Au bout d’une plage, quelques rochers polis, abandonnés par les vagues. C’est marée basse. Pas une mouette. Pas de coucher de soleil flamboyant. Pas de ciel bleu. Juste une mer triste qui joue mollement du bout des vagues avec l’écume indolente, sous un ciel gris-bleu où s’ennuient quelques nuages. À moins que ça ne soit l’inverse, finalement haut, bas, tout s’assemble, et se ressemble.
Je m’assieds sur un gros rocher, resserre mon gilet couleur pierre mouillée, entoure mes jambes et pose mon menton sur mes genoux. J’ai froid, j’ai toujours froid. J’aime ces instants de calme où les souvenirs remontent doucement. Aujourd’hui, c’est mon Papeil qui s’invite dans ma bulle. Mon grand-père à moi, de son vrai nom Henri, était un grand homme aux cheveux blanchis mais toujours impeccablement coiffés en arrière. Une tête bien droite. Un regard perçant au-dessus d’un puissant nez d’aigle. Un homme impérieux, intègre. Un forçat du barreau qui ne s’exprimait jamais que dans un français hors d’âge, bourré d’adjectifs ponctuant de longues phrases compliquées, comme si chaque conversation, même banale, était une plaidoirie.
Nous partagions, mon Papeil et moi, le plaisir de longues balades sur cette plage. Elles étaient en réalité davantage prétexte à de longues causeries sur le sens du monde et toutes ces choses qui gouvernaient mes soubresauts adolescents. Je lève le nez, ferme un instant les yeux et m’amuse au souvenir vague d’une de ces phrases alambiquées qu’il m’avait sortie un jour que je lui demandais son avis sur le bonheur. Il savait y faire le grand homme pour répondre à votre question par une interrogation détournée. Et c’était moi, qui, d’abord, avait dû poser les jalons de ce que furent nos propos à ce sujet… Je lui avais alors répondu à peu près cela :
– « Maman et papa ne cessent de me rabâcher que le bonheur c’est avant tout de faire des études. De bonnes études, hein ! Devenir avocate, par exemple. Tu sais, un truc vraiment sérieux. » Son sourire s’était étiré. Je suis sûre que dans mon “sérieux” il avait entendu “ennuyeux”. Mais, il savait écouter et n’avait rien dit, m’encourageant à continuer dans un haussement de sourcils broussailleux… « Et puis, ils disent que c’est bien de se marier et puis, d’avoir des enfants. Que d’ailleurs, il conviendrait bien de le faire dans cet ordre-là. » J’avais prononcé cette dernière phrase en me moquant un peu de ces générations d’avocats au style ampoulé. Papeil avait franchement ri. Il connaissait bien mon incoercible esprit rebelle… « Et puis encore, les enfants, ont insisté les parents, c’est ça le vrai bonheur, c’est dans la transmission des valeurs que se situe le bonheur… »
Je frissonne, sort mon bonnet rouge-lave à pompon peau de lapin de ma poche, l’enfonce jusqu’aux yeux et replonge en arrière…
Il faut dire qu’à l’époque, je détonais dans cette famille honorable. Je n’en avais que pour le dessin, les ciseaux, la couture. Mon égo d’ado en ébullition ne rêvait que de déceler la lumière dans le velours noir de certaines roses, la sombritude dans les diamants noirs. Imaginer d’insolites teintes comme le bleu-baleine que je devine dans le ciel-mer face à moi, de nouveaux mots pour faire rager les parents. Je n’envisageais la vie que dans le froissement des étoffes, le mélange de sensations, de nuances. Que dans l’invention de collections farfelues et fantaisistes.
Mon Papeil avait écouté avec patience mon refus de la vie sur mesure à laquelle on me prédestinait. Puis, il avait déplié sa longue carcasse, m’avait tendu la main pour m’aider à me relever. Il voulait me montrer quelque chose et nous étions remontés vers la grande demeure familiale. « Le bonheur n’est qu’une histoire de perception » avait-il ajouté. « Certains le voient comme ci : pourquoi ? D’autre comme ça : pourquoi pas ? ». Il avait enchéri que « chacun peut explorer la vie sous l’angle qui lui convient, à sa façon toute personnelle. Appréhender, réfléchir, raisonner, s’exprimer à sa manière. Interpréter, oser et comprendre une vérité qui n’existe que pour soi. C’est dans cet infini des possibles que se trouve le bonheur. »
… On s’est installés. Sa table de travail était couverte de dessins et de projets de jardins magnifiques. L’avocat d’un certain âge avait fait place au botaniste tapi depuis toujours. Il avait saisi son crayon, gribouillé un cornet de glace dégoulinant sur un coin de feuille. Il avait ensuite pointé du doigt un portrait de mon père, jeune, beau, encadré et posé là. Il m’avait alors demandé quelle expression mon père semblait avoir sur cette photo ? « Appétissant ! » avais-je répondu aussitôt. Il avait griffonné alors une pierre tombale dans un cimetière, avait de nouveau pointé la photo et reposé la même question. « Chagriné !» avais-je annoncé. Il a enfin affiné la délicate silhouette de Betty Boop, pointé mon père et arqué les sourcils au-dessus d’un sourire en coin. « Hummm, avais-je lâché. Trop drôle ton truc ! »
« C’est là, ma belle que je voulais en venir. C’est un mélange d’images perçues connectées à nos propres connaissances et nos rêves qui font que chacun voit, déchiffre, construit le monde différemment. C’est là que se trouve la magie et le bonheur aussi. Rien n’est rigide, défini ou programmé. Tout n’est qu’évolution, contorsions, harmonies, voire même ajustements qui répondent aux « pourquoi ? » de chacun, à tes « possibles ? » ou encore à mes « pourquoi pas ? »
… Grands cris sur la droite. Je penche la tête sur le côté, plisse les yeux. Petite tête blonde échevelée en approche rapide. Ma bulle vient d’éclater…
– « Maminette, Maminette, viens. Viens, voir le fantastique, joliiii château maléfique de sable que j’ai fait ! »
– « Pourquoi “maléfique” ? » » je lui demande en la serrant contre moi pour un bisou frisson-glacé.
