Ce matin, comme tous les mardis, c’était jour de commissions. Et pas question de répéter l’opération tous les jours. Ruby était partie son panier accroché au bras pour attraper le bus qui passe sur la grand-route un peu plus loin.
Au croisement, elle avait tourné la tête à gauche, à droite le long de cette piste, dépourvue d’ombre et absente de toutes habitations qui file, tout droit entre les champs de coton. À dix heures, le sable et la caillasse renvoyaient déjà une chaleur étouffante. Seule, Nelly se tenait là, qui attendait en plein soleil, son cabas posé sur la tête en guise de chapeau. Ruby s’était rapprochée tout près, si bien qu’elles avaient attendu toutes les deux, sous son parapluie noir. Elles avaient eu à peine le temps d’échanger quelques paroles que le bus arrivait au loin dans un épais nuage de poussière.
Puis, les deux femmes s’étaient dégoté une place dans le vieux véhicule bringuebalant, prenant soin de se tenir dans la partie qui leur était réservée. Pas question de se trouver dans celle réservée aux « Noirs ». L’autocar était reparti, secouant son chargement.
La route était longue jusqu’à Greenwood, et des fenêtres ouvertes montait un nuage ocre et dense qui ne laissait aucune chance à la discussion. Les passagers, pour la plupart des ménagères de modeste condition, se cramponnaient, mouchoirs sur le visage. Ruby ressassait sa liste de courses en regardant distraitement au-dehors. Il y avait encore peu d’ouvriers pour s’occuper des plantations, mais déjà le moment des récoltes arrivait et le blanc des boules de coton allait de moucheter de dos noirs courbés, de contremaîtres rigides et bruyants cachés sous leurs chapeaux de paille, de petits porteurs allants et venants, de gros sacs de tissus blancs jetés sur l’épaule.
Après quelques arrêts chaotiques, le bus ralentit et s’avança lentement sur le pont. Le train de onze heures était en train de les croiser. Son signal perçant s’éternisait en un écho renvoyé par la structure métallique de l’ouvrage. On quittait, en un instant, la platitude des champs écrasés par la chaleur pour entrer en ville. Un coup de frein brusque et le bus s’était enfin tu, juste derrière le pont qui enjambe le Tallahatchie, à l’entrée de Greenwood. Les passagers, soudain pressés, s’étaient déversés en bon ordre, les « Blancs » par la porte de devant, les « Noirs » tout au fond.
Il y avait bien là, près du pont, plus de monde que d’habitude, mais Ruby était passée devant sans s’arrêter. Elle ne voulait pas trop traîner, au départ du terminus, le bus n’avait pas de retard et elle prévoyait de cuisiner pour le dîner.
Ruby remonta l’artère principale en direction de l’épicerie. Greenwood n’était pas très grande. Il y régnait d’habitude une belle agitation, mais aujourd’hui, la chaleur semblait ralentir le temps. La chaussée avait été bétonnée afin de faciliter l’accès aux automobiles des riches propriétaires de plantations, ça n’aidait pas. Bordée de commerces, elle offrait à peu près tout ce dont on a besoin. Plus loin, l’église arborait fièrement son clocher au milieu d’une petite place où l’on tentait de maintenir une végétation plutôt rare et sèche. Parallèlement, à cette rue, la voie de chemin de fer qui traversait la région de Chocktaw, distillait un fond sonore. Elle avait contribué à l’essor de la ville. L’école s’était agrandie, même si tous les enfants n’y avaient pas accès.
Ruby, qui avait rouvert son parapluie, était passée devant le barbier. Le vieux Jack, assis sur une chaise devant la boutique, l’avait salué. Il y avait là, deux autres hommes, cigarette à la main et chapeau vissé sur la tête qui attendaient leur tour. Elle avait ensuite dépassé le Franklin’s café. Un brouhaha s’échappait des portes ouvertes, comme toujours en fin de matinée. Ruby avait la tête ailleurs. Allait-elle trouver du lard pour son dîner ? Levant le nez, elle avait aperçu au loin le Pasteur Taylor sur les marches de l’église. Sue Mac’Allister était en grande conversation avec lui. Le geste lancé en l’air par l’homme lui avait-il été destiné ? Elle avait agité la main, son parapluie s’était échappé. Elle se souvient encore avoir souri lorsqu’elle avait vu le bon Pasteur se contorsionner de gauche à droite pour éviter la mère de Billie Joe qui se trouvait entre eux. Cette bavarde de Sue le retenait sans doute et il ne savait plus s’en dépêtrer. Elle avait prestement ramassé son parapluie, évité de justesse une de ses autos maîtresses des routes, avait hâté le pas pour arriver finalement aux portes de l’épicerie des Olson.
