J’aime pas le bleu.
Bleu le sang veineux à bout de souffle, sa course éperdue vers l’oxygène.
Bleu mortel, la maladie bleue, pressée d’abréger la vie de l’enfant nouveau né.
Bleu pur du glacier, piège magnifique ; ses crevasses guettant le randonneur subjugué.
Bleu roi des drapeaux, des affiches électorales qui nous promettent un avenir qui marche droit ! Bleu marine…
Bleu mièvre de la layette pour garçon. Mais le garçon n’a pas vécu assez longtemps, n’est plus restée que moi.
Bleues les assiettes, avec des p’tites fleurs… M’en suis vite débarrassée, dans un carton au fond de la cave ; il les aime bien s’il les veut qu’il aille les chercher ! Il en reste une au fond du placard, je ne veux pas paraître autoritaire ; Je suis attentive à faire des concessions.
Je n’aime pas le bleu ; j’ai bien le droit !
D’ailleurs il me le rend bien ; Il me fait le teint blafard et la démarche… rectangulaire. Oui c’est ça rectangulaire. Moi j’aime me draper dans des étoles aux couleurs chaudes : roses rouges, orangées ; certains verts sombres et un peu de violet. Alors vous voyez que j’aime les couleurs, je ne suis pas difficile.
Mais pas le bleu non pas le bleu. Laissez moi tranquille avec le bleu.
Ne me mettez pas en colère.
Elle m’avait offert un médaillon bleu… Une topaze je crois, sertie dans un cercle d’argent. Tiens d’ailleurs qu’est-ce que j’en ai fait ? Elle n’a jamais su ce que j’aimais ; c’est comme ça, je ne vais pas ressasser ça toute ma vie.
J’ai essayé de porter sa bague quand elle est morte ; un beau saphir bleu sombre serti de petits diamants, cerclé d’or. J’en rêvais d’une bague comme celle là ; je me suis dit tant pis pour le rubis, je ne vais pas me braquer comme ça sur le bleu indéfiniment. On m’en faisait des compliments.
Je pleurais tout le temps sans raison. Çà a été mieux quand je l’ai quittée. Si sans raison, puisque j’vous dis que ça m’a rien fait quand elle est morte.
Bleu. Le bleu glacé de la haine.
Que dites vous ? Le bleu de la mer ? Le bleu du ciel ? Oui bien sur, c’est beau je ne peux pas vous dire le contraire. Vous êtes satisfaits ? Vous voulez me réconcilier avec le bleu…
Alors vous oubliez le bleu de la période bleue, le bleu des nymphéas, le bleu comme une orange. Oui, vous marquez des points.
Et puisque nous faisons connaissance je vais même vous confier : tous mes enfants ont les yeux bleus ! C’est drôle, je ne sais pas pas de qui ils les tiennent… Ah oui : d’elle peut être.
Ô ma toute petite dernière, il y a tant de joie dans le bleu de ses yeux.
Bleu ciel couleur de la tendresse… ?
J’ai même fait un rêve bleu ; je peux bien vous l’avouer. J’y flottais dans un tunnel bleu entre deux parois d’un bleu cotonneux, dans une bienheureuse apesanteur. C’était bien.
Au matin me trottait dans la tête une petite chanson de mon enfance : « bleu bleu le ciel de Provence… et dans tes yeux mon rêve en bleu bleu bleu »
Je ne sais plus quoi penser. C’est compliqué la vie, bien compliqué.
Un texte par fragment, par pointillisme. Au commencement la page était blanche, la toile aussi. L’auteure y appose son pinceau. Une touche de maudit bleu, puis une autre et une autre. A chaque fois, du sens, une touche de sens, une couleur à assimiler, à assumer. La toile, abstraite, composite, au final, compose un récit, un destin. Il y a cette femme, qui a perdu un enfant, qui haïssait sa mère, qui réalise être sur la palette la couleur intermédiaire entre ce bleu et tous ces autres bleus de sa vie, honnis. Le bleu de ses enfants sera composé des nuances qu’elle a elle-même vécues, qui donc la constituent. Ne lui parlez pas du bleu. Elle souffre du trop de bleu. Le bleu est insupportable.
Ça, c’est pour l’expression du texte. J’aurais rapidement un regret : le manque d’un fil rouge (bleu ?) 🙂 qui nous aurait mené vers une chute affirmée. Ou plutôt une chute plus affirmée. Une chute qui nous aurait fait ressentir l’inéluctable naissant de la montée en acme, chez elle, de tous ces bleus.
Peut-être il y a t-il eu –Lulu nous le dira (ou non, c’est son choix d’auteure)- comme un refus d’aller au bout de la logique induite, d’aller au bout de la ligne dramaturgique qui était en train de s’installer.
