qu’une larme en jaillit. Je peux sentir ce que Martin va prendre. J’ai mal pour lui…
Bing… Le bruit sourd, lourd, provoqué par la rencontre d’une vieille clef de fer et le haut d’un crâne emplit mon esprit. J’essaye d’écarter cette impression de craquement d’un vieux bois sous l’assaut du métal. Un coup sec et rapide porté avec la force d’une main qui ne sait pas mesurer son geste sur la tête d’un enfant de dix ans. Martin a eu les mêmes réactions de repli que moi. Il a encaissé le coup bravement. Nous avons l’habitude tous les deux de cette sanction imposée à nos âmes rebelles devenues plus insolentes encore sous la pression de cette punition répétitive.
L’instituteur, un homme grand, massif et lourd d’une quarantaine d’années, enfourne sa paluche dans la poche de sa blouse bleu foncé maculée de craie et y lâche l’objet de nos tourments.

« Martin, quand je pose une question, faites un effort pour tenter une réponse intelligible et intelligente si possible. Cessez de faire le pitre et de vous tortiller de la sorte en faisant le coq. Si vous poursuivez, je vous préviens, je n’hésiterais pas à vous attacher au radiateur ».

Je me penche vers Martin, pose ma main sur son bras, le presse doucement en guise de soutien. Pas besoin de mots. Martin porte sa main sur sa tête, la frotte doucement. Des larmes de douleur contenues coulent le long de sa joue. Le voilà calmé pour un moment. Jusqu’à la prochaine fois. Un silence respectueux s’est de nouveau installé sur la classe. Les élèves studieux ont tous le regard plongé dans un travail imaginaire. Personne n’ose rien dire contre cette autorité établie. La leçon de mathématiques se poursuit.

***

Martin et moi, on est copains depuis deux ans. Notre amitié est née le jour où nous sommes entrés dans la classe de Monsieur Sauvage au cours moyen première année. Lui, à toujours habité le bourg. Moi, j’étais arrivé dans l’été avec ma mère. Je ne connaissais personne. J’étais un garçon silencieux et observateur. Un élève très moyen, pour ne pas dire mauvais. Martin, à l’inverse, était déjà un trublion. Il aimait faire l’intéressant, attirer les regards. Il aimait plus que tout tenir tête aux autres, s’imposer chef dans la cour de récré. Jouer au pitre, faire rire les camarades, tel était son but premier dans l’existence. Nous partagions lui et moi, à tour de rôle, la dernière place de la classe. Non pas que lui fût mauvais, mais il gâchait son intelligence dans cette espèce de révolte permanente.

Monsieur Sauvage, je vous jure il s’appelait ainsi, était le directeur de cette école primaire. Il eut tôt fait de nous prendre en grippe. Si bien qu’à la fin du premier trimestre nous nous étions rapprochés, côte à côte dans notre disgrâce. Le fond de la classe, tout proche du radiateur, ça n’était pas une légende, nous a été réservé et depuis nous ne l’avons plus quitté.
Martin avait, on peut le dire ainsi, une mauvaise influence sur moi. De petit garçon sage, timide et médiocre, je suis rapidement devenu un élève dissipé, insolent et cancre. Je le suivais dans ses bêtises. Je l’admirais. J’étais devenu le fou du roi. Clairement, nous perturbions la classe mais tout cela n’était qu’un jeu. Au début tout du moins. Sans doute que si les adultes avaient pris le temps, possiblement de nous comprendre, éventuellement d’une explication franche et ferme en bonne et due forme tout cela ne serait pas arrivé. Non, en lieu et place de communication, d’avertissement ou de sanctions scolaires appropriées, la lourde clef qui servait aussi à fermer la salle de classe tous les soirs, fit son apparition entre les mains de l’instituteur excédé. Comme d’autres maîtres, autrefois, frappaient les doigts d’un coup de règle sec pour sanctionner de mauvaises réponses, nous, nous avions droit à cette clef qui fût comme celle d’une prison sur nos âmes. Nous ne comprenions pas. Nous n’arrivions plus à faire la part des choses. Nous infligeait-il cette sanction pour nos mauvais résultats, parce qu’on troublait l’ordre de la classe ou tout simplement parce qu’il en était venu à nous détester ? Toujours est-il que nos crânes portaient en leur sommet cette sensibilité permanente, comme un vieux bleu inguérissable, une bosse fort douloureuse. Il frappait, avec malice nous semblait-il, toujours exactement au même endroit laissant nos têtes et nos âmes chaque fois un peu plus traumatisées psychologiquement et physiquement.

