Il est treize heures lorsque j’insère la clé dans l’orifice de la serrure. Le vestibule sombre m’apparaît soudainement étranger. L’air qui y flotte s’est densifié. L’ambiance est lourde. Je pénètre dans le salon pour alléger mon malaise. Les photos encadrées qui ornent le col de la majestueuse cheminée de pierre m’apparaissent en filigrane ; arrière-plan figé d’une vie en apparence parfaite. Le vent qui souffle à l’extérieur est si puissant qu’un monticule de cendres entassé dans l’antre du foyer se met soudainement à tourbillonner. L’image d’un colombarium me vient à l’esprit. Ce signe qui m’est destiné dissipe mes doutes. Avec assurance, je craque l’allumette qui modifiera le cours de mon existence. La flamme orangée fusionne avec un coin du papier photo glacé que j’ai libéré de son cadre. Les couleurs chaudes créés par le feu ravivent son teint pâle. Sa jupe terne trop ample pour elle fond lentement jusqu’à son sexe, la rendant presque sensuelle. Une minute s’écoule avant qu’elle ne soit entièrement consumée. Je balance la poussière grise de ses restes sur le monticule de cendres déjà existant. Le cœur léger, je me rends à la cuisine pour rincer les traces de mon crime qui subsistent sur mes phalanges.
Salomé n’est plus. Une nouvelle vie débute pour moi.
Tout a débuté ce matin. Mes gestes routiniers, enchaînés à la perfection depuis mon réveil, allaient bon train jusqu’à ce que j’observe mon reflet dans la glace. Il était six heures moins le quart lorsque c’est arrivé… J’en ai d’abord aperçu un, rêche et rebutant, à la hauteur de ma tempe droite. C’est en soulevant ma chevelure pour nouer mon éternel chignon que l’ampleur de l’invasion s’est présentée. Ne pouvant les tolérer, je me suis mise à les chercher et à les arracher de toutes mes forces… Le nettoyage à duré une bonne quinzaine de minutes, ce qui a été suffisant pour me faire manquer le bus de six heures vingt.
C’est donc le pas pressé et le cœur battant que je suis entrée dans l’immeuble du centre-ville abritant mon bureau, en retard au boulot pour la première fois de mon existence. J’ai couru jusqu’à l’ascenseur principal, venant tout juste d’ouvrir ses portes. À bord, deux hommes et une femme ont esquissé un demi sourire. C’est en constatant que les chiffres 4, 8 et 13 étaient illuminés sur l’écran numérique surplombant les portes que mon humeur est devenue exécrable. Trois longues escales avant de me poser enfin. Soulagée lorsque les portes se sont refermées au 13e (mon bureau est au 16e), un grincement strident s’est fait entendre avant que tout ne s’immobilise soudainement. L’écran numérique s’est éteint. Un silence de mort s’est emparé de la cabine.
Paniquée, une chaleur insupportable m’a envahie tout entière, me donnant l’impression d’être une statuette de cire se liquéfiant peu à peu. Blottie dans le coin droit de l’ascenseur, j’ai balancé le contenu de mon sac à mains au sol, pour occuper mon esprit et éviter la suffocation : calepin, chewing-gum, trombones, factures diverses et nombreux stylos me sont apparus. D’instinct, j’ai saisi le calepin et déballé un chewing-gum que j’ai porté à ma bouche. Durci par les années, j’ai déplacé la friandise entre mes molaires et ma joue gauche, afin qu’il ramollisse et se mette à libérer ses arômes me rappelant mon enfance. C’est alors que ma main droite s’est mise à écrire sur les pages jaunies du calepin servant habituellement à dresser ma liste de courses. Le temps et l’espace ont soudainement cessé d’exister, et j’ai écrit… Et écrit encore.
Au moment où je me suis apprêtée à attaquer le verso de la couverture de mon calepin de 50 pages, des voix ont résonné dans ma tête. Un cliquetis a retenti et les portes se sont ouvertes devant moi.
Deux hommes à la stature imposante et aux doigts graisseux m’ont regardé de haut. C’est avec empressement que je me suis relevée pour les remercier et retrouver un brin de dignité.
– Merci pour votre intervention. Je vais emprunter la cage d’escalier pour me rendre au 16e. Bonne journée à vous.
