Bruno croise ses bras musclés sur son gilet pare-balle sombre. POLICE. En ce matin de juillet, il porte le tee-shirt à manches courtes réglementaire. On distingue un tatouage à l’intérieur de son bras gauche, One more time. Son unité est arrivée à six heures ce matin. Le sous-préfet leur a ordonné de garder leur calme. Comme à chaque expulsion, les Roms et les associations vont les prendre à partie.
Pour ne pas répondre, Bruno a une technique. Il fixe son regard sur un point tout en restant attentif à ce qui se passe dans son champ de vision. Justement, là, sur un morceau de béton d’où sortent des tiges métalliques, un petit chien blanc en peluche semble monter la garde. Il a le poil sale, mais sa menue langue rose le rend sympathique. Sa petite Manon a une peluche un peu similaire. Elle ne peut pas s’endormir sans elle.
Bruno ne comprend pas que l’on fasse vivre des enfants dans un taudis pareil. Partout, il ne voit que détritus, saletés et vieilles tôles. L’odeur s’intensifie au fur et à mesure que la chaleur monte. Il faut vraiment nettoyer tout ça. Bruno balance sa tête dans un mouvement rapide. Il a besoin de détendre ses muscles.
Sur sa gauche, une femme hausse le ton contre une de ses collègues. Elle voudrait que l’État reloge les quelques habitants qui attendent sur le trottoir. Sa jeune collègue réagit fermement et repousse la vieille dame. Bruno se tient prêt à intervenir. La femme secoue sa chevelure blanche et s’approche de l’entrée du bidonville.
Colette est dépitée. À chaque expulsion, son cœur se serre de voir ces familles jetées à nouveau à la rue. Au moins, ce matin, la plupart d’entre elles sont parties avant l’arrivée de la police et du bulldozer. Elle pensait que cette jeune flic aurait plus d’empathie que ses collègues masculins. Elle est aussi bornée qu’eux. Tous formatés, coulés dans le même moule. Colette lève la tête vers le ciel et respire profondément.
Face aux uniformes, menottes à la ceinture, à gauche, arme de poing à droite et LBD dans les bras pour certains, Colette se sent agressée. En mai 68, elle les défiait déjà. Ils ont toujours cet air buté et irascible qu’elle déteste. Colette, elle, a mis un bandeau en Liberty bleu sur ses cheveux blancs et elle a enfourché son vélo de bonne heure pour être certaine de ne pas rater l’arrivée de la police. Elle a préparé des biscuits pour les enfants et des Thermos de café pour tout le monde.
Le soleil n’était pas encore levé quand Colette a retrouvé François, Sophie et Marie à l’entrée du terrain. Malgré leur impuissance, ou à cause d’elle, ils sont là pour témoigner. Dire l’absurdité de ce bulldozer face aux cabanes en bois aux murs de guingois et aux portes mal ajustées. Il a été amené sur la remorque d’un camion. Ils sont en train de le faire descendre. Les dents monstrueuses de la pelle lui déchirent le cœur.
Colette s’assoit sur une des grosses pierres. Elles devaient empêcher les habitants de se garer. Elle remarque alors le petit chien oublié sur un bloc de béton. Elle est mignonne cette peluche. Et tellement insolite au milieu des uniformes. Colette sort son téléphone. Avec les baraques abandonnées en arrière-plan et les policiers tout autour, ça fera un bon cliché. Elle serait bien allée faire d’autres photos sur le terrain, mais la policière a refusé.
Elle en a passé, Colette, des heures dans ces baraques. Deux fois par semaine, elle venait chercher les enfants pour les emmener à l’école. Le mercredi et le samedi, elle les aidait à faire leurs devoirs. D’ailleurs, ce petit chien blanc, ce serait bien celui de Larissa. Une belle petite fille aux grands yeux noirs qui ne parlait pas français quand elle s’est installée sur le terrain avec sa maman et son petit frère. Après quelques mois à l’école, elle traduisait sans problème pour sa maman et elle aidait son frère qui avait plus de mal avec ses leçons.
Ils habitaient une toute petite baraque au fond du terrain. Juste un lit avec des couvertures à fleurs colorées et un vieux bidon arrangé qui servait de poêle en hiver. Ils y faisaient brûler ce qu’ils pouvaient pour se chauffer. Tous les arbres du terrain y étaient passés. De nombreuses palettes aussi. Parfois, ce n’était même pas du bois. La maman faisait la cuisine dehors pour éviter les incendies. Mais elle n’avait pas toujours de quoi acheter une bouteille de gaz pour faire cuire les pâtes ou la soupe.
Larissa traînait sa peluche partout. Avant de partir à l’école, elle lui disait quelques mots en roumain pour que son petit chien blanc reste bien sage et qu’il garde la baraque. Parfois, elle le confiait à Daniel. Il était un peu plus âgé qu’elle, mais il n’était pas scolarisé. Colette avait essayé de convaincre le papa de mettre ses enfants à l’école, mais cet homme violent préférait emmener ses fils mendier avec lui.
