Après ce week-end mouvementé, les filles avaient repris le chemin des écoliers. J’appréciais le fait de me retrouver seule quelques heures à ne pas endosser le rôle du gendarme ou de l’arbitre et surtout pas celui de la bande son qui, inlassablement, répète les mêmes consignes…
« Mets tes chaussons, lave toi les dents, parlez-vous gentiment… »
Le bip de mon téléphone, petit sifflement d’oiseau, me prévint de la réception d’un message SMS. Je finis de rincer mon assiette, m’essuyai les mains et attrapai mon téléphone pour découvrir qui était le messager. « Ma fille chérie » apparut sur l’écran avec les premiers mots.
« Maman, stp, stp… ».
J’ouvris le message… devinant déjà par la répétition du « s’il-te-plaît » qu’elle m’adressait une demande particulière. Je n’eus pas le temps de finir ma lecture qu’un nouveau pépiement d’oiseau m’avertit de l’arrivée d’un deuxième… puis d’un troisième message.
« Maman, ce soir Tom se produit sur scène avec son école de break dance de 20 à 23h, est-ce que je peux y aller, stp, stp, stp, je passe à la maison pour récupérer mes affaires pour demain stp ? »
Traduction : Je sors ce soir alors que nous sommes en semaine, que je n’ai pas terminé mes devoirs à rendre pour demain et je dors chez mon petit ami à la suite du spectacle.
Cela faisait tout au plus un mois que leur relation avait repris et j’avais accueilli cette annonce sans grand enthousiasme…
Tom… Pourquoi bonté divine était-il de retour dans sa vie amoureuse? Qu’il reste un bon copain, un confident mais pas un amoureux! Nous avions eu une discussion sérieuse à ce sujet à la fin de l’été dernier, après l’expérience catastrophique de vacances partagées 24h/24 pendant les dix jours passés en Corrèze (mes seuls dix jours de congés) et je pensais alors qu’elle avait compris, mûri…
Non, non, non, furent les premiers mots qui me vinrent à l’esprit. Fallait-il vraiment que je les justifie? Le déchaînement des bips ne cessait plus…
Un « Maman stp stp, c’est la première et dernière fois, promis » me fit tout de même sourire… Sans aucun doute, j’étais moins habile de mes dix doigts qu’elle, car pendant que j’écrivais une réponse trois messages m’arrivaient. Cela m’agaça vite, et je conclus les échanges par un « Ma chérie, je t’ai donné ma réponse, inutile d’insister, bisous à tout à l’heure » et retournai à ma vaisselle.
La fin d’après-midi arriva vite. J’étais allée chercher ma cadette à l’école et tout en l’écoutant me raconter sa journée avec entrain, mes pensées vagabondaient… Je restais convaincue que cette relation amoureuse était toxique pourtant je ne pouvais pas d’autorité seule l’interdire… Nous étions rentrées depuis peu lorsque la porte d’entrée s’ouvrit. Sans un mot, ma grande gravit les marches deux à deux, d’un pas appuyé comme pour me donner le ton des échanges qui allaient suivre. Je ne bougeai pas, ne dis rien. Je l’entendis remuer à l’étage, de sa chambre à la salle de bain et vice et versa; elle descendit aussi vivement qu’elle était montée et se posta devant moi. Je l’ignorai quelques minutes, puis tournai la tête dans sa direction, avec un sourire aux lèvres comme si de rien n’était et d’un ton léger entamai la conversation.
« Bonjour chérie. Ta journée s’est bien passée? »
Sapristi, elle était aussi passée par ma penderie, elle avait encore pris un de mes hauts sans me demander ; décidément quoique je dise, elle n’en faisait qu’à sa tête… Quand bien même cela ajoutait de l’eau à mon moulin, le cœur du sujet n’était pas là. Yeux noirs braqués sur moi, visage fermé avec un air de défi : avait-elle remarqué mon coup d’œil furtif sur sa tenue vestimentaire? Je n’en étais pas convaincue, quoiqu’il soit son silence en disait long.