***

Avec le temps, ces rencontres entre la clef de prison, comme nous l’avions appelée et ma tête, eurent raison de mon insubordination et je rentrais plus ou moins dans le rang. Tout au moins, je m’employais à en donner fortement l’impression. Cependant, Martin me préoccupait. Il était mon seul véritable ami. Il était devenu violent et sournois, cherchant à trouver sans cesse la meilleure idée pour porter l’homme à bout, comme dans un affrontement où seul l’un des deux peut sortir vainqueur. Il s’était aussi renfermé imperceptiblement. Je le surprenais parfois, la mâchoire serrée et imaginais ce qu’il pouvait bien ruminer pendant de longues minutes. D’insupportable brillant, il s’était transformé en élève médiocre, réservé et austère, peu enclin aux rires et aux facéties…

Bien après la leçon de mathématiques. Après la cantine et même la récré de l’après-midi ; Mr Sauvage nous a demandé, ce jour-là, d’avancer notre travail sur le cadeau de fête des mères. Il s’agissait de modeler un petit pot censé cuire dans le four de l’atelier de poterie. C’était une fin d’après-midi, une fin de semaine, une fin d’année et même les élèves les plus brillants, les plus sérieux et les plus sages se sont un peu laissés aller et c’est dans un joyeux brouhaha que nous jouions avec la terre molle, l’eau et une envie folle de nous exprimer dans un tout autre art que celui suggéré par le maître qui s’était absenté quelques instants de la classe. Il avait traversé le couloir pour s’enquérir auprès de Madame Sauvage, qui partageait les classes avec lui, s’il convenait de choisir un salon de jardin vert ou blanc comme traditionnel cadeau de fin d’année des enfants pour remercier leur cher instituteur pour sa patience et sa bonté. Les mamans attendaient avec impatience la réponse pour effectuer cet achat. Il était prévu d’offrir le cadeau lors de la kermesse de printemps qui devait avoir lieu le samedi suivant.

Martin avait été grincheux et taciturne depuis le coup de clef du matin. J’en arrivais à penser qu’il s’enfermait dans cette sorte de prison de douleur et d’amertume à chaque coup, comme s’il s’agissait d’un tour de clef supplémentaire dans une serrure dont on ne voudrait plus jamais voir la porte s’ouvrir. Il ne participait pas à notre délire. Les coudes plantés sur sa table, le menton lourdement posé dans ses paumes, il semblait fixer quelque chose au-delà de la fenêtre, comme un prisonnier derrière ses barreaux. Il avait à peine desserré les dents pour articuler qu’il n’était pas du tout d’accord avec l’idée d’un cadeau.

Lorsque Mr Sauvage avait regagné la classe, il s’en était suivi un drôle de spectacle. Il avait rougi sous l’effet de la colère. Le regard noir et plissé, il avait, l’espace d’un instant, cherché à comprendre. Tout en plongeant sa main dans sa poche, il s’était tourné vers la table de Martin prêt à lui assener le fatal châtiment. La place était vide. Il avait alors fait le tour de lui-même de façon grotesque et soupçonneuse pour revenir finalement à son point de départ, fouillant même du regard jusque sous le pupitre déserté. Il n’y restait qu’une petite chose de terre posée en évidence à côté d’un petit carré de papier. Un silence de plomb, gris orageux avait fait place à l’atmosphère festive, légère et bruyante. Je faisais partis du lot. Nous n’osions plus respirer. L’instituteur, ne trouvant pas l’objet de ses recherches s’était alors tourné vers moi. Son doigt accusateur s’était pointé sur le pupitre de Martin.
« Hugo… Où est donc passé l’instigateur de toute cette agitation ? »
Honteux, j’avais baissé la tête et lorgnait mes souliers.
«Sais pas »
« Comment ça vous ne savez pas ? »
Il s’était alors approché de notre espace de disgrâce, avait attrapé entre ses doigts épais et blanc de craie le petit papier qu’il avait lu à haute voix :
« Je n’en peux plus de cette prison nommée classe où l’on est censé y apprendre la liberté, l’égalité et la fraternité. Je m’en vais… Je m’évade… Vous ne me reverrez jamais… J’ai troqué votre lourde clef omnipotente contre celle plus légère et impalpable des champs… »
Je n’ai plus jamais revu Martin…


