Texte de Lou

4h34

J’ai du mal à ouvrir les yeux, cette lumière m’aveugle. Et cette fatigue… si intense… Je me sens lourd, je me sens trembler et pourtant je n’ai pas froid… J’essaie de me lever mais je n’y arrive pas. Impossible. J’arrive à peine à bouger mes bras. Je suis attaché. Je lève la tête et vois un homme en combinaison blanche qui me regarde à travers une vitre. Il m’observe, me scrute, prend quelques notes et s’en va.

6h12

Je vibre. Je ne le ressens pas mais je l’entends, c’est étrange… Où suis-je? Je ne suis pas dans ma chambre : il n’y a pas de vitres dans ma chambre. Un homme en combinaison blanche est encore passé, s’est arrêté, m’a observé, a pris quelques notes puis est reparti.

Et puis un autre. J’ai réussi à l’interpeller :

« -Je veux parler à mon épouse.

– C’est impossible M. Duman. »

Ils savent qui je suis. Mon enlèvement était donc organisé. Pendant combien de temps ont-ils surveillé ma vie, avant de m’amener ici ?

Des draps blancs, une salle blanche, une lumière aveuglante, presque paralysante, les hommes en combinaison blanche. Ils ont réussi à m’avoir et me préparent pour leurs expériences. Quel peut être le dessein de cette secte ? Je dois rester vigilant malgré la fatigue, je ne dois surtout pas m’endorm…

Comme tous les soirs, Jean est rentré à la maison et a bu une bière. Une belge, pas trop sucrée, ni trop amère. C’est son plaisir à Jean, après les longues journées passées derrière un ordinateur. Il a écouté de la musique, Alain Souchon… Son artiste préféré. On lui dit souvent que ce n’est pas de son âge mais il a grandi bercé par la douceur de ses mélodies et la force de ses paroles. Il aime ce contraste. 

11h46

Le bruit du rotor d’un hélicoptère me réveille. Ils m’ont amené dans un endroit isolé, inaccessible. Je revois mon enlèvement comme un flash, je crois que c’est allé très vite. Il y avait du vent. Beaucoup de vent. Les hommes criaient. Ils devaient faire vite.

Ce soir-là, Jean était seul, sa femme était sortie. Elle aime ça, sortir avec ses amies. Alors il a bu une deuxième bière. C’était le début du week-end après tout !

Un documentaire à la télévision, et puis un bouquin. Parfait pour une soirée de détente.

14h33

Les hommes en combinaison blanche sont partis. Ils ont été remplacés par une nouvelle équipe. Les uniformes sont identiques. Je les ai entendus discuter dans leur salle (la porte vitrée de la chambre était mal fermée). Ils disent que je suis agité. Alors ils me droguent. Ils veulent m’empêcher de m’enfuir. Peut-être que ce ne sera pas une expérience mais seulement un sacrifice. Peut-être que je ne souffrirai pas.

Jean est allé se coucher mais il n’a pas éteint son téléphone. Pas tant qu’elle ne sera pas rentrée.

Peu après minuit elle a appelé : un pneu de la voiture avait crevé, elle avait peur, seule dans la nuit d’hiver. Elle n’était pas loin, à 5 kilomètres de la maison, près de la piste cyclable qu’ils aiment tant emprunter, le long de la rivière.

Jean s’est levé, s’est habillé, a pris son vélo et s’est dépêché de la rejoindre.

16h54

Je viens de faire un cauchemar. J’avais froid, j’étais dans l’eau. Dans l’eau glacée. Le bruit des sirènes se mélangeait à celui de l’hélicoptère. Cela semblait tellement réaliste et tellement lointain à la fois. Je voudrais tant voir mon épouse. Lui dire de venir me chercher, de venir me sortir des griffes de cette secte. Mes tremblements reprennent de plus belle.

Jean a pédalé très vite, trop vite, sur les berges non éclairées. Dans la précipitation de son départ, il n’avait pas pris sa lampe frontale, celle qui éclaire si bien dans la nuit. Ce n’est pas grave s’était-il dit, je connais la route. Jean n’avait pas peur, il a l’habitude de faire du vélo en hiver, il ne craint que le verglas.

17h11

Je surveille le passage des hommes en combinaison blanche à travers la porte vitrée. Je veux profiter d’être réveillé pour leur poser des questions, savoir ce qu’ils attendent de moi. Le silence de ma chambre me pèse. Je voudrais écouter de la musique. J’entends une mélodie au loin, une mélodie que je connais, un air familier qui me rassure. Il me semble que c’est Alain Souchon… Je devine les paroles :

« Jimmy, t’es fort, mais tu pleures »

Un homme en combinaison blanche s’approche, il est suivi par… Je n’y crois pas, c’est bien elle, elle m’a retrouvé ! Ils entrent dans ma chambre, elle me sourit. Lorsque la porte s’ouvre, j’entends la suite des paroles :

« Jimmy s’éveille dans l’air idéal
Le paradis clair d’une chambre d’hôpital »

Jean se souvient à présent, et il comprend.

Par Lou

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Lou nous propose ici un texte construit au départ comme un texte de science-fiction. Les codes sont là : le personnage perdu, drogué, l’univers scientifique, les hommes en blouse blanche, la référence à une possible secte, l’impression d’avoir été enlevé… Le tout avec finalement très peu de détails concrets sur les lieux, l’alentour, cela donne une ambiance hors temps/hors lieux. Et tout cela nous installe dans un univers étrange, mystérieux, décalé. Pour ma part j’ai imaginé qu’on était réellement dans un monde « parallèle » et pas dans une narration baignant dans notre réalité. Puis Lou entremêle cette étrangeté à une histoire tout ce qu’il y a de plus « concrète », celle de Jean, et on se demande où elle nous emmène. L’alternance des deux narrations est à mon sens un choix judicieux : elles se renforcent l’une l’autre. Le côté « étrange » de l’une est mis en exergue par le côté un peu « plan plan » de l’autre, et réciproquement. Cela entretient pour le lecteur le mystère de ce texte, qui oscille entre deux mondes. Jusqu’à la révélation finale, façon « pièces du puzzle qui se mettent en place », où on comprend enfin. Et l’utilisation de la chanson de Souchon pour faire cette révélation est une très bonne idée : cela permet de dire, sans dire vraiment.

Ton texte est bien mené, Lou, mais il y a quelque chose qui m’a gênée, et j’en ai été un peu frustrée (rassure-toi quand même, je m’en suis remise depuis !) : je n’ai pas compris, à la première lecture, pourquoi on lui dit au début qu’il est impossible qu’il voie sa femme, et à la fin, elle est là. Bien évidemment, à la seconde lecture, j’ai saisi, mais je crois en fait qu’à la première lecture, j’ai été tellement prise par l’étrangeté de ton univers hospitalier, que je n’ai pas vu venir le retournement, et que j’ai buté sur la présence de sa femme, façon « attend attend, y’a un truc pas logique, là ». Du coup, je me demande si ça ne serait pas intéressant que tu essayes d’instiller ça et là, plus tôt dans le texte, des petits indices « dissonnants » dans tes paragraphes concernant les ressentis de Jean (par exemple : il est étonné parce que ce type en blanc-là lui sourit chaleureusement, c’est étonnant pour un probable bourreau, etc…). Je pense que ça n’enlèverait rien à l’effet « science-fiction » que tu as installé, parce que de toute façon, ton personnage est dans le gaz, et qu’il peut y avoir des incohérences dans ses perceptions et ses compréhensions. Et par contre, ça préparerait ta fin avec plus de subtilité encore, et ça serait encore plus jubilatoire d’avoir été baladé alors que tu avais semé des indices sur notre passage… !

Je suis tout à fait d’accord avec Gaële : j’aime beaucoup l’alternance des deux narrations, des deux histoires…et j’ai buté sur le même point. Ou plus exactement, je sentais que quelque chose m’avait gênée, sans savoir exactement quoi…et c’est en lisant le commentaire de Gaelle que j’ai mis le doigt dessus!

Ah ben tout pareil !

Merci beaucoup pour ces retours qui me font vraiment réfléchir sur la façon dont j’ai construit mon récit. La 1ère partie, le réveil désorienté, en étant persuadé d’avoir été enlevé par une secte, est une histoire vraie vécue par mon papa il y a quelques années alors qu’il était en réa. Il avait demandé à téléphoner à ma maman mais on lui avait répondu que ça n’était pas possible (car il était 4 heures du matin, mais ça on ne lui avait pas précisé la raison), ce qui l’a entretenu dans son délire.
Je me rends compte que ce scénario était tellement clair dans ma tête que je n’ai pas pensé que ça pourrait perdre le lecteur. Je vais essayer de retravailler quelques passages ces jours-ci (que ça passe vite une semaine!!).
J’ai par ailleurs été en difficulté avec les 4500 caractères, mais je pense que c’est une habitude à prendre! Et ça ajoute un défi supplémentaire qui oblige à aller à l’essentiel, ou du moins à savoir où est l’essentiel et quels sont les détails qui ont leur importance pour nous y conduire. C’est un très bon exercice pour moi (la preuve : je suis en train d’écrire un roman!).
Dernière chose, à la fin de ma 1ère version, j’avais développé les souvenirs de Jean comme une succession d’images « flash » qui reviennent à toute vitesse :
« Jean se souvient à présent et il comprend : le vélo, la chute, le transport en hélicoptère, la réanimation », etc.
J’ai finalement retiré ce passage car j’avais dépassé le nombre de caractères autorisés d’une part et, d’autre part, mes relecteurs trouvaient dommage que « j’explique » mon texte.
Concernant l’idée des 2 récits entremêlés, je l’ai piqué à Thierry Jonquet dont j’ai terminé un roman la semaine précédant l’atelier. Je me suis bien rendue compte en écrivant que n’était pas Thierry Jonquet qui veut !!! Mais… ça a un petit côté grisant de s’en inspirer !

Tu pointes-là plein de choses essentielles, Lou. La clarté « dans nos têtes » ne fait effectivement pas forcément la clarté du texte. Et il arrive même fréquemment qu’un texte partant d’une situation très claire pour nous, parce que vécue ou rapportée « en vrai », soit plus compliqué à rendre « juste » pour le lecteur. Quand on a entendu, ré-entendu, l’histoire de X, dans tous ses détails, dans 30 versions différentes, parvenir à discerner ce qu’il faut en garder/en laisser dans la narration n’est pas si simple. En ce sens, tu ne t’en sors pas si mal 😉

Les 4500 caractères: oui, c’est rude, mais oui aussi, c’est un excellent exercice. Je le confiais le mois dernier (je crois): je viens de corriger un manuscrit de roman, en lien avec une éditrice. Elle m’a fait « couper » énormément de choses, de petites phrases rajoutées, d’adverbes, etc… Et j’ai grommelé un peu, mais honnêtement: 90% du temps, elle avait parfaitement raison. Et c’est un texte que j’avais déjà, moi, considérablement toiletté et allégé. On est souvent trop bavard… Très souvent. Et parfois, ça apporte quelque chose, mais souvent non. Ne jamais oublier que l’écriture est au service de l’histoire, pas l’inverse…

Et enfin, les narrations entrelacées, ce n’est pas propre à Thierry Jonquet, mais oui, c’est un sacré exercice. ça pour le coup, tu le fais bien, je trouve. Et je rejoins tes lecteurs: je pense qu’il n’était pas nécessaire « d’expliquer » ton texte, on le comprend très bien, et cet espèce de détour par la chanson de Souchon est nettement plus subtil qu’une explication carrée.