J’ouvre les yeux difficilement. Je frissonne, l’air ambiant s’est rafraîchi depuis quelques jours. De là où je suis, j’aperçois un bout du ciel, parsemé de nuages du gris clair au gris foncé. Le bleu a disparu. La saison automnale s’annonce. Je ferme les yeux et se dessine alors sous mes paumières un paysage vallonné, avec ses forêts de feuillus aux couleurs d’or et de rouille aux nuances intenses. Je m’y promène, la plupart du temps en présence de mes fidèles compagnes, truffes au sol, reniflant la mousse, soulevant les feuilles déposées ici et là, s’arrêtant subitement au pied d’un arbre pour aboyer sur l’écureuil qui, imperturbable, poursuit son ascension… C’est comme si j’y étais, là, maintenant…
Je n’ai pas très faim ce matin. J’ai encore les yeux lourds du sommeil artificiel, et même l’odeur délicate du café qui parvient à mes narines ne m’incite pas à sortir plus rapidement de mon lit. Cela fait un moment de toute façon qu’il ne m’est plus destiné. C’est pourtant un jour heureux, ma fille arrive et pose ses valises à demeure le temps nécessaire. Hier au téléphone, j’ai perçu un mélange de joie et tristesse dans sa voix. « J’arrive maman, je serai là dans le milieu de l’après-midi, ne t’inquiète pas j’ai mes clés ». De toute façon, je ne serai pas loin, je vais l’accueillir chaleureusement, sereinement. J’ordonne par avance à mes émotions de se tenir tranquilles. J’ai préparé sa venue, tout est inscrit sur un papier posé sur la table de la cuisine. Elle ne va pas chômer… Ses petits, mes petits, restés avec leur père la rejoindront le temps du week-end. Encore un petit instant, dans le confort tout relatif de ce lit, installé au milieu de mon salon depuis déjà de longues semaines, je concentre toutes mes forces, Marianne va arriver d’une minute à l’autre, avec son entrain habituel, cette légèreté joyeuse, laissant comme un courant d’air frais dans son sillon…
« Bonjour, bonjour, comment s’est passée votre nuit ? » et sans attendre de réponse particulière, elle tourbillonnera dans la maison et fera la conversation, même aux murs. Je ne serai plus seule et cela me rassure.
La télévision allumée en fond transforme la pièce en dance floor, je fronce les sourcils avant d’ouvrir les yeux pour en atténuer l’intensité lumineuse, je me redresse douloureusement ; il fait sombre, j’allume la petite lampe que Marianne a rapproché de mon fauteuil. Je me suis assoupie, je regarde ma montre, finalement le temps s’écoule plus vite que je ne le pensais. Marianne est partie depuis plusieurs heures et ma fille chérie ne devrait plus tarder. À cette idée, se marque sur mon visage fatigué un sourire, mon corps se relâche de ses tensions, mon esprit s’éclaircit ; je sens la vie s’accrocher à moi, l’envie de faire comme si tout cela n’existait pas, je pince la peau de mes pommettes pour rosir légèrement mon teint cireux. J’attends…
Un doux baiser posé délicatement sur mon front puis un tendre « maman, c’est moi » au creux de mon oreille, elle est arrivée sans faire de bruit, à pas feutrés de peur de me sortir trop brutalement de mon assoupissement.
« Je suis là maintenant », ces mots m’apaisent, ma respiration se pose tranquillement, j’aimerai tant la serrer fort dans mes bras, je lui réponds à demi-mot, presque inaudible, « ma chérie, merci » dans mon dernier souffle de vie. Je continue mon chemin en emportant sa chaleur, son odeur dans mon cœur, je suis heureuse, légère, en paix. Je me laisse conduire par ce halo de lumière blanche intense, le temps s’est arrêté.
Tel l’écureuil sur son arbre, je poursuis mon ascension jusqu’à la dernière porte.
Un texte court et intense, servi par une écriture sensible. Un début fait de descriptions poétiques, une femme qui attend la venue de sa fille, puis peu à peu la compréhension s’installe jusqu’au dernier paragraphe où on n’a plus aucun doute sur ce qui se joue là. Pourtant rien n’est pesant, tout est serein, en ordre, et la dernière phrase clôture agréablement le récit.
Que c’est doux, que c’est beau ! Merci !
Dans une belle économie de moyens, Marine nous offre encore un texte sensible, pudique, délicat, et comme souvent dans ses textes, alors que ce n’est pas vraiment la joie, une remarquable capacité à communiquer une sensation d’apaisement, de personnage en accord, en sérénité, avec lui-même, le temps, la vie. C’est d’ailleurs aussi un « message » récurrent chez elle. C’est en effet remarquable. À la lecture de cette nouvelle, j’ai incité Marine à sélectionner parmi ses textes ceux qui pourraient constituer un recueil de nouvelles.., pour apprendre que, cachottière modeste, elle en avait déjà publié un et qu’un autre arrive. Cela ne m’étonne pas et c’est mérité. En marge de ce texte, et à cette occasion je voudrais dire qu’il est venu éveiller chez moi une interrogation que j’ai eu hélas 4 fois cette année. 2021 a été une année où quatre personnes de mon entourage sont décédées. Lors du début des cérémonies, les sociétés de pompes funèbres projetaient en attendant la clé USB de la famille, des images de forêts automnales, de montagne… Et quelques images d’écureuil dans les arbres. L’animal étant alors le seul élément vivant de la série de photographies, il se remarque d’autant plus. La récurrence de ces « tropes » pour les paysages doux et nostalgiques, l’automne de la vie, la fuite du temps, le cycle des saisons, etc. m’est évidente, mais l’écureuil ? Parce qu’il est attaché à l’automne ? Parce qu’il constitue des réserves pour l’avenir ? Parce qu’il est doux, roux, mignon, fugace ? Je n’ai pas de réponse satisfaisante et cela m’a fait drôle de voir apparaître la figure de l’écureuil à cette occasion dans le texte de Marine. Si j’interroge cela, c’est parce qu’en écriture, littérature, etc. l’emploi des métaphores, symboliques, clichés (au bon sens du terme, pour moi il n’y a pas de mauvais cliché, il y a juste la façon de le faire briller qui compte) est un outil à prendre en compte : pourquoi le choisit-on ? Est-ce conscient ou non lorsqu’on écrit ?
Dernier texte, dernière porte… est-ce exprès? J’entame ton texte sur mon café du matin en rouspétant après le chien qui fait la police dans le jardin… comme tous les ans à cette époque il commente furieusement les « pans, pans » et les meutes joyeuses du premier jour de chasse. C’est l’automne. Moi, j’y suis dans ton texte. C’est à la fois léger et dense. C’est bien tourné et bien écrit. Tu sais pourquoi? Parce qu’à la fin, j’avais le coeur tout chose… bon dimanche 🙂
Tu nous dis Marine, où on peut trouver ce recueil?
Superbe texte, tout en douceur et en couleurs automnales. C’est un réel bonheur de te lire, Marine et, comme Melle47, je suis preneuse de ton recueil. Tu nous en dis plus ?
Merci pour cet instant de bonheur et d’émotion partagés. Cela me touche beaucoup.
Touchée en plein cœur. Émue aux larmes. J’ai vécu cela avec ma mère, il y a deux ans. Très beau, Marine. Merci.
La délicatesse dans le traitement du sujet le rend encore plus poignant. Un sacré texte. Chapeau bas.