… Inspiré de l’expression… « Prendre la clef des champs »…
Photo : Geralt – cc – Pixabay

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Une très belle histoire où les sentiments des deux enfants sont fort bien décrits. J’ai eu envie de rentrer ma tête dans les épaules d’autant que cela fait remonter des souvenirs d’ardoises cassées sur la tête de quelques camarades de classe un peu trop rebelles comme Martin …Une chose me chiffonne un peu c’est le mot laissé par Martin qui utilise un vocabulaire un peu trop élaboré pour un enfant de cet âge. Mais peut être est- ce volontaire?

Mmmm… peut-être… j’avais laissé planer que Martin gâchait son intelligence. Mais oui, sans doute ai-je poussé le bouchon un peu trop loin… 😉

Souvenir aussi de coups de livres sur la tête, une belle histoire en effet, triste, qui nous replonge dans des odeurs de craie. L’amitié entre les deux enfants est bien rendue, leur ressenti également.
J’ai un peu tiqué sur le style très élaboré du petit mot de Martin, surtout le mot omnipotente, mais après tout pourquoi pas. Ils sont en fin d’études primaires si j’ai bien lu.
Merci Melle 47 pour ce beau moment de lecture.
Ktou 14

Je suis surtout très fasciné par la relation entre les deux enfants dans une ambiance très « poil de carotte ». Je ne sais pas trop comment l’exprimer mais je trouve qu’on laisse souvent au lecteur le soin de se construire de l’empathie pour un personnage (J’ai relu quelques extraits des Misérables, on est sur ce versant), alors que le point de vue d’un personnage sur un autre personnage me semble plus souvent relever les adultes. On a ici un très beau regard d’enfant sur un autre enfant, je trouve.

Mmmm… Hugo… Rimbaud… moi, j’ai un instant pensé à Augustin & François dans le grand Meaulne… je veux bien m’essayer à une épopée… tu y jetterais un oeil à la rentrée Francis… pour finir, oui, cette clef, je m’en souviens et cet institut… il s’appelait réellement comme ça… mais chut… tout ça est du passé 😉

Eh bien, j’ai beaucoup aimé ton texte Melle47. Cette histoire de clé fait mal. L’ambiance de la classe, la description des personnages m’ont mises en spectatrice tout au fond de la classe, avec l’odeur de l’encre sur les doigts.

Un petit goût de l’un des personnages de la guerre des boutons en ce qui me concerne.
L’amitié de ces enfants est fortement bien rendue.
J’espère que Martin a trouvé la clé de son bonheur.

Euhhh… pourquoi pas? je veux bien essayer en tout cas… Certes, ça n’est pas comme si je me sentais comme un poisson dans l’eau en matière d’écriture d’épopée, mais en marchant sur des oeufs et sans foncer tête baissée, je devrais pouvoir pondre un truc buvable. 😉
En espérant ne pas te donner autant de fil à retordre qu’une certaine histoire de crotte de bique…
Bref… ne pas baisser les bras…
et remonter ses manches,
et… sans perdre les pédales
… de fils en aiguille, je pourrais… t’endormir ou bien tirer mon épingle du jeu :))

Quelle est belle cette histoire! Triste, d’une époque autre … les Sauvage utilisent maintenant les humiliations verbales ! Je trouve les personnages attachants et comme nos compagnons d’atelier’ j’ai eu l’impression de lire un extrait de classiques tels que ceux déjà cités…. un grand plaisir de lecture. Bravo et merci