Je n’arrive plus à dormir… Comme depuis déjà quelques temps, aux petites heures du matin le sommeil m’a lâché. Je me lève sans faire de bruit. Surtout, ne réveiller personne. J’enfile le grand pull irlandais de mon homme, me noie dedans. J’aime son odeur. Je descends à pas de loup, me fais couler un café, enfonce mes pieds nus dans mes bottes fourrées, en apprécie la douceur. J’ouvre le volet, me glisse dehors emportant avec moi mon mug et mes écouteurs. Je m’en vais tout au bout du terrain, laisse derrière moi la maison, m’isole dans ma tristesse.
Arrivée là, je cale mon café sur les vieilles pierres mal celées et escalade le petit muret tout branlant qui borde le parc, juste en-dessous du saule qui pleure. J’aime être ici, seule, au calme dans ces petites heures du matin avant que tous ne quittent leur sommeil, que la vie ne reprenne et s’agite autour de moi.
Ce matin, le ciel est gris mais léger d’un bout à l’autre de la campagne qui m’entoure. Je frissonne, tire sur les manches de mon pull. À mes pieds, au-delà du petit sentier de terre battue qui longe la propriété, la pente est rude. La vallée s’étend, paisible, encore endormie dans son manteau de couleurs froides. Elle se déroule dans une alternance de rocailles abruptes, de fouillis ronçus, broussailleux ou boisés, puis viennent de petites parcelles biscornues de vergers en fleurs pour terminer tout en bas sur le fleuve qui étend son coude ténébreux. La vue est magnifique.
Je me cale, les pieds dans le vide, écoute un instant le gazouillis des oiseaux, les aboiements d’un chien au lointain. J’attrape mon café, en apprécie les arômes, repose le mug à mes côtés puis enclenche ma playlist, porte les écouteurs à mes oreilles et m’abstrait plus encore dans ce silence qui n’appartient qu’à moi. Il n’en faut guère plus pour que mon esprit s’envole dans un voyage immobile. La musique, forte, m’emporte dans un monde de sombritude presque réconfortant. Les mélodies qui s’enchainent titillent mes nerfs à fleur de peau dans une douce violence, rendant mon chagrin presque voluptueux.
Soudain, prise de vertige, j’agrippe le muret, me retiens aux pierres. Je lève le nez, hume l’air frais, ferme les yeux. Un sourire triste effleure mes lèvres.
Je savoure les paroles de cette chanson qui me renvoie à ma peine. Mes larmes débordent et roulent lentement sur mes joues. Ma tête est emplie de vide. J’ai beau me répéter une fois de plus qu’il ne m’aime plus ; que faire après tant d’années à aller et venir ensemble, à inventer chaque jour une page ajoutée à notre histoire à la fois ordinaire et insolite ? Notre complicité s’est muée en un champ d’hostilité, un indéniable enfer polaire. La réalité du mutisme qui nous enveloppe, à l’image de cette campagne autour de moi, me paralyse et m’inquiète. Le silence de nos non-dits respectifs éclate en un assourdissant chant de reproches triomphants et butés, comme des refrains dans mes oreilles dont la violence des paroles fait écho en moi au vacarme incessant de nos coups de gueule muets.
Quiétude et tumulte se débattent en moi. C’est insupportable. Je suffoque. Mon cœur mis à mal étouffe. Je retire brusquement mes écouteurs, ouvre les yeux, reviens à la réalité. Surprise, à bout de souffle, je plonge mon regard encore humide dans celui d’un grand chien vagabond sorti d’on ne sait où. Nos regards s’accrochent, s’arriment dans un sentiment d’urgence irrépressible. Il me contemple, figé, comme s’il savait, comme s’il comprenait, dans un élan de sympathie, de solitude partagée.
***
Ps : J’espère que vous aurez ressentis l’oxymore du silence assourdissant. Celui qui règne en maître dans le cœur de cette femme à la croisée des chemins ; entre non-dits silencieux de reproches assourdissants. Il fait écho à cette nature paisible qui l’entoure au petit matin et la musique qu’elle écoute.
Pour finir, merci à mon ami le chien d’avoir partagé ce moment de solitude…
Photo : Overture Creations – Unsplash
Mon job est de faire des commentaires, genre le prof qui a toujours quelque chose à dire, mais parfois, c’est délicat : hormis dire woaw, je ne vois pas grand chose à ajouter. Alors je voudrais saluer la performance et souligner les éléments constitutifs de ce texte, d’abord autour du thème de l’oxymore, utilisé comme formule, comme idée ou situation, ensuite en terme de mise en scène du propos.