Ce matin, ils sont de ceux qui n’ont pas trouvé de place sur un autre terrain. Ils attendent sur le trottoir, enroulés dans des couvertures, pieds nus dans leurs sandales, les cheveux en bataille, quelques sacs entassés à côté d’eux.
Daniel s’approche de Colette. Elle a l’air drôlement fatiguée ce matin. Il l’aime bien Colette. Elle apporte toujours un gâteau quand elle vient dans les baraques. Et des feutres et des feuilles pour que tout le monde puisse dessiner. Quand il faisait beau, elle dressait une table au milieu du terrain et tous les enfants se mettaient autour. Ils parlaient fort, se disputaient les feutres, posaient leurs doigts boueux sur les feuilles blanches. Ils riaient aussi beaucoup. Parfois, ils s’installaient juste sur une ou deux palettes. Quand il pleuvait, les Constantin autorisaient Colette et les enfants à utiliser leur auvent.
La baraque des Constantin, c’était quelque chose ! Trois pièces, un poêle en céramique, du papier peint bleu, des rideaux en dentelle aux fenêtres et des tapis colorés partout. Viorica, la maman, tenait à ce que tout soit bien propre. C’est pour ça que Colette devait rester dehors. Tous ces enfants, ça mettait du bazar. Souvent, Viorica s’asseyait à côté d’eux. Avec son grand couteau, elle dénudait des fils de cuivre en gardant un œil sur tout le monde.
Daniel s’assoit à côté de Colette. Bijour, articule-t-il dans un mauvais français. Colette lui sourit et tapote la main de Daniel. Elle a les mains noueuses avec des veines bleues qui dessinent des lignes dans tous les sens. Daniel aperçoit Zâmbi, le petit chien blanc de Larissa, sur une borne en béton à côté d’eux. Il l’attrape et le fait danser devant Colette en aboyant. Elle sourit tendrement. Daniel est content. Il sourit en répétant Zâmbi Zâmbi Zâmbi pour que Colette comprenne. Zâmbi, ça veut dire sourire. C’est bien une idée de Larissa, ça. Appeler son petit chien Zâmbi.
Daniel croise le regard dur de son père. Il se rassoit à côté de Colette. Silencieux, il regarde ses vieilles baskets sales et trouées. Il ne porte jamais de chaussettes.
Il se demande pourquoi Larissa a laissé Zâmbi. Elle a dû l’oublier dans la précipitation du départ hier soir. Ionut les a emmenés sur un autre terrain où un cousin leur avait trouvé une petite place. Il avait râlé parce qu’ils avaient pris trop d’affaires. Larissa serrait Zâmbi contre son pull rose à paillette. Elle avait longuement regardé Daniel qui les observait depuis l’entrée du terrain. Il serait bien parti aussi, mais son père cuvait dans leur caravane délabrée. Il n’avait pas voulu croire que la police arriverait au petit matin. Daniel avait mis un coup de pied dans une canette qui traînait là et il était retourné vadrouiller entre les baraques déjà abandonnées.
Larissa regarde sa mère vider les sacs dans une cabane couverte d’une bâche. Il n’y a pas encore de porte. Ils n’ont rien à manger. Sa maman partira bientôt pour mendier quelques euros. En l’attendant, elle s’occupera de Laurentiu, son petit frère. Zâmbi lui manque, mais elle lui a confié une mission.
Larissa a neuf ans et elle sait que la magie existe. Zâmbi a des pouvoirs. Avant de l’avoir, Larissa avait peur des rats qui couraient partout à travers le camp. La nuit, elle n’osait pas se rendre jusqu’aux toilettes de chantier à la sortie du terrain. Le matin, elle craignait d’en trouver un caché dans une de ses chaussures qu’elle laissait devant la porte. Zâmbi savait repousser les rats. Avec lui, elle n’avait plus peur.
Daniel, lui, disait qu’il n’avait peur de rien. Et certainement pas des rats. Il leur tirait dessus avec une petite sarbacane et des cailloux. Daniel faisait un peu peur. Il se battait facilement, souriait peu, se lavait rarement. Mais un jour que des garçons l’embêtaient dans la rue, Daniel était venu l’aider. Il avait ramassé sa peluche tombée par terre. Et il avait souri doucement en la tendant vers elle.
Hier soir, elle avait finalement décidé de laisser Zâmbi à l’entrée du camp, le regard tourné vers le parking, gardien immobile d’une forteresse condamnée. Elle a confiance en Zâmbi. Il protégera Daniel de la police, du bulldozer et de tous ces gens qui disent qu’elle et les siens n’ont rien à faire là. Larissa sait bien que les pouvoirs de Zâmbi sont très limités. Ce n’est qu’un tout petit chien. Elle ne lui a confié que Daniel. Comme elle l’a laissé à l’extérieur du terrain, le bulldozer ne devrait pas l’écraser avec le reste du camp.
