« Meuh non… Laisse-moi faire »
Marie attrape le pinceau, fait tourner le fauteuil et regarde Élise.
« Chaque fois, tu me fais le coup. Il faut que les spectateurs du dernier balcon puissent voir mon Élise rayonnante. Ce que tu m’as fait là comme maquillage, c’est du rien du tout.»
Elle peaufine le trait d’eyeliner, y va peut-être un peu fort sur le blush et retourne le fauteuil face au miroir de la loge.
« Regarde, c’est pas mieux là ? »
Aujourd’hui, c’est le grand jour. Non pas qu’Élise n’ait pas déjà accompagné de grands orchestres, mais aujourd’hui, Élise a trente ans et c’est la magnifique salle Garnier qui l’accueille.
Élise se regarde dans le miroir et se trouve jolie. Pour la première fois depuis longtemps, elle voit devant elle une jeune femme souriante, pleine d’énergie, prête à affronter son public.
Marie, sous les directives d’Élise, place avec grâce les boucles blondes sur son épaule droite, ajoute quelques pinces puis retourne de nouveau le fauteuil face à elle, ajuste la robe de velours rouge profond, fait un pas en arrière pour juger de l’ensemble et frappe dans ses mains.
« C’est parfait »
« N’exagère tout de même pas… J’ai un de ces tracs, tu n’as pas idée. »
Marie pointe le doigt vers la porte.
« Oui, eh bien, c’est trop tard pour ce genre de truc. La salle applaudit déjà, tu es attendue et tes comparses sont déjà sur scène… Tout va bien se passer. »
Elle tend son violon à Élise, ouvre la porte, plonge la tête en avant dans une belle révérence et dans un grand geste de la main invite Élise à avancer vers l’estrade.
« Ça va aller », lui souffle-t-elle encore alors qu’elle s’éloigne déjà.
Élise entre en scène sous le halo du projecteur. Toute la salle se lève pour applaudir l’artiste.
Elle prend place exactement au centre de la scène entre Alain et David, ses amis de l’orchestre de chambre de Blois. Elle a arrangé sa robe longue autour d’elle. Son cœur ralenti, elle est enfin prête. Élise pose son violon sur son épaule et lève son archet au-dessus de l’instrument. C’est le signal qu’attendait la foule, le silence tombe sur la salle.
Élise ferme les yeux, cherche la concentration quelques secondes, puis, au signal d’Alain, ils se lancent avec énergie dans l’interprétation d’une succession de concertos pour violon de Bach.
Marie s’est glissée au premier rang à l’une des places attribuées aux membres privilégiés. Elle se penche légèrement en avant, tourne la tête vers Pierre, le frère d’Élise, qui s’est assis un peu plus loin et lui fait un clin d’œil pour lui affirmer que tout ira bien. Elle s’installe confortablement dans son siège et écoute une musique qu’elle a déjà entendue de si nombreuses fois, lors des répétitions de son amie.
Marie relâche ses épaules et la tension qui l’habitait. Elle avait eu peur jusqu’au dernier moment qu’Élise ne renonce, mais en écoutant les morceaux se succéder, elle respire profondément et savoure l’enchantement que procure la musique classique.
Pour l’heure qui vient, elle sait qu’il n’y aura plus qu’Élise, Bach et les autres…
***
Marie et Élise s’étaient connues au conservatoire dès les toutes premières classes. Les parents d’Élise, confortablement installés dans la vie, et peut-être un peu trop conformistes, avaient poussé, avec amour, mais aussi beaucoup de rigueur, Pierre et Élise à acquérir les valeurs du travail bien fait, quel qu’il soit, à l’école, aussi bien que dans les activités extrascolaires. Marie était un peu la trouble-fête. Elle aimait chez Élise, la petite fille jolie, souriante, sage et disciplinée, qu’elle n’était sûrement pas. Marie était, et est toujours aussi joyeusement turbulente et sans cesse en mouvement, ce qui fait toujours rire Élise.
Aux cours de violon, Élise n’avait pas mis longtemps à charmer leur professeur. Dès les premiers examens de passage en classe supérieure, elle avait montré des qualités musicales que Marie n’avait pas. Tant pis, Marie était restée deux ans de plus à tenter de gravir les échelons, puis avait tout arrêté, mais Élise et elle, étaient restée amies, puis vraiment amies, puis meilleures amies.