Ici, on a l’aube (entre-deux du clair-obscur), un couple en déréliction (fin d’un état – début d’un autre, inconnu), un silence assourdissant en effet comme situation (l’incommunication installée dans le couple), et après les figures même de l’oxymore : voyage immobile, sombritude réconfortante, douce violence, chagrin voluptueux, tête emplie de vide, enfer (normalement chaud) polaire, assourdissant chant, vacarme incessants de coups de gueule muets…
Il y a aussi quelques pépites au détour par exemple ce saule qui n’est pas pleureur, mais est un saule qui pleure, en écho à la psychologie du personnage.
Enfin, la mise en scène et les images restituées : certes classique (le lever du jour, la solitude de la maison silencieuse), mais c’est du cinéma full HD que l’on imagine voit, entend, ressent —et cela fonctionne impeccablement.
A noter la description de la vallée, de la végétation : touffue, biscornue, broussailleuse, rocailleuse, fleuve ténébreux : le monde extérieur -celui qui attend sans doute le personnage est beau, mais rude, et cet extérieur vers lequel il va se diriger s’annonce complexe, ardu, griffant. On a là une adéquation entre l’état et la situation présente et à venir du personnage, et son environnement (un de mes thèmes récurrents d’atelier d’ailleurs, que je ne vous ai pas encore fait subir ici, à partir d’exemples, notamment tirés de Zola et d’Eugène Le Roy ; peut-être un jour).
Enfin l’apparition du chien vagabond : c’est la figure du « monstre » dont j’ai déjà parlé ici il me semble, au sens premier du terme. Le monstre antique est un signe envoyé par les Dieux. Il adresse un message, un avertissement ou un réconfort. Il annonce un futur. Celui d’une femme qui devra se reconstruire aux côté d’une tendresse, d’une affection tout aussi muette, mais fidèle et garantie.
Bref, ce texte de Melle47 c’est du woaw, woaw, woaw. Big up ! 🙂
Wouah (à mon tour!). Merci Francis pour ce commentaire, mon saule en pleure de joie, je reste sans voix… Quoique, est-ce possible? Si, si…
Ps : Au risque de me répéter à chaque atelier, ce chien Francis… il est trop top. Moi, je l’adopte… 😉
Se glisser dans le pull de son homme à défaut de se gliszer
Bug, je reprends :/
A défaut de pouvoir se glisser entre ses bras, son odeur…pour ne plus sentir la distance entre elle et lui. La musique complice expression de sa tristesse, le constat de la perte d’amour , j’ai ressenti son vertige…et adoré le chien, seul temoin de son chagrin.
Bravo pour ce texte Mlle 47 et merci de cette belle expression.
Que dire hormis un grand bravo, votre texte est tout simplement magnifique. Merci
Magnifique et tellement éloquent! Comme lectrice, j’ai trouvé que le monde intérieur de la narratrice m’était dévoilé tout en finesse, faisant apparaître en moi des émotions fortes .. Celles vécues par ton personnage. Bravo aussi pour la façon dont tu as dépeint le paysage de la vallée et du fleuve devant elle. Métaphore de la route et des obstacles à venir, la vue au delà du fleuve y étant magnifique (l’espoir est toujours présent).
Je rêve de pouvoir décrire d’aussi belle façon le ressenti de mes personnages!!
Merci à toutes pour vos commentaires… ça y est, les adjectifs me manquent!
Mélanie, comme tu le dis si bien tout en bas des commentaires de ton texte, il y a des « choses » qu’on écrit sans prendre vraiment conscience de leurs impacts sur les lecteurs. C’est la magie de l’écriture et peut-être aussi de la difficulté de prendre le recul qui va bien pour s’auto-apprécier.
Merci Francis de nous aider à mettre le doigt sur tout ça…
Merci à toi de partager ton bel enthousiasme !!! 😀
Melle 47,
Que dire de plus, c’est joliment écrit, décrit. Une mise en scène où ce qu’il y a autour d’elle est là, présent, mais juste présent pour ne pas étouffer ses sentiments, ses ressentis. J’aurai juste envie de me mettre derrière elle et de poser ma main sur son épaule, sans qu’elle me regarde, sans qu’un son de voix émerge, juste une main posée pour la soutenir, lui redonner de la force et de la confiance. Ce n’est pas un être humain qui est venu le lui faire comprendre mais ce chien qui n’est pas tout à fait là par hasard. Cette rencontre est si justement écrite entre ces deux là que je perçois avec émotion cette image. Les animaux sont, entre autres, fabuleux pour ça ……