– « Bah, pourquoi pas ? »
Attention, je vais me lancer dans une analyse échevelée. En effet, c’est un texte que j’ai adoré pour plusieurs raisons :
– d’abord parce que mine de rien, avec une économie de moyens posant un climat particulier ce texte mobilise des réflexions existentielles profondes.
– Ensuite, parce qu’il y a astuce quant à l’utilisation du thème. C’est-à-dire que le pourquoi pas ? est ici dépassé de son niveau premier (le choix, la décision), pour en faire une réflexion plus large sur la perception de la réalité selon les individus, et par là, sur le sens de l’existence. C’est ambitieux… et, je trouve, très discrètement réussi. Il y a de la profondeur, de la sagesse et de la sérénité. De la douceur. Et mine de rien, en mobilisant le fait que quoique l’on ait chacun sa réalité, il est bien possible que le sens de tout cela, ne soit qu’unique : c’est l’acte de transmettre.
– Enfin, voici un exemple de chute aboutie, et signifiante, en 5 lignes à peine. On ne boudera pas notre plaisir. La structure du texte (le dialogue socratique dira-t-on) ne vise qu’à converger vers cette chute exprimant la transmission et le recommencement permanent des mêmes interrogations. Cette question du pourquoi pas ? posée par l’enfant en vis-à-vis de propos qui viennent d’être tenus entre autres sur le bonheur est une mise en scène subtile pour l’expression de la permanence au travers des générations, en écho avec les propos justes avant du Papeil. L’enfant en figure surgissante incarne lui-même l’argument du texte, et même le justifie. Bref, il y a deux acteurs : l’enfant lui-même, et sa question. Et ce sont eux qui donnent de la réalité aux concepts du Papeil. L’enfant est à la fois la chute du texte, et celle de la démonstration du Papeil. C’est un de ces moments vertigineux où il se passe exactement ce que l’on estime que c’est ainsi que les choses se passent (*)
J’espère ne pas surlire ou surinterpréter le texte de Melle47, mais c’est du moins ainsi que je le perçois, le comprends. Et vous ?
(*) Cette question de perception de la réalité et de la vision de l’existence ce qui nous renvoie pour aller plus loin encore « quelque part » comme on dit aussi au début d’une réplique culte du Film La Naissance de l’amour de Philippe Garrel écrite par Marc Cholodenko (et mise en musique par les Trouble Makers et devenue le générique de l’émission Les Pieds sur Terre de France culture)
Personne ne sait ce qu’il se passe aujourd’hui parce que personne ne veut qu’il se passe quelque chose, en réalité on ne sait jamais ce qu’il se passe on sait seulement ce que l’on veut qu’il se passe, et c’est comme ça que les choses arrivent.
(Ensuite ce sont des considérations politiques).
Pour le pourquoi pas, il n’y a pas d’âge effectivement, il n’y a pas que les « vieux sages » ou les personnes ayant un parcours chaotique qui peuvent choisir de se questionner vers le pourquoi pas qui ouvre tellement de possibilités… L’enfant est souvent le premier à se dire pourquoi pas… et l’intervention de l’adulte « casse » ceci à mon avis très vite, dans les interdits et conclusions « ne fais pas ceci parce que… »
J’ai beaucoup aimé ce texte… Merci
Merci Melle 47 pour ce texte dont j’ai beaucoup apprécié la lecture… Ta description du lieu, très bien imagée au départ, a accroché rapidement la lectrice que je suis.
Ce lieu significatif, qui devient objet de réminiscence puissant pour la narratrice dont on en sait d’abord très peu (que j’ai d’abord crue assez jeune soit dit en passant!) nous amène à une réflexion existentielle sur le bonheur, nous incitant à poursuivre la lecture avec intérêt .
La chute vient finalement vraiment donner tout son sens à ce qui précède.
La narratrice, elle-même devenue mamie, sera probablement une figure importante en ce qui a trait à la construction de la vision de la vie de sa petite-fille (et donc dans la construction de son bonheur), qui à son tour influencera les générations qui suivront…
Merci pour ce beau texte et bonne continuité!
Merci tout plein pour ces appréciations élogieuses… Il y a là des mots qui ont agréablement chatouillés ma sensibilité.
J’aime beaucoup de choses dans ce texte : le titre, les réflexions, le bord du mer du début, le portrait du grand-père, la chute… bon, à peu près tout en fait! Merci pour ce texte!
Beaucoup beaucoup de tendresse dans ce texte que j’ai beaucoup aimé. Je crois que j’ai dit 3 fois « beaucoup » 🙂
Merci