Toujours au 13e étage, j’ai pris quelques minutes pour m’asseoir dans la salle d’attente d’un cabinet d’avocat, question de reprendre mes esprits. J’ai ouvert mon calepin jauni, pour en relire le contenu :
« Je suis actuellement coincée dans un ascenseur. Lorsqu’il s’est immobilisé, j’ai paniqué. Je crois que de me retrouver seule avec moi-même m’a terrifié. En fait, lorsque j’y songe, cet ascenseur n’est pas bien différent de l’endroit où je passe le plus clair de mon temps… Je travaille comme comptable dans cet immeuble du centre-ville depuis bientôt 15 ans. Je passe mes journées à calculer, coincée entre 4 murs drabes* et beiges dont la superficie totale est d’environ 2 mètres carrés.
Avec mon salaire plus que décent, j’ai pu m’acheter une belle propriété. Mon avenir est assuré.
Mes soirées se déroulent pour la plupart devant la télé. J’aime aussi lire de grands classiques devant le foyer. Toutes ces histoires me font rêver.
Mes parents, dont je suis la fille unique, sont si fiers de leur Salomé.
Ils croient vraiment qu’ils m’ont tout donné.
J’ai en réalité grandi dans un contexte empreint de rigidité.
J’ai senti dès mon jeune âge que j’étais un trophée, et que toute ma vie durant je devrais assurer pour être aimée.
J’ai toujours vécu oppressée. Jamais je ne l’ai réalisé.
Enfant créative, j’adorais écrire, bricoler et inventer. Comme artiste j’aurais voulu me réaliser.
Tous ces désirs, je les ai refoulés, réprimés. Pourquoi? Pour être aimée par les autres.. À quel prix? Au prix de mon amour propre.Comment peut-on en arriver à tant se détester?
Cet enfermement réel est un signe du destin, une métaphore de ma vie. J’ai l’impression d’être à cet instant plus lucide que jam… »
J’ai refermé mon calepin, songeuse. Pour la première fois de ma carrière, j’ai décidé de prendre congé.
(…)
Il est 13 heures lorsque j’insère la clé dans l’orifice de la serrure…
(*) Note de Francis, qui est allé voir sur le ouèbe québecois, drabe où on nous explique ceci :
« Définition ? Plat, ennuyeux, beige. «Qui est dépourvu d’intérêt, qui est terne, moche, ennuyeux», dit à juste titre la Base de données lexicographiques panfrancophone. Le dictionnaire en ligne Usito va dans le même sens, jugement de valeur à l’appui : «L’emploi de drabe est critiqué comme synonyme non standard de banal, ordinaire, terne.». L’emploi du mot n’est pas récent. Alfred DeCelles fils le décriait déjà, en un sens différent du sens contemporain, en 1927 : le mot anglais drab, par exemple : un habit drab, semble être entré définitivement dans notre vocabulaire. Cependant le terme exact serait gris brun, noisette ou chamois. Voilà comment les anglicismes pénètrent chez nous tous les jours ! (p. 34). Usito le fait même remonter à 1825 «environ».
Photo : DR ©CC
Encore un texte qui m’a beaucoup séduit (décidément cet atelier me ravit) : pour sa construction en boucle (je suis passionné par les questions de diégèse, soient les mécanismes de narration *), pour la traduction réussie de moments suspendus qui vont permettre de tout bouleverser, pour la densité des instants narrés, ce qui leur attribue bien leur extrême importance, leur rôle déterminant. Et enfin, pour ce fait terriblement actuel et vrai que nous n’avons jamais le temps de réfléchir sur nous-mêmes. Qu’il faut être captif, hors du temps et nulle part (l’ascenseur) pour y parvenir (Je ne sais d’ailleurs si consciemment ou non l’ascenseur que l’on dit souvent être social pour « métaphoriser » une évolution de carrière, a été choisi exprès par Mélanie).
Le cinéaste Claude Lelouch a dit qu’il avait eu envie depuis son enfance de faire du cinéma… « pour que la vie ressemble au cinéma ». Là, c’est ce que nous évoque ce texte. Il nous montre que la vie ressemble à l’écriture, et que c’est par elle qu’elle advient. Très joli, très bien troussé.