***
L’attention de Marie est soudain attirée sur sa gauche par Sophie, la mère d’Élise assise à ses côtés. La femme sort de son sac à main un fin mouchoir brodé qu’elle porte délicatement à ses yeux. Elle aussi, est émue par sa fille. Son père Marc, toujours imperturbable, se trouve à ses côtés. Il semble comme capturé par les concertos, comme s’il constatait pour la première fois la virtuosité de sa fille. Il faut dire que l’homme, même s’il aime profondément ses enfants, a su parfaitement déléguer à sa femme tout ce qui a concerné les contingences familiales, y compris après l’accident. Le travail, les déplacements avant tout, ne cesse-t-il encore de répéter. Il faut payer cette belle maison qu’ils habitent dans ce quartier si chic.
Marie se tourne sur sa gauche. Arrivé au tout dernier moment, le mentor d’Élise, l’excellent violoniste Hubert von Rubens, qui avait été dans le jury lors de son passage en quatrième année, se trouve assis là. Le vieil homme bourru connaît la musique et surtout, il connaît bien son Élise, comme si c’était sa propre fille. Il écoute avec plaisir la musicienne qu’elle est devenue, si forte et si sûre d’elle. Ce soir, Von Rubens n’est là, que comme simple spectateur, confortablement installé dans son fauteuil, jambes croisées. Marie sourit, le virtuose concentré, fait de petits mouvements de mains devant lui comme s’il était chef d’orchestre. Sa belle moustache grise cache à peine le large sourire qu’il affiche.
Le regard de Marie revient vers la scène. Elle apprécie, elle aussi, l’harmonie et le jeu des musiciens en parfait accord. Elle admire son amie, se souvient des moments durs. Elle se souvient du soutien, de la tendresse et l’amour de leurs parents, d’elle-même, d’Hubert et les autres envers Pierre et sa sœur, après le terrible accident de voiture qui a coûté la vie à leur oncle. Tous les deux s’en sont sortis, mais pas sans séquelles. Se reconstruire après un tel traumatisme a été long et douloureux et Marie avait bien cru qu’elle ne reverrait jamais plus le sourire qui faisait d’Élise une personne si joyeuse.
Le concerto pour violon N° 2 en E major se termine, il marque la fin du spectacle. Cela fait une bonne heure que la petite formation inonde la salle silencieuse du répertoire de Bach. C’est la fin. Un tonnerre d’applaudissements envahit soudain la salle, les spectateurs sont debout et cet éloge aux musiciens ne semble jamais vouloir s’arrêter.
Entre-temps, Hubert Von Rubens s’est glissé sur la scène. Élise ne l’a ni vu ni entendu arriver, dans ce brouhaha. Elle sursaute, offre un large sourire à son mentor censé être en représentation à Berlin.
Il se baisse et chuchote à son oreille : « Tu ne croyais tout de même pas que j’allais rater ça, bon anniversaire ma chérie. Tu as été fabuleuse ce soir ». Il dépose un baiser sur la joue de la jeune femme émue, puis elle se tourne vers Pierre monté lui aussi sur scène avec un magnifique bouquet de fleurs. Marie pense à son amie. Elle est heureuse et goûte avec elle ce véritable triomphe.
Élise regarde cette salle qui l’acclame, baisse la tête en signe de remerciement pour les spectateurs. C’est alors qu’un homme raide, vêtu d’un frac et arrivé d’on ne sait où, tend à Hubert Von Rubens son instrument de musique. Le grand musicien se penche vers Élise qui acquiesce. Von Rubens se redresse, ajuste son violon en même temps qu’Élise. Les spectateurs se rassoient comme si le message était passé, le silence se fait. Le mentor compte, un, deux, trois et les voilà partis dans une rapide envolée de notes, qui leur vaudra une deuxième salve d’applaudissements.
Quand le calme revient peu à peu, Pierre tend la main pour s’emparer de l’instrument de sa sœur et lui remet le bouquet de roses assorties à sa robe. Élise le pose sur ses genoux, attrape les roues de son fauteuil et recule dans un mouvement parfaitement maîtrisé en saluant une dernière fois la foule.
Image : FM + Midjourney.
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Pour les commentaires, c’est en-dessous comme d’ordinaire :
Quelle chute ! Je n’avais pas du tout compris au départ qu’il s’agissait d’un fauteuil roulant. A peine si je m’étais dit que ce n’est pas très pratique d’ajuster une robe dans un fauteuil. Happée par ton récit, j’ai laissé ce détail de côté et me suis laissée attraper par ta pirouette finale.
Pour le coup, je reprends le commentaire à mon compte, je n’ai rien vu arriver, tout juste me suis-je interrogé sur l’accident lorsqu’il est évoqué la première fois.
Bravo et merci
Ah, comme Francis l’avait prédit, il en est arrivé des choses à notre Elise à tous ! La voilà maintenant virtuose violoniste en chaise roulante. Joli texte, dont la chute est annoncée par petites touches tout au long du récit. C’est bien écrit comme toujours, émouvant et plaisant à lire.
Joli texte ou retours en arrière et musique se font écho. J’aurais aimé en apprendre plus sur Élise, son ressenti, son parcours. Malgré tout, j’ai eu du plaisir à cette lecture.
Une Elise très touchante et très forte à la fois. Je n’ai pas vu arriver la fin. J’ai beaucoup aimé ton texte et son atmosphère musicale, ainsi que les personnages, qui sont juste effleurés pour certains, mais avec force et précision. Bravo ! .
Ah moi non plus, je n’ai pas vu arriver le fauteuil roulant. Je cherchais qui avait des séquelles de l’accident, elle ou son frère. Très joli texte, virtuose.
Je suis d’accord, la chute est extraordinaire, fluide et forte ! Et le concert résonne dans nos oreilles, donc 20/20 à la sollicitation de notre ouie !! Le tout est enlevé, riche, sensuel et émouvant. Bravo.
Il faudrait que je fouille dans les archives de cet atelier, mais il me semble de mémoire, sur un texte de Melle47 avoir expliqué que « le coup du truc caché qu’on révèle à la fin » était hyper acrobatique et risqué, qu’il était donc à éviter (car ça tombe souvent à plat, car c’est tricher quand même avec les lecteurs qui s’ils se sentent dupés le ressentent mal. Le pire étant « c’était un rêve », classique des débutants), mais que Melle47 avait un tel brio qu’on ne pouvait que saluer la réussite (je suis quasi certain de l’avoir écrit ici, ça). Eh bien, oK, je me suis fait prendre cette fois encore : j’ai été soufflé par la chute et donc respect absolu. Comme quoi il y a la théorie, la pratique et celles et ceux qui les dépassent parce que… du talent. Bravo. En plus, on a des indices (flous, bien sûr, c’est fait exprès), mais on se fait avoir. Après, pour être chiant, on peut décortiquer le truc. Cette nouvelle emprunte à des techniques de récit, dont celle du climax. En effet, c’est la scène acme de fin d’un acte 3 (le concert classique en public devant les mentors, les proches, le moment de consécration), un classique du storytelling roman et cinéma, des gimmicks de scénario. Si je prends un peu de temps, je vous trouve une liste pléthorique d’œuvres qui font ça (Je rappelle les 4 façons de finir des histoires que vous avez vues/lues de centaines de fois :
CLIMAX :
– 1 conflit (incendie ; duel, massacre, fusillade, poursuite)
– 2 Événement public (aboutissement en présence du public ; représentation ; épreuve sportive, championnat, concours, élection…) ; mariage ; fête ; procès ; conférence de presse…)
– 3 mort d’un des personnages ou suicide
– 4 spectaculaire (pas conflictuel, mais signifiant. Ex : Hitchcock > Mont Rushmore).
Mais le boulot, c’est de transcender les outils intemporels et de les raviver. Melle47 avec son art du détail et de la décomposition des petits instants accumule deux combines, mais les fait superbement briller (j’ai toujours dit ici qu’il ne faut pas mépriser les clichés, mais rivaliser avec). Bravo, bravo. Ce que veut le lecteur c’est être trimballé et bluffé : c’est réussi, d’autant que cela porte, en plus, un très beau propos.
J’ai beaucoup aimé ce texte. Comme j’avais déjà utilisé la chute « handicap » dans une nouvelle sur le thème des oiseaux en février 2022, je m’en suis douté assez vite dès qu’il a été question d’accident. Je suis même remontée pour voir s’il y avait des indices (la robe rouge, le fauteuil mais tu l’as traité comme si c’était une fauteuil pivotant – c’est fort). En tout cas, l’histoire est bien construite et se lit avec beaucoup de plaisir. Bravo.