« Quelle idiote tu fais ! »
Cette phrase avait bercé mon enfance. Chaque fait et geste de ma part était disséqué et comparé au parcours sans faute de ma sœur. J’étais pourtant l’ainée, mais jamais je ne lui étais arrivée à la cheville : étude, vie sentimentale, vie professionnelle… Elle brillait partout où j’échouais lamentablement.
Béatrice était née 2 ans après moi. Le jour de ma fête exactement. Quel beau cadeau je croyais avoir alors. Un poupon joufflu, un vrai, ravissait mes envies de materner. Des yeux bleus magnifiques hérités d’un oncle lointain, des cheveux épais, un teint mat, tout cela contrastait avec la quelconque brunette que j’étais. Ses heures de gloire démarrèrent sur des panneaux publicitaires, dans toute la ville, où son visage mutin vantait les bienfaits d’un shampoing pour enfant. A l’école, j’assumais naturellement mon rôle de protectrice. Jamais un goûter ne lui fut volé, et ses nattes restaient bien attachées. Je volais à son secours à chaque appel de détresse et il m’arrivait parfois de me battre pour elle. On me disait garçon manqué mais j’étais fière d’accomplir mon devoir. Je passais mon temps à la défendre tandis qu’elle passait le sien à étudier.
A l’âge adulte, mon amour pour elle fut définitivement éteint et la rage, la haine m’animait à chaque fois que les réunions de famille nous obligeaient à nous côtoyer. Je supportais les critiques et les reproches de la famille pendant qu’elle était littéralement encensée : sa carrière brillante de journaliste, son engagement dans le conseil municipal, et son bel appartement du centre ville. Sa réussite m’explosait à la figure, tandis que je me contentais de vivoter, cumulant les temps partiels pour boucler les fins de mois. Mon mariage avec Marcelin m’avait semblé être la fin de ma malédiction. Nous nous étions rencontré étudiants, et nous projetions de fonder une famille. Nous sortions beaucoup et celui que je pensais être un joyeux fêtard se transforma peu à peu en noctambule imbibé. Moi la discrète je faisais tache dans le décor… Le caractère de ma sœur sembla davantage lui convenir et il se jeta donc tout naturellement dans son lit. Elle l’aida à admettre que je ne lui convenais pas et il me quitta sans regret. Pour elle évidemment. Je fus même invitée à la noce.
Ce soir, c’est fête. Encore une fois elle scintille, se pavane au milieu du salon. Elle a réuni la famille pour arroser sa promotion. « Enfin une qui devient quelqu’un dans la famille ! ». Je serre les dents, je lève mon verre et nous trinquons à sa santé, tandis que je pense très fort « Je serai contente quand tu seras morte ! ». Marcellin nous quitte tôt, des amis à rejoindre sûrement. Ce n’est pas grave, je pourrai raccompagner ma sœur. Un détour, juste pour elle, pourquoi cela me dérangerait ? Et puis avec ce teint blafard, je devrais penser à manger plus équilibré non ? Il suffirait que je devienne plus mûre, posée, « comme ta sœur hein ! » ajoute ma mère. Si je pouvais lui jeter mon verre à la figure…
Enfin, nous rentrons. Ma voiture n’a pas l’allure de la sienne, et chaque virage me rappelle toute la négligence que j’ai pour l’entretenir. Mes pneus auraient dû faire peau neuve depuis longtemps. Je fixe la route, les dents serrées de rage, et sens les larmes monter. Je roule trop vite, c’est sûr. Je ne vois pas les phares qui arrivent sur notre droite. Quand je veux freiner ce sont mes plaquettes de frein qui m’abandonnent. Nous mordons le bas-côté et je perds définitivement le contrôle de la voiture. « Quelle idiote tu fais ! Tu vas nous tuer ! » Encore une fois elle réussira à avoir raison…
Par Manoe
Voilà un texte très voisin, sur le fond, de celui de Nolwenn. (Comme quoi, hein, les histoires de soeurs… !). La forme en diffère en revanche nettement, puisqu’on est davantage dans un récit narratif que dans un dialogue. Ici, la rivalité est d’autant plus exacerbée qu’au delà des ressentis intérieurs « je suis nulle/elle est parfaite », se mêle la rivalité amoureuse. C’est comme une deuxième couche d’humiliation et de frustration. En ce sens, il est assez logique que la fin soit également plus tragique et plus définitive. A titre personnel, j’aime beaucoup la manière dont cette fin est amenée, en reprenant la phrase rabâchée dans l’enfance, et en appuyant sur le fait que jusqu’à la fin, la soeur aura eu raison… La boucle est bouclée.
Pistes de travail possible :
Le texte est presque séparé en « deux parties » : une première qui retrace l’histoire, et une seconde qui parle de l’instant présent, de la soirée qui va mal se terminer. Ça fonctionne de la sorte, on s’y retrouve et c’est fluide, mais c’est un peu linéaire. Je pense que le texte pourrait prendre plus de profondeur et plus d’originalité si ces deux narrations étaient entremêlées (un ou deux paragraphes d’histoire, un ou deux paragraphe sur la soirée festive présente, en alternance). Ce serait moins linéaire et donnerait du relief au texte. On peut imaginer par exemple le commencer d’emblée par le paragraphe « Ce soir, c’est fête. Encore une fois, ma soeur scintille… » . Le ton est suffisamment amer pour qu’on perçoive que la relation des deux soeurs est compliquée, et notre curiosité est attisée. L’explication viendra petit à petit. Le second paragraphe peut reprendre le début actuel du texte, etc…
Avec les histoires de sœurs, y’a de quoi écrire un recueil de nouvelles en 3 volumes ! J’aime beaucoup la manière dont tu as amené ce texte, et sa chute (et je me permets le tutoiement, c’est autorisé ? ), et avant de lire le commentaire de Gaëlle, je me faisait la même réflexion sur l’entremêlement du passé et du présent. Et ça n’est pas parce que Gaëlle l’a écrit que je vais m’en priver, après tout !
Je ne sais pas ce qu’il en est de la manière dont tu as géré la limite à 4500 signes, mais en ce qui me concerne, et quand je lis ton texte, j’ai très envie de le voir s’allonger un peu, même si la concision fait la force de ce texte, aussi.
Il ne faut jamais se priver d’un commentaire, Sécotine (surtout pas au prétexte que j’ai fait le même avant!).
La question de la longueur, sur un texte comme celui-là, est à mon sens une vraie question. Je pense que c’est un texte qui soit, doit rester assez bref, efficace, tranchant, avec finalement assez peu de détails, juste un « condensé » d’existence, à vif. Soit on rentre dans le détail, quelques anecdotes, et alors il faut qu’il soit VRAIMENT plus long, pour ne pas se déséquilibrer (si on met une anecdote concrète à droite, il faudra en mettre une aussi à gauche, sinon elle manquera).
A mon sens, les deux versions peuvent fonctionner, et les deux assez bien. C’est donc vraiment un choix d’auteur, là: plus court, ou plus long.