Le vent dans le dos, on dévale la courte pente vers la mer. Les herbes hautes, un peu jaunies du soleil brillant qui ne parvient pas à masquer la fraîcheur de l’air, encadrent le petit chemin qui nous mène à cette pointe qui surplombe la baie. Je pousse Paul pour lui montrer l’amas de rocher caché derrière l’ajonc, jaune en cette saison estivale. On arrive finalement à mon temple maya à la mode bretonne, fait de granit couvert de lichen et entretenu par les goélands. L’air de touriste citadin de mon compagnon me fait doucement sourire, dans ce lieu où l’on apprend tout juste aux enfants à faire attention aux voitures, tellement leur nombre est négligeable.
« Bienvenue dans ma maison !» Je m’exclame en pénétrant l’étage le plus haut, dans une des cases de pierre qui constituent bien évidemment les chambres.
« On jouait ici avec ma sœur, en-dessous c’était le salon… et en bas ma mère restait dans la cuisine et nous appelait quand on pouvait venir manger » , continue-je.
« Schéma traditionnel, hein ?», ricane l’invité qui reste planté à côté du canapé.
« Hmm… » C’est vrai que je n’y avais pas réfléchi, mais un jeu d’enfant reste des années après tel qu’il a été inventé à l’époque.»
Paul, me tournant le dos, fixe le paysage qui s’étend droit devant. La baie s’étale symétriquement en face de nous, avec le grand rocher de Youc’h Korz en son centre. Le port occupe notre droite et fait remonter des odeurs qu’on nommeraient celles de l’océan, n’arrivant pas bien à différencier celles du poisson, des algues, de l’eau salée, des carburants des bateaux,… Son activité reste très limitée, en dehors des quelques marins qui y passent pour leur activité de pêche routinière, on observe principalement des touristes qui viennent admirer la vue du bout de la digue.
Voulant ramener son attention sur mon propos, je lui décris : « Tu vois les fleurs là, en bas, blanches et marrons qui forment un petit dôme ? C’est des glaces, à la vanille et au chocolat ! » avant de sauter dans l’herbe à la recherche des dîtes gourmandises. J’en cueille une, deux, trois… avant de remonter la pente. Paul n’a pas bougé mais détourne le regard vers moi. Son expression reste bienveillante lorsque je glisse une glace à l’encolure de son manteau. Il m’apparaît très calme, ce que je trouve étrange à ce moment où mes sens s’alertent de plus en plus au fur et à mesure que les souvenirs remontent. Les goélands crient en arrière-plan, lui, reste mutique. Alors je prends sa main pour l’entraîner dans la cuisine, de laquelle un mince sentier descend vers des rochers et le bord de l’eau.
C’est la première fois qu’il voit cette nature qui m’a vue grandir, ces pierres, ces algues, ces chemins caillouteux et ces rivages derrières lesquels se cachent une multitude de souvenirs. Cette « maison » contient parmi les plus doux d’entre eux, et si cette tendresse est encore dans mes sensations, je sais que je manque de mots pour la communiquer. Pourtant, c’est bien cela que je veux lui faire ressentir, et non cette peur à l’idée que nos chemins se séparent en septembre, dans quelques semaines seulement. Lui, Paris ; moi, encore la Bretagne.
Les rochers se révèlent inhospitaliers par endroits mais je me fraye un chemin pour arriver à des zones qui deviennent humides au fur et à mesure que la mer se rapproche. Attention aux algues vertes, elles sont traîtres. Paul se débrouille, portant sa carrure, double à la mienne, au-dessus des flaques, d’où parfois s’échappe un crabe ou un gobie. Je l’arrête d’un geste de la main alors que l’on atteint le bord où la mer arrive aux rochers. Décontenancé par mon mouvement, lui qui regardait ses pieds, le voilà qui trébuche et m’entraîne dans sa chute. Les quatre fers en l’air dans l’eau relativement froide mais peu profonde, j’éclate d’un rire noyé par celui des goélands qui semblent m’accompagner. Paul se relève et, alors qu’il me tire de sa main pour me mettre debout, je vois ses lèvres à peines décollées. Son absence d’expression me glace en un instant plus fortement que l’eau de mer.
« On remonte ? » demande-t-il, d’une voix à peine mouillée.
J’acquiesce et reprends dans l’autre sens le chemin rocheux vers mon souvenir d’enfance à ciel ouvert. Il m’apparaît paisible, insensible aux passions qui l’escaladent. Après toutes ces années, ses pierres n’ont toujours pas bougé, malgré le vent et la marée.
***
C’est le moment de profiter des quelques rayons de soleil qui transperce la voûte nuageuse, bien accrochée depuis quelques jours. J’emmène la petite Eva jouer dehors, lui faire sentir la côte avant qu’elle ne s’embrume de nouveau. Devant la porte de sortie du jardin, je la guide spontanément vers cette pointe rocheuse où l’on peut se réfugier derrière les rochers. Excitée, c’est elle qui me devance et l’on court jusqu’à l’aire de jeu, un peu plus vite qu’à l’habitude pour ne pas s’arrêter dans la brise glaçante. Son habilité dans les herbes hautes me fait plaisir à voir, même si une crainte de la voir tomber pointe un instant.