Il est huit heures. Bruno et ses collègues repoussent les derniers Roms vers le bout de la rue. Il faut partir maintenant. François et Sophie les accompagnent. Ils appellent tous leurs contacts pour leur trouver une place quelque part. Colette et Marie restent. Elles regardent le bulldozer entrer sur le terrain et soulever les premières cabanes. Des craquements plaintifs, le bois qui se brise, les rideaux qui restent accrochés à la pelle et là, un camion en plastique rouge et jaune écrasé par les chenilles monstrueuses de l’engin. Une larme coule sur la joue de Colette. Elle se retourne et voit Daniel marcher la tête basse entre les camionnettes de police. Il tient le petit chien blanc dans sa main droite.
Photo : nathaliebot – cc – Pixabay.
Un sujet malheureusement d’actualité traité avec beaucoup de finesse et de pudeur..
Beaucoup de jeunes propriétaires de petits chiens blancs arrivent en ce moment en Europe, ils ne devraient pas être chassés de terrain vague en terrain vague de la même façon, tant mieux !
Merci Maimoun, c’était beau et triste.
Merci beaucoup Betty. J’ai besoin d’avoir du recul pour écrire. Il va m’en falloir encore un peu pour écrire sur les réfugiés Ukrainiens. J’ai habité trois ans en Roumanie. Mes amis accueillent aujourd’hui des milliers de personnes. Alors qu’ils n’ont pas des conditions de vie extraordinaire. Une voisine russe se démène aussi pour accueillir des familles. Sa lutte personnelle contre Poutine. Moi je fais les conduites quand nécessaire. Ma fille aînée a aussi un Ukrainien qui est arrivé dans sa classe. C’est trop proche, trop chaud pour que j’arrive à écrire sur tout ça.
Un sujet triste et poignant qui m’a rappelé une image vue à la télé : au moment du bombardement de la gare, le caméraman a terminé le reportage sur un doudou (un ours je crois) abandonné sur le trottoir. Ça fait mal et c’est bien que tu aies traité cet aspect aussi. Cela fait des textes bien variés.
Belle écriture, merci Maimoun
Merci Ktou14. Ces enfants des bidonvilles sont très attachants. J’ai tout de suite eu en tête ce petit chien. Ca m’a pris un peu de temps de réussir à construire une histoire autour. Je suis contente d’avoir réussi à partager mes émotions.
Une sacrée histoire qui prend aux tripes. Avec ce fil rouge, le chien blanc, lueur d’espoir. Une description juste et une écriture ciselée. Bravo
Merci Artemise. Et je suis heureuse que tu aies décelé la lueur d’espoir. Car oui, ces enfants ne sont pas abattus. Ils se battent et savent garder le sourire malgré leurs conditions de vie.
Et un chien blanc pour un fil rouge. Bravo Artémise !
C’est un feu d’artifice cet atelier.
Oui, un vrai feu d’artifice avec de très beaux échanges
Excellent texte, et sincères félicitations. Rien à dire, c’est ciselé en effet, sensible, humaniste, empathique, avec une mise en scène parfaite et une diversité de points de vue ou de « regards caméra ». C’est le 3e texte de Maïmoun et je suis une fois de plus frappé par un talent particulier, comme je l’ai dit le mois dernier, pour des textes qui ressortissent clairement et même assez précisément du récit littéraire journalistique (un propos dans une scène significative servit par une tension dramaturgique). Cela semble être votre mode d’expression aisé et naturel. Je vous encourage à le travailler toujours plus ou à louer vos services pour des sites qui seraient intéressés (je pense aux sites d’organisations humanitaires qui emploient les formes de récits longs entre littéraire et journalisme pour mettre en avant les causes qu’ils défendent, pour mettre en perspectives des situations problématiques). Vous avez déjà un début de recueil du genre avec vos 3 textes axés sur les mêmes préoccupations que je note, vous parvenez à décliner quel que soit le thème. La figure de la peluche, de la poupée, du jouet cassé abandonné (sur un théâtre de guerre, une catastrophe, une maison contaminée près de Tchernobyl ou Bhopal…) comme je le disais je crois dans la proposition d’écriture, est un « cliché » certes, mais inusable et d’une efficacité sans pareil. Je ne suis pas étonné qu’un cameraman l’ai récemment, hélas, employé pour l’Ukraine. Je vous mets sur ce sujet de l’efficacité ci-dessous deux photos prises sur un no man’s land à Valence en Espagne en 2011 (nous nous rendions je ne sais plus où et devions traverser cette zone sans doute promise à des constructions, et il y avait soudain cette peluche au milieu de rien). Je l’avais alors prise en photo pour un jour m’en servir en atelier d’écriture. Selon l’angle de prise de vue plutôt les immeubles ou plutôt la route on peut imaginer deux situations dramatiques différentes.
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Sacrément inspirantes ces photos!!!
Merci Françis. Peut-être faudrait-il que je me raccroche à des émotions plus personnelles pour sortir de ce style journalistique. J’aime raconter des tranches de vie mais j’avoue ne pas savoir comment faire pour ne pas avoir ce style que je n’avais jamais identifié…