Ruby avait apprécié, sinon la fraîcheur, au moins l’ombre bienveillante du magasin. Quelques femmes discutaient dans un coin pendant que la patronne finissait d’encaisser les commissions de James. Ruby avait salué l’assemblée, s’était enquise auprès du charpentier de l’état de santé de Sally pratiquement à son terme.
Elle avait ensuite fait le tour des étals, mis quelques pommes dans son panier, enfourné six belles poignées de pois gourmands dans une poche de papier, en avait même ajouté une de plus. Elle pensa encore à demander une livre de farine et les biscuits préférés de John. Il ne lui en restait plus. La plantureuse Tessa lui avait annoncé à regret que la livraison du jour, arrivée par le train, ne contenait pas de lard. Ruby avait opté pour des œufs et la patronne avait alors crié sur le petit Dan, qui avait aussitôt disparu dans l’arrière-boutique, sa tête d’ébène rentrée dans les épaules.
Ruby n’avait pas davantage traîné et comme prévu, le bus était parti à l’heure.
Arrivée à la maison, l’heure du déjeuner était passée depuis longtemps. Ruby avait mis de l’ordre dans ses courses, puis avait pris le temps de s’asseoir un moment à la table de la cuisine pour boire un grand verre d’eau, croquer une pomme tout en s’éventant largement de la main. Elle s’était ensuite mise aux fourneaux.
Vers 16 heures, Pitch avait aboyé. Jetant un œil par la fenêtre, elle avait eu la surprise de voir débarquer le jeune pasteur accablé par la chaleur. Il avait l’habitude de rendre visite à ses paroissiens, à croire que parfois ses après-midi lui étaient longues. Ruby pensa à lui demander s’il voudrait venir ce dimanche partager leur repas. Elle l’avait fait asseoir dans la cuisine, lui avait servi un grand verre d’eau fraîche, puis s’était assise en face de lui et avait attendu qu’il ne reprenne son souffle.
***
À présent, Ruby ferme le robinet, essuie ses mains sur le torchon accroché à son tablier puis les pose sur le rebord de l’évier, étire son dos fatigué. Elle plonge son regard à travers la fenêtre, plisse les yeux. Elle pense à sa fille, à ses hommes qui sont partis aux champs de bonne heure ce matin. Ils ne devraient plus tarder maintenant. Elle soulève une dernière fois le couvercle de la marmite, les pois sont encore fumants, le souper est prêt. Ruby a faim. Elle attrape son verre, y verse de l’eau, tire la chaise qui grince sur la terre cuite et s’assoit lourdement. Elle chasse une mouche agaçante, croise les bras sur la toile cirée, ferme les yeux et laisse aller sa tête. Un dernier instant de calme avant le dîner. C’est qu’elle n’est plus toute jeune, ses jambes sont lourdes depuis qu’elle a pris quelques kilos et la journée a été longue aussi, les nouvelles du pasteur bouleversantes.
Pitch l’avertit, la petite troupe rentrait. Elle se lève et lance un vibrant : « N’oubliez pas d’essuyer vos pieds » avant de ranimer la flamme sous la marmite.
Les travailleurs fatigués passent au lavabo. Ruby tout en attrapant les biscuits tend la joue à John. Bobbie attrape le pichet d’eau et va s’asseoir à table. Son frère Riley, qui se sent exempté de toute corvée, attend déjà.
« Non, mais t’exagères, on est tous fatigués, va chercher les pois gourmands ».