(*) A noter que l’usage de la boucle pour chuter est en général toujours extrêmement efficace. Observez par exemple l’écriture de portraits (quand ils sont bien écrits) dans la presse (façon portrait de 4e de Libération). Cela commence par une anecdote, une citation, ou une observation. A la fin du portrait, la dernière phrase peut reboucler sur l’accroche du début, fermant le portrait et donnant un sentiment de CQFD… Et la personne portraiturée n’en paraît que plus déterminée, logique dans le déroulement de son existence évoquée. La boucle sert à faire complétude à communiquer un sentiment de cohérence très fort au récit.
Merci Francis pour tes précieux commentaires! Pour la rédaction de ce texte, j’ai d’abord écrit de façon quasi automatique, sans trop réfléchir pour voir où ça mènerait … L’idée de l’ascenseur qui se met en panne s’est présentée à moi, de façon inconsciente. J’ai par la suite eu l’idée de faire paniquer ma narratrice, qui a vécu une sorte de régression (en se blottissant dans un coin et en portant à sa bouche un chewing-gum durci). Cette régression a ouvert la porte de son inconscient (le « Ça » selon Freud!), qui s’est révélé à travers elle par l’écriture automatique… Cet accès à ses désirs refoulés l’a éveillée à tous les « possibles » de la vie… Raison pour laquelle elle a brûlé une représentation rigide d’elle-même (la photo, le « Surmoi » toujours selon Freud, un peu trop prononcé chez elle). Mais bon, là je suis dans la psychanalyse et je ne suis pas certaine que Freud soit toujours à la mode!!!! Avais-tu interprété cette partie du texte de cette façon?
Merci également pour les photos qui représentent bien chacun des textes. Ça apporte un gros « plus » à l’atelier… J’ai souri à la vue de cette photo (dame présentée un peu trop canon par contre pour une comptable « drabe » !!!!…mais c’est ce qui rend la lecture passionnante, cette représentation mentale bien personnelle qu’on se fait des personnages!).
Bonjour Mélanie. Non, je n’avais absolument pas lu la nouvelle sous l’aspect psychanalytique, mais c’est en effet très intéressant et je comprends complètement le sens de la mise en scène. C’est bien vu. C’est peut-être aussi pourquoi, lorsque des textes font écho à des mécanismes tels, qu’on les apprécie particulièrement, même si on en perçoit pas la métaphore cachée. C’est le fameux : « cela me parle ». Bien vu ! J’ai toujours peur de surinterpréter les textes, de « surlire », et cela confirme du coup que non ; il y a bien souvent à fouiner pour en tirer le, ou les sens d’un texte. Et c’est formidable d’avoir les explications, la genèse de l’idée, etc.
Pour la photo : je prends des images sur des banques de données d’images libres de droit, et je n’ai pas toujours exactement ce que je cherche… ni le choix des mannequins ! Mais il est vrai que comme pour un texte, dont les lectures peuvent être différentes, les images que chacun se crée, varient. Mais la prochaine fois pour être au plus près, promis, je taperai comme mots-clés : « woman + elevator + drabe. »
J’aime la narration des détails parfois brut (sexe, arracher, nettoyage, molaire, enfermement…), comme ce jour ou l’on rage parce qu’on prend conscience, sans complaisance, de vieillir. Qu’on s’aperçoit dans la foulée qu’on a perdu son « petit soi » en cours de route. ça coupe le souffle hein? ça demande quelques minutes pour reprendre ses esprits…
La fin est tout en retenue (prendre congé !?!). Bonne éducation quand tu nous tiens, ou : chassez le naturel… Bien joué!
… Et non, Freud n’est plus à la mode, mais je pense,comme le dit si justement Francis qu’il va persister encore longtemps parce que « cela nous parle ».
Je suis passée à côté du « côté Freud » de ton texte que j’ai beaucoup aimé. La prise de conscience abrupte est clairement dessinée et forcément, on s’y retrouve bien d’une façon ou d’une autre. Merci pour ce moment de lecture
J’ai lu avec grand intérêt ton texte, tellement il me parle. La preuve en est qu’il y a des points communs avec le mien, je trouve (antagonisme comptable/artiste ; désirs refoulés, faire plaisir aux parents)!J’ai aussi bien aimé le recours à l’écriture automatique, à la photo brûlée..