Arrivée au bout du chemin, ma nièce commence à chercher les fleurs roses qui abonde pendant l’été et se font plus discrète en ce début d’automne. Le vert est profondément ancré dans le paysage, alimenté par les pluies quotidiennes, alors que les couleurs chaudes de la saison se répandent peu dans cette île où seuls les jardins accueillent encore des arbres. En bas, on peut observer les algues brunes qui se languisse dans une eau grise, argentée par quelques éclats de lumière. Mais notre attention est toute à la flore du versant de notre colline :
« On met les fleurs dans ma chambre ! Comme ça.
– Mais ici c’est le salon, Eva !
– Non c’est ma chambre ! » tranche-t-elle. Pas d’utilité d’insister.
« OK, alors on décore ta chambre.
– J’ai fini ! Maintenant je vais me nettoyer dans la salle de bain.
– Tu sais que c’était ma chambre, ça, avant ?
– Avant quoi ? »
Avant plein de choses. La voir s’agiter ainsi me réjouis et en même temps une nostalgie pointe. Bien sûr que l’innocence de l’enfance semble attirante… l’inconscience face aux choix futurs, que l’on n’imagine même pas encore. Sont-ce ses propres choix personnels qui font si peur, ou ceux des autres ? Quand ces derniers risquent de ne pas vous inclure comme vous le voudriez… Ma nièce interrompt bien trop tôt ma rêverie.
« C’est pas bien ce que tu as fait ! Tu as dérangé toutes les fleurs, il faut ranger ! » En effet, mes jambes allongées ont étalé notre récolte.
« Oh, je vais me rattraper, attends ! »
Je descends dans le fourré en deçà des rochers pour cueillir une glace et la ramener à Eva, qui s’est immobilisée et fixe au loin. Le soleil est reparti se cacher sous une couche de nuages, et une légère bruine se fait sentir. En arrivant à sa hauteur, je vois qu’elle regarde vers la grève, située juste avant le port. Sa mère y est descendue et lui fait des signes. Je lui agite ma fleur sous le nez mais je remarque bien que j’ai perdu son attention.
« Maman ! Je vais en bas. » lance-t-elle quand même dans ma direction avant de courir vers la descente de béton qui mène à la mince étendue de galets.
Un instant, je regarde ma fleur en forme de dôme entre mes doigts, avant de l’accrocher à l’encolure de mon K-Way, dont je remonte la capuche en prévision de l’averse que je pressens. Mon regard, jusqu’à présent tourné vers la terre, se dirige vers la baie en-devant. Elle me paraît toujours immense, même en grandissant. Au loin, j’aperçois un bateau qui descends vraisemblablement vers le port. Il évite un amas de rocher, passe une balise, puis une autre… et ralentit au niveau des autres bateaux amarrés. Sa trajectoire n’hésite pas, et me rappelle qu’en mer on ne s’arrête qu’une fois son but atteint. Ici sur terre, malgré le vent, c’est comme si rien ne bougeait jamais. La vie évolue, mais en-dehors. Cette île, ce morceau de colline rocheuse… ne font que contempler les changements. Bien avant que je ne le perçoive, Paul était déjà parti. J’étais restée là. Ailleurs et en arrière.
Mon regard se porte alors sur Youc’h Korz. Il ne m’a peut-être jamais semblé plus près, si accessible. Comme s’il le défiait, il cache une partie de l’horizon. Sa force me frappe en cet instant, celle qui le tient même dans les tempêtes où certains s’échouent à ses pieds. Pourtant, l’ondée approche et un amas gris enveloppe rapidement l’immense pic rocheux. Les gouttes commencent à se faire sentir dans mon dos également et j’entends les éclats de voix de ma sœur et nièce remonter vers notre maison de famille, celle qui est aussi faite de pierres mais a un toit pour s’abriter. Le port aussi s’est vidé mais je reste immobile parmi les rochers. Juste un instant, qui me suffit à sentir la détermination monter, entre les gouttes de pluie et le vent d’ouest.
***
« On est allés ramener grand-mère à Ouessant le week-end dernier. Ça s’est bien passé, mais après la tempête de cet hiver… Ben on a pu évaluer les dégâts.
– La côte a morflé ?» fis-je.
« Le mur de la plage de Korz est un peu tombé et la mairie s’en est pas encore occupé… La côte est effritée un peu partout. Ta mère te dira mieux, elle a fait tous les chemins pendant que je travaillais au jardin.
– Vu que la maison est proche de la côte, ça devient de plus en plus dangereux dis donc…
– À ce rythme là y en a quand même pour quelques siècles, on peut espérer. » Quoi ? Ah oui, le terme maison m’a induite en erreur, mais on ne devait pas penser à la même.
« Au fait, c’est comment derrière la croix, tu sais l’amas de rochers en étages où on allait tout le temps ?
– Ah, je crois que ça a pas trop bougé. Demande à ta mère, elle saura. Ou bien tu verras la prochaine fois que tu viendras…
– Oui mais pas tout de suite, faudrait que je prenne des vacances, et tu sais les anglais ils travaillent tout le temps…
– C’est le mauvais temps qui les fait rester dans les bureaux ?
– Aha, de la part d’un breton, ça passe bien ça !
– Bah si, y en a qui ont pire que nous… Je vois ta mère qui me fait signe, je vais te la passer. »
Après un échange d’amabilités, la deuxième conversation reprend les allures de la première.
« C’est comment vers la grève ?
– Elle s’est un peu creusée, y a des rochers qui ont dû tomber du dessus. Y a certains endroits, je pense il vaut mieux éviter de passer dessous. C’est un peu pareil partout. Là où il y avait des éboulements c’est devenu pire et par endroit y a des nouveaux à-pics qui se sont créés.
– Va falloir faire gaffe pour les balades en vélo l’été prochain, alors !
– Ah tu reviens l’été prochain ?!
– Oui, enfin on verra si je vais à Ouessant.
– Quand même !
– J’y vais tous les ans… On verra.
– Au fait je voulais te parler de notre ancien terrain de jeux, tu sais les rochers près de la croix ? C’est assez étonnant, parce que ça n’a pas beaucoup bougé. Bon, c’est surtout des rochers mais même la terre autour a bien tenu. »
Je me prends d’un sourire et finis la conversation tranquillement. Après avoir raccroché, mes pas me guident vers les escaliers et me sortent de mon immeuble. L’air encore frisquet est arrêté par mon K-Way indémodable, encore utile en ce début de printemps sur les terres anglaises. Après une petite marche, j’arrive au-dessus du port de Plymouth. Les bateaux y vont et viennent dans l’agitation, les voyageurs débarquent et rembarquent, les pigeons guettent les repas des passants plutôt que les retours de pêche. Je hume le vent chargé d’odeurs familières, mais décidément, je ne les sens pas ici de la même façon.
cc- Gaël Kervarec – Flickr – « Ouessant, le phare et l e Youc’h »
Dans mon boulot, il y a 2 difficultés (entre autres, certes) : Soit expliquer à quelqu’un que son texte est une vraie bouse, mais pas le dire comme ça forcément, et tenter de trouver désespérement une paillette d’or dans la matière pour faire des suggestions qui tiendraient un peu la route et sauveraient l’entreprise instable ; soit avoir face à soi un texte que je qualifierais de parfait – que voire que moi-même ah que que je ferais que pas mieux- et alors là, je ne trouve rien à dire, à suggérer, pas de conseil à donner… Et c’est le cas pour ce texte de Lena. Je ne peux à la limite que souligner certaines caractéristiques qui permettent d’évaluer sa qualité : la profondeur des personnages (ils sont tôt incarnés, on sent du « background »), le choix du lieu qui est signifiant ou expressif en adéquation avec ceux-là (leurs personnalités, pas seulement parce que leurs origines), descriptions, dialogues… (Ah si, mais c’est personnel peut-être : je trouve que plus de 2 répliques à la suite et on n’est plus dans un roman, mais au théâtre. Mais c’est vraiment perso. Un des romanciers insupportables dans le genre -un celte encore 🙂 ) est Roddy Doyle qui nous enchaîne des pages de dialogues avec 8 personnes dans la pièce (cf : Les Commitments). A la cinquième ligne, on ne sait plus qui parle et on a l’impression que les personnages sont dans l’éther, en train de flotter. Bon, là chez Lena, ça va, on en est pas là). Par ailleurs je voudrais souligner que c’est d’autant plus réussi qu’on se sent tôt dans le pull en laine, la marinière avec le vent iodé dans les cheveux. Ce genre de texte et d’ambiance, maison de famille et mer en face, couple qui fait le point en touillant son thé après la balade sur la grève, ces situations empreintes par les paysages -des Déferlantes de Claudie Gallay, aux romans d’Olivier Adam, en passant par le Taxi Mauve de Michel Déon-, et pléthore de films et de livres qui se passent eux aussi en Bretagne (> faites votre choix. Mais tous ne sont pas de ce genre, il y a de l’historique dans cette liste) sinon en territoire identique représentent presque un genre en soi… un genre qui marche toujours si c’est bien fait. On aime s’y retrouver comme on ré-enfile ce vieil imper jaune. C’est pourquoi, sur ce genre très fréquenté mine de rien, signer un texte qui fonctionne si bien, avec un lieu qui est aussi un personnage, sinon peut-être le principal en fait, est une performance à saluer. Bravo Lena.
A la première lecture j’ai eu un peu de mal à m’y retrouver,
mais ensuite j’ai bien ressenti ce lien fort entre le lieu et les personnages.
Ce n’est pas le genre de texte dont je suis friand.
Mais je m’y suis attelé (au sens 1er du terme)
j’ai apprécié le temple maya et aurai souhaité d’autres surprises identiques.
N’appréciant pas le genre, j’ai appris sur les structures de phrases. J’espère en retirer des leçons.
J’aurai aimé : plus d’envolées lyriques
J’espère que ce texte me tirera vers le haut. En tout cas, il m’ouvre des horizons.
« Curieux il faