L’anniversaire de ma fille aînée approche. Un vent de nostalgie me ramène en mémoire l’été précédent mes seize ans… Un merveilleux été passé avec deux de mes meilleures amies, Delphine et Myriam en bord de mer. Insouciance et effronterie définissent parfaitement cette période, premiers émois amoureux, premières promesses d’amitié pour la vie et comme pour matérialiser nos engagements, la rencontre tout à fait extraordinaire de Madame Rose, diseuse de bonne aventure… Une vie toute tracée devant nous, les étincelles dans les yeux et le chaud au cœur, voilà ce que Madame Rose nous avait prédit à toutes les trois : une amitié indestructible, un amoureux qui deviendrait un époux fidèle, de beaux enfants… Une vie rêvée.
Nous sommes début d’hiver 2017, je rentre chez moi après une grosse journée de travail. La route qui me conduit à la maison m’est familière et à la fois tellement changeante. Chaque saison a ses parures. À l’approche de Noël, les ampoules lumineuses décorant les sapins projettent des rayons multicolores et joyeux aux travers des vitres des fenêtres aux volets encore ouverts, les portes d’entrée se garnissent de couronnes variées…
Ce soir il est tard, plus tard qu’à l’accoutumée. La réunion de seize heures s’est éternisée. Vingt heures dix… Plus un chat dehors, nuit noire, une pluie fine s’est mise à tomber au moment même où je sortais du bâtiment G abritant la société pour laquelle je travaille depuis dix ans bientôt. Seules les volutes de fumée, témoin du froid extérieur, et les odeurs alléchantes des soupes et autres dîners en préparation accompagnent ma marche silencieuse.
Bien sûr ce matin, le soleil blanc d’hiver qui perçait la mince couverture nuageuse encombrant le ciel ne m’a pas invitée à prendre par précaution mon parapluie. Je remonte mon écharpe mœlleuse pour me protéger davantage de cette pluie pénétrante arrivant par vague à chaque coup de vent désordonné, et marche à travers le labyrinthe habituel des petites rues, tête baissée.
J’aime ces moments aller et retour de la maison au travail, à pied ; le matin, je me concentre déjà sur le déroulement de ma journée et le soir cette promenade me permet d’en faire le bilan et d’arriver sereine, toute attentive aux histoires que les enfants partageront avec moi. En général, Damien fait un bout de chemin avec moi mais ce soir il est trop tard. Il est parti depuis longtemps. Je suis seule. Surtout ne pas me focaliser sur la nuit noire, et moi seule, déambulant dans les rues sombres sous peine de sentir mon cœur s’emballer… J’accélère cependant le pas.
Quand je relève le nez, j’ai juste le temps d’apercevoir une ombre géante s’abattre sur moi. Que se passe-t-il? Je suis violemment projetée à terre. « Aïe »… Ma tête heurte quelque chose de dur et froid, puis une douleur poignante envahit mon corps à plusieurs reprises. Aucun son n’est sorti de ma bouche. Bientôt je ne sens plus rien, toutes sensations aussi fortes soient elles, ont disparu, je n’ai plus peur, je n’ai plus froid, je n’ai plus mal…
Je suis passée de l’autre côté.
Un inconnu, capuche sur la tête, grand, même pas costaud, fouille mon sac à main, le vide sur le trottoir à la recherche de quelques billets sans doute.
« Eh, mais il est à moi ce sac! »
Il récupère vite son butin et s’enfonce à grandes enjambées dans la nuit. Je reste là et j’observe tétanisée le corps gisant à mes pieds… C’est curieux comme cette silhouette fait remonter en moi quelque chose de connu. Visage contre le sol, une marre de sang commence à déborder de dessous le corps inerte.
« Au secours! appeler le SAMU, la police! A l’aide! »
Pas un bruit alentours, pas une lumière extérieure des maisons qui bordent la rue ne s’allume, rien que le silence. Je m’agenouille, je glisse mes doigts tremblants au niveau du cou de la victime, il n’est peut-être pas trop tard. Aucun signe de vie, le cœur s’est arrêté de battre, je pleure. Une boucle d’oreille s’échappe d’une mèche de cheveu et scintille à la lumière du réverbère proche. Ses deux petites étoiles pendantes à deux fins fils d’or attirent mon attention… Je recule précipitamment. Je les reconnais, ce sont les miennes… Je pleure. Je réalise que la victime, c’est moi.
Je suis de l’autre côté.
La pluie s’est accentuée. Je me relève et je hurle à en déchirer mes cordes vocales. J’avais 45 ans et ma vie s’est arrêtée aussi soudainement que violemment. Au mauvais endroit, au mauvais moment.
Ne croyez pas aux prédictions de Madame Rose!
J’aime beaucoup cette idée propre à la littérature fantastique. D’un seul coup dans la lecture quelque chose dysfonctionne et l’on arrête sa lecture, revient en arrière pour bien comprendre… c’est ce qui arrive également au personnage : soudain il écarquille les yeux, et comprend. On est donc bien le personnage. C’est impeccable.
Le suspens est bien mené et l’effet final, qui est délicat à poser est réussi. C’est sur la chute que je serais plus circonspect. Voici : il y a un premier paragraphe assez détaillé qui nous expose la prédiction (OK : ce sera le nœud de l’histoire), mais aussi deux autres personnages posés (les deux amies). Ces deux personnages, hélas, ne réapparaissent pas, ne sont pas réutilisés (et donc étaient-ils utiles?) alors que, justement, ils permettraient de faire une chute bien plus vertigineuse. C’est-à-dire que, double effet kiss cool, après avoir compris qu’elle est morte, que c’est son cadavre qu’elle voit, elle pourrait voir apparaître ses deux amies, devenues elles aussi fantômes qui lui disent, genre : « Tu as cru toi aussi aux prédictions de madame Rose? ». Bien sûr cela impliquerait de glisser brièvement et discrètement dans le texte, en amont, qu’elle n’avait plus de nouvelles d’elles au fil des ans, et qu’elle regrettait de ne pas savoir comment avait évolué « leur vie rêvée » de leur côté. Ce type de chute, en rebouclant sur le tout début, permet à mon sens donc, et d’utiliser tout ce qui a été posé, et de communiquer au lecteur un sentiment à la lecture de complétude, de machinerie précise et bien huilée. Enfin, l’introduction et le développement, comme je le dis toujours induisent une promesse au lecteur. Il s’attend à ce que chacun des éléments s’assemblent… Sans doute qu’à l’écriture Marine avait inconsciemment posé les bases d’une chute du genre que je propose, mais que cela s’est perdu en cours d’écriture. Le conseil du Masterchef : laisser reposer la pâte un petit peu plus, puis relisez, et au besoin repatouillez votre chute… Et hop, le lecteur est cuit.
Bonne idée, bon texte et hop Francis se met à la cuisine et nous peaufine ça aux petits oignons. Délicieux. Excellent team work
Merci Francis, effectivement, je devrai relire mes écrits… il y a ce que j’ai dans la tête quand je nourris l’idee Et puis mes mains qui ne vont pas assez vite pour retraduire et du coup des liens s’évanouissent… merci je vais peaufiner et « grandir » du coup…
Marine, ton texte m’a transpercée ,j’ai eu envie de voler au secours de ton personnage, de la prévenir. Texte poignant.
Je comprends très bien des mains qui ne suivent pas le rythme ‘ de la tête »
Ton texte est très émouvant. Et très bien écrit, je trouve. Notamment car le passage « de l’autre côté » est très bien amené. Un peu est dit, mais pas trop… avant que tout ne devienne – malheureusement – clair.
Bonjour Marine,
Ton texte m’a perturbé… C’est donc réussi à mon avis lorsque le lecteur vit des émotions intenses! La narration au « je » telle que tu l’as utilisée a fait en sorte que je me suis identifiée à ton personnage (focalisation interne)… Petite question pour Francis: un texte écrit en focalisation externe peut-il avoir autant d’impact que celui écrit en focalisation interne? Comme l’a dit Francis, j’aurais fait revenir les copines du début à la toute fin pour boucler la boucle et pour créer une chute plus forte. Néanmoins, je te dis bravo et merci! Super enrichissants ces ateliers!
Réponse à Mélanie. Ah ! Très bonne question, cette histoire de focalisation. Voici qui nous met les mains dans le cambouis… d’autant que parler mécanique (ce qui pourrait paraître désacralisant, désenchantant, – mais non en vérité) n’empêche pas de ressentir ce plaisir sensuel de l’écriture – bien au contraire! Bricoler sous le capot, relève du niveau 2, soit un plaisir de gourmet. Cela étant dit : les histoires de focalisation, c’est un sujet en soi. Il y a des ateliers où je fais travailler cela. A savoir : écrire la même scène mais en focalisation zéro, externe ou interne pour observer les différences. Je vais avoir une réponse de pythie : il faut tester chacun(e) sa focalisation, celle qui lui convient, qui convient à ce qu’on veut dire, ce qu’on veut exprimer ou les effets sur le lecteur qu’on veut obtenir (le lecteur -ou plutôt la lectrice qui représente 99% du marché et sans laquelle la littérature n’existerait même plus- fait 90% du boulot en s’identifiant, en adhérant au texte). La bonne focalisation est celle dans laquelle on se sentira la plus à l’aise et donc avec laquelle on fera le mieux passer les effets désirés (je sais que cette réponse n’est pas satisfaisante, mais honnêtement, je ne peux rien dire d’autre). Après on peut classifier :
– Focalisation zéro : le narrateur en sait plus que le personnage : c’est du polar, de l’angoisse, du thriller, du fantastique, du road movie (un grand genre en soi, mine de rien)… C’est du IL. C’est du drame ou aussi de la comédie.
– Focalisation interne : le narrateur ne sait que ce que sait le personnage : polar et fantastique, littérature générale dans l’introspection familiale et personnelle, biographique, métaphysique, témoignage, c’est du JE. C’est du réel, de la voix, du flux intérieur. Attention : cela peut aller du pathos au ridicule (celui-ci étant du ressort de la comédie) en passant par le poignant. Et c’est difficile à mine de rien, à manier.
– Focalisation externe : le narrateur en sait moins que le personnage. On est dans la description clinique, l’écriture dite « blanche ». Le lecteur fait tout le boulot de traduction/retranscription/interprétation. C’est sociologique et encore plus comportementaliste (behaviouriste) que le polar « classique », le témoignage, l’essai…
Pour le texte de Marine, la focalisation choisie me semble être celle idéale. L’effet fantastique ne peut pas être porté autrement : il y a une variation des perceptions du réel, celles à communiquer au lecteur (= celles ressenties par le personnage). Voire : on n’a pas le choix en terme de focalisation pour l’efficacité. A noter qu’on pourrait totalement réécrire le même texte en focalisation externe, mais le sentiment de malaise, de vertige, ne serait pas le même. Là il est incarné et on peut mieux faire ressentir la faille, la « rupture » avec le réel (ils disent « disruptifs » en ce moment, mais sur d’autres sujets plus vulgaires). Le fantastique moderne étant une étrangeté vécue/vue/ressentie dans le réel (et donc le job c’est que le lecteur l’éprouve lui aussi). Car le tour de force (et là, c’est réussi) consiste à faire incarner, à faire entrer dans la peau du personnage le lecteur, tôt dès le début. Du coup, la focalisation interne choisie par Marine est celle idéale. Relire ces textes qu’on nous faire lire à l’école, de Maupassant, remarquables, en exemples sur cette question : Le Horla, ou La nuit.
Super réponse étoffée ! Merci pour ta générosité Francis, c’est hyper enrichissant ! Il pourrait être intéressant de faire un atelier (hors ateliers réguliers) sur la focalisation un de ces jours. J’y participerais assurément.
Oui, c’est une idée en effet… Je vais proposer cela !