« Ma chérie, tu sais que les sorties en semaine sont interdites… »
– Mais maman… » m’interrompit-elle d’un ton implorant.
« Cela dit, j’ai réfléchi et je te propose un compromis. Donne moi l’adresse du spectacle et je viens te chercher à vingt trois heures ».
Pour toute réponse, j’eus un soupir prononcé ; des yeux qui se lèvent au ciel.
« Mais enfin tu ne comprends rien… En quoi cela te dérange que je passe toute la soirée avec Tom et que je dorme chez lui? D’un, cela me permet de me lever plus tard demain matin pour me rendre au lycée, et de deux… ».
Je ne la laissai pas finir sa liste argumentaire et repris la parole sèchement.
« Tu as entendu ma proposition, c’est mon dernier mot ; J’ai compris qu’il était important pour vous que tu assistes à cette représentation, OK, je t’accorde le droit d’y aller malgré la règle de ne pas sortir en semaine, à la seule condition que je vienne te cher… »
À son tour, elle me coupa la parole avec agressivité. Le ton montait et la tension était palpable. Je m’attendais à un « De toute façon, Tom tu ne l’aimes pas… », et la continuité d’un échange franc mais un peu brutal datant d’il y a quelques jours déjà.
« Non. En fait, je ne te demande pas l’autorisation, je te préviens juste de ma décision » dit-elle d’un ton cinglant.
Jusqu’alors plutôt calme, maîtrisant mon agacement, je sentis comme une décharge électrique parcourir mon corps.
« Pardon? Dois-je te rappeler que tu as seize ans et que JE suis ta mère. Ne vois-tu pas un « hic » dans cet échange? »
À peine ma phrase finie, elle attrapa son sac préparé un peu plus tôt et posé au bas des escaliers, puis partit en claquant violemment la porte. Sidérée, un moment tétanisée, quand je voulus m’engager à la retenir, elle avait déjà passé le coin de la rue en direction de l’arrêt de bus.
Je refermai la porte de la maison et m’assis à la même place, me repassant en tête la scène que je venais de vivre avec ma fille de seize ans. Encore toute interdite, je ne savais quelle émotion, de la colère ou de la déception, était la plus prégnante. Comme un robot, je pris mon téléphone et lui adressai un message
« Réfléchis bien… ton comportement me déçoit. Attends toi à avoir une discussion sérieuse à ton retour. »
Une nouvelle discussion… Une énième discussion… pensai-je soudainement, de guerre lasse.
Photo : cc Pixabay.
La proposition d’écriture, telle que formulée cherchait secrètement à inciter les auteures à sortir du cadre d’une écriture liée à la vie quotidienne, le récit de soi personnel ou familial. Pour le coup, j’ai loupé mon objectif avec Marine, mais pour autant (bien fait pour moi)… voici un texte réussi (et après tout, première leçon ici : il n’y a pas de mauvais thème. La littérature contemporaine, voire le roman graphique, sont aussi abondamment nourris de nos vies, et peuvent être passionnants. Pas besoin forcément d’aller chercher le trésor de la Bégum, d’aller à la poursuite du diamant vert ou autre aventure).
Réussi pourquoi ?
1- Parce que nous sommes en face d’une situation conflictuelle réaliste (c’est une dramaturgie sur l’autorité, deux visions qui s’opposent, etc.),
2- Avec des personnages construits qui affichent du « background » (ils existent avec un passé installé et prégnant, perceptible dans des détails qui les rendent vivants. Ces détails (les vêtements empruntés par exemple) font effet de réel et envoient donc des signes d’une existence des personnages qui remonte avant l’instant T du récit : ce point est important. Des personnages bien construits, attachants sont des personnages qui semblaient exister avant le récit.
3- Dans les dialogues, il y a de l’implicite, du sous-entendu entre elles. On assiste à la comédie humaine. A un problème de communication, de relationnel qui ne fait pas « plaqué » car les dialogues sont illustrés et vivant (les yeux au ciel), pas attendus.
4- On peut très bien s’identifier au personnage de la mère et partager sa problématique.
On a donc là les ingrédients parfaitement posés d’une comédie, ou d’une comédie dramatique. Réussi parce qu’on voit que si les personnages et la situation n’avaient été que superficiels (deux personnages qui s’affrontent, point barre) le texte n’aurait été qu’anecdote (c’est-à-dire focalisé seulement sur la situation d’affrontement) sans forcément donner envie d’en lire plus. Et c’est parce que les personnages paraissent crédibles, profonds, incarnés que le récit tient la route, intéresse, et incite à continuer sa découverte. Leçon, encore : pas besoin de monter une intrigue alambiquée avec des décors de western en 360°… Travaillez surtout vos personnages. Ce sont eux qui portent tout et nous permettent de nous passionner pour une dramaturgie que l’on dirait a priori banale. Parce que finalement, ce qui intéresse, ce sont les gens. Merci Marine.
Marine,
Evénement qui n’est pas facile à vivre pour la maman et sa fille mais très joliment écrit. Malgré les divergences d’opinion, une autorité qui peine à se faire entendre, des compromis pour ne pas bloquer la situation, je perçois une relation forte et pleine de tendresse entre la maman et sa fille. Ce texte fait apparemment l’objet d’un futur roman au vu du titre 😉 Le conflit est ici perçu d’une autre manière et j’aime beaucoup ce qu’il ressort de ton texte. Bravo Marine.
Le point de départ pour écrire la suite. Un face à face avec un rendu tellement juste ; la maman qui ne veut pas lâcher malgré sa lassitude, énième fois ; la fille qui sait qu’elle gagnera … encore une fois. J’aime beaucoup votre texte, ancré dans la réalité 🙂
Très beau texte sur cette période si particulière de l’adolescence. Qui nous renvoie à la notre de toute façon et à celle de nos ados pour ceux qui ont des enfants. Comment y faire face, comment lâcher prise mais pas trop en tant que parents, en essayant de préserver leur sécurité… Comment gérer leurs montées d’émotions si on s’oppose à leurs choix, à leur « liberté » et sentiment de justice/injustice, garder de l’autorité et de la bienveillance. Bravo pour toutes les nuances et pour la chute si abrupte, saisissante.
J’aime bien aussi cette histoire d’ado ou la mère essaye vraiment… On dit parfois qu’à cet âge ingrat la mère est là pour éduquer, pas se faire aimer. Là, on sent bien au contraire qu’elle essaye. C’est ce qui rend ton texte touchant. Ca sent le vécu tout ça (comme dirait Francis qui voulait nous faire sortir de notre petite vie personnelle). S’il savait seulement toute la symbolique et la « petite histoire de famille » qui tourne autour de mon « Abbé Pierre »… C’est pas gagné Francis de nous faire sortir de là!
Enfin, Francis dit que les personnages sont importants (parfois plus qu’un décor en 360°) c’est tout juste ici… Comme dans le texte de Khéa aussi je trouve!
Bonjour Marine, je trouve ce texte très efficace dans le sens où nous sommes dans des lieux familiers, avec des personnages familiers , ayant des discussions familières MAIS on s’accroche au récit , on s’intéresse aux personnages , et on s’identifie quelque part…mais je dirai pas si je parle de l’ado ou de la mère
😉
Je suis tout à fait en accord avec Zu ! Ton récit est accrocheur.. Tu racontes une scène de la vrai vie avec brio. Les gens aiment se reconnaître dans les histoires qu’on raconte. Je crois que bons nombres de parents d’adolescents se seraient projetés dans ton récit et auraient souri à sa lecture !! Bravo !
Merci Francis et merci à toutes pour vos commentaires et votre attention. Eh oui…. me sortir vraiment de la réalité, de la vie personnelle dans mes écrits, j’avoue ce n’est pas gagné….
C’est ce que j’aime dans vos écrits. Il y a toujours une chaleur. En tout cas, à chaque fois, ça m’interpelle.
les ados les ados! Tellement de choses à dire sur eux et sur nous;ils nous en font tellement vivre et apprendre sur nous. Et ils nous rendent dingues!Ton texte rend vraiment bien la complexité de ce qui se passe à cette période .