Le coup de la chanson obsédante bleu, bleu, le ciel de Provence… est un bel outil de récit. Vous savez, ce sont ces films où soit le meurtrier, soit la victime, soit la personne en crise entend une phrase, une comptine dans sa tête. Et c’est bien vu. Mais hélas, il manque – à mon sens, du moins- donc une chute qui conclut, qui boucle la montée dramatique. Au lieu de « Je ne sais plus quoi penser. C’est compliqué la vie, bien compliqué ». J’aurais posé un truc genre : « Je ne sais plus quoi penser. Depuis que j’ai laissé ce corps entre les alignements de lavande ». Un final lyrique à la Van Gogh dans son champ de blé qui se tire une balle par trop de jaune, et une chute ouverte : tous ces bleus ont construit une criminelle. Un trop de bleu l’aura fait passer à l’acte, apogée du rejet et du dégoût (par exemple, évidemment, si on décidait que cette femme devienne meurtrière. Mais on peut certes préférer rester en suspension, c’està-dire sans résolution). Mais en sous-texte toujours suggéré : Et vous ? Quels sont vos bleus ?
Une chute tient en une phrase, et peut soudain donner tout son sens au texte dans lequel, pourtant, tout était précédemment posé, présent, contenu… attendu. Après, c’est un choix : soit je reste évanescente sur ma chute comme ici (on pourrait présupposer en l’état une issue dramatique), soit je l’affirme avec force (c’est-à-dire avec une chute bien pensée, avec de gros panneaux, pesée, mâchée et remâchée). Quoiqu’il en soit, le shoot d’adrénaline promis au lecteur depuis le début, installé, me paraît être une chose indispensable à marquer au final, et fortement.
La chute, je vous promets que c’est simple : c’est seulement une phrase bien pensée. UNE SEULE PHRASE SUFFIT. Et alors votre texte prend une dimension incomparable, un relief supplémentaire. Pourquoi ? Parce que, inconsciemment vous aviez déjà tout construit dans votre récit. Le job, c’est de le conclure, pour le lyrisme, pour la virtuosité, pour l’épate, pour le sens ou pour donner à réfléchir… Et le lecteur attend ça. Il veut une chute qui le satisfasse, car c’est ce pour quoi il vous a lue. (Enfin… c’est ma conviction).
Lulu,
Saisissant contraste dans ce récit ou le bleu dans son état naturel et son évocation côtoie celui qui rend douloureux jusqu’à la souffrance. C’est bien mené avec une pointe sarcastique, parfois. Même ressenti que Francis sur la fin.
Juste après avoir lu la première phrase « J’aime pas le bleu », le schtroumpf râleur s’est invité dans ma tête, les bras croisés sur sa petite poitrine avec la moue qui va bien. Ca m’a fait sourire… Mais ensuite… il y a de la rancœur, de la douleur et de l’épreuve dans ton bleu à toi. Ca fait mal, un vrai bleu à l’âme, avec juste les mots suggérés qui laissent imaginer.
Pour la chute, comme dit Francis, on peut imaginer plein de trucs. Quel était dans ton esprit à toi la fin que tu imaginais. Dis-nous?
Tu verras, au prochain coup ça sera juste parfait cette histoire de chute. N’est-ce pas Francis?
Je rejoins les commentaires précédents sur le final… il manque un petit quelque chose, cela dit ce bleu qui fait mal, pour moi qui aime tant le bleu est dépeint de manière grandiose et m’apportent de nouvelles nuances… merci lulu et bravo. Ce texte court (puisque c’est une nouvelle) fait ressortir immédiatement tellement d’emotions…
Bonjour Lulu.
Cela me fait penser à une espèce de lutte entre aimer et haïr .
Le bleu de l’amour, celui de la haine.
Ces assiettes que l’on met dans un carton mais il en reste quand même une, ces bleu de l’âme, le vague à l’âme, le blues.
On sent l’hésitation entre faire plaisir, aimer le bleu ( les enfants aux yeux bleu, l’assiette, le ciel) et le détester en totalité et affirmer cette haine du bleu qui rappelle la mort, le doute.
J’ai aimé cet écrit qui en dit long sur nos façons de composer notre monde: ne pas s’accepter telle que l’on est, dépendre du regard de l’autre, de ses goûts, pour ne pas déplaire.
Pas facile tout ça mais bien écrit.
Merci beaucoup pour vos commentaires.
Je réfléchis à ce que tous vous me dites de la chute…Je crois que le personnage ,et moi, avons eu peur de cette possibilité d’un changement de regard qui s’amorce…Je vais réfléchir encore à comment conclure sans fermer…
Le bleu, entre amour et haine. Un texte haché qui malmène son lecteur et le parfois laisse interloqué. Que de coups et de blessures qui laissent des traces… C’est du bleu électrique qui lance des éclairs dans un ciel obscurci.