La famille se retrouve vite autour de la table. Ruby pose les œufs, s’assoit. Tape sur les doigts tendus de son fils qui s’approchent dangereusement de la tarte aux pommes, puis lance à l’assemblée : « J’ai des nouvelles de Choctaw. Le jeune Pasteur Taylor est passé cet après-midi. Il m’a raconté que ce matin de bonne heure, Billie Joe Mac’Allister a sauté du pont Tallahatchie ».
Et John lui dit, en lui faisant passer les pois gourmands.
« Eh bien, Billie Joe n’a jamais eu une once de bon sens ; Bobbie, les biscuits, s’il te plaît. »
Puis il poursuit comme si la nouvelle ne l’affectait pas davantage : « Il y a cinq acres de plus dans la quarantaine inférieure que je dois labourer. »
Ruby pose un œuf dans son assiette, les passe à Riley.
« Tout de même, c’est une honte pour Billie Joe. Et puis, on dirait bien que rien n’aboutit jamais à rien de bon sur la crête de Choctaw. »
Riley sourit et raconte la fois ou Tom, lui et Billie Joe avaient mis une grenouille dans le dos de Bobbie alors qu’ils étaient au cinéma. Ils avaient bien ri.
Bobbie, le nez dans son assiette, hausse les épaules. Elle semble compter les pois gourmands du bout de sa fourchette.
Riley se souvient encore qu’il lui a parlé juste après l’église dimanche dernier.
« Et puis, je l’ai vu à la scierie pas plus tard qu’hier. Oui, on était amis avant, mais depuis quelque temps, c’est vrai qu’il avait l’air bizarre… Je vais prendre un autre morceau de tarte aux pommes. Ça me fait tout bizarre de me dire que ce matin, il a sauté du pont Tallahatchie. »
Ruby regarde Bobbie et ajoute : « Le pasteur a même ajouté que la veille, il avait vu une fille qui te ressemble beaucoup sur le pont… Et qu’elle et Billy Joe avaient jeté quelque chose dans le Tallahatchie… Mais… qu’est-ce qui est arrivé à ton appétit ? J’ai cuisiné toute l’après-midi, et tu n’as pas touché une seule bouchée. »
« … »
Ruby n’ose pas insister. De toute façon, sa fille et elle n’échangent jamais rien sur leurs affaires personnelles.
***
Le temps passa et il fallut attendre une bonne année, avant que Ruby n’entende de nouveau parler de cette histoire.
Belle idée que de raconter cette terrible journée du point de vue de la mère ! i’ai bien aimé la façon dont la vie quotidienne est décrite, l’atmosphère est bien rendue, c’est très agréable à lire . Mais l’énigme reste entière sur les causes du décès de Billie Joe. Et cela m’a un peu frustrée car j’avais cette attente avant la lecture de tous les textes. C’est donc mon attente qui gâche un peu la lecture !
On est plongé au coeur de la vie d’une ménagère américaine des années 60 – 70. C’est très bien rendu, très réaliste, bourré de détails savoureux. Tu as également parfaitement rendu l’ambiance régnant dans cette famille au moment de l’annonce du suicide de Billie Joe grâce aux conversations au sujet de cette mort hachées par le quotidien du repas.
Le fait de ne pas donner la raison du suicide est un parti-pris. S’il est vrai qu’on pense qu’on va l’apprendre au fur et à mesure que se déroule le récit, on se rend compte en arrivant à la fin que ce n’était pas ton thème et c’est bien ton droit après tout.
Le coton fleurit en juillet/août et se récolte en automne. ‘chopping cotton’, c’est apparemment la taille des plants.
Mais…tout ca n’a aucune importance, car le texte est très joliment écrit, incroyablement détaillé, avec de belles formules. Ça donne un effet 4D, on s’y croirait. En fonction du niveau de racisme de votre personnage, vous auriez même pu utiliser ‘nègre’ au lieu de noirs. Le racisme aux Etats-Unis dépasse notre imagination…
J’aime bien la fin en suspens qui donne envie de lire le prochain chapitre.
Pardon, pour le detail insignifiant du coton je viens de voir que la traduction francaise indiquait cela, donc c est la faute du traducteur lol 🙂
Le traducteur a commis quelques bourdes. Ce n’est pas le frère de Billie Joe qui s’est marié et a ouvert le magasin à Tupelo mais bien celui de la narratrice. Le traducteur ne connait pas le verbe botteler qui existe pourtant en français et qui veut dire mettre en bottes (de foin) et c’est dommage. Tout comme « chopping cotton » qui souffre de traducterreur. En fait comme l’a soulevé Eleda, c’est le binage avec une houe (ou une serfouette) pour éclaircir les plants et éviter d’affaiblir ceux déjà forts par ceux en surnombre (merci à internet et ma curiosité maladive). Donc il (le traductueur) aurait pu écrire sans que ça n’altère le rythme de la phrase que Bobbie binait le coton au lieu de le couper. Bon je chipote et cherche des poux dans la paille…
Effectivement, ton texte est en 4D. J’ai retrouvé ton écriture avec plaisir. Je m’attendais à entendre le chant Pick a bale of cotton » monter des champs de coton. Les détails donnent du coffre à ce que tu nous racontes. Chapeau 🙂
C’est un beau texte et on est tout à fait dans l’ambiance. C’est un angle d’attaque original que de prendre le point de vue de la mère. Et ton goût des petits détails nous donne une histoire « bien en chair ». Ta chute m’a donné faim : que se passe-t-il un an après ?
J’ai souvent l’impression que Melle fait des tableaux, par petites touchent successives, une image, un personnage, un mouvement, une intention. Mais c’est de plus un tableau qui parvient à signifier du temps qui se déroule. C’est très subtile.
Et je suis même un peu jaloux de cette touche du pinceau qui sait s’arrêter toujours avant de forcir le trait, pas d’insistance. Je lis, j’ai une impression de légèreté et c’est l’ensemble qui est profond.
Fascinant
Difficile d’arriver après tout le monde pour ajouter quelque chose d’inédit et d’intelligent ! J’ai beaucoup aimé aussi ce texte très travaillé sur les détails des décors et des gestes comme dans une bande dessinée .
Melle47 a fait preuve une fois de plus de son talent —maintes fois loué ici — pour le souci du détail, de la décomposition de l’action, des petits gestes, des ambiances en s’attachant à un personnage placé comme dominé et falot dans la trame originale (la ménagère qui s’inquiète durant le repas) et c’est très réussi. J’avoue, ce que j’ai moins aimé, c’est d’avoir intégré directement la chanson, ce qui crée une rupture dans le texte (mais c’est sans doute à force d’avoir écouté et relu maintes fois le texte original, cela m’a désarçonné tant je m’attendais à moins « direct ») et casse du coup, en tout cas pour moi, la musique posée dans la première moitié. Toutefois, cela constituerait un premier chapitre idéal pour le début de l’histoire (si on faisait un recueil, avant les variations nées de cet atelier, ce texte serait le premier en se passant de celui de Bobby Gentry). C’est la chanson développée, enrichie. Enfin, je trouve cette fois encore qu’il y a ce « ton américain » (quoique sur du temps long, étiré), mais surtout très bien cette ambiance lasse, emplie de vides, de silences et de sous entendus qui est bien l’esprit du récit.
Le point de vue de la mère apporte un certain recul face à l’histoire. C’est une excellente idée. A L’instar de la chanson, le suicide en devient anecdotique au sein des préoccupations familiales quotidiennes.
Mais que se passé-y-til un an après ? Tout est ouvert…
Un texte qui reste tout à fait dans les intentions de Bobbie Gentry qui a expliqué dans une interview avoir voulu décrire le manque d’empathie des gens devant le malheur des autres et ton histoire par le fourmillement des détails fait bien plus que cela. L’atmosphère est « plombante » et met le lecteur mal à l’aise et c’est ce qui fait la richesse de cette histoire. Dérouler la chanson ne m’a pas posé de problème car elle fonctionne avec tout le reste et notamment le décor bien planté. Là où je coince, c’est sur la dernière phrase mais je me console en me disant que tu viens d’écrire le premier chapitre d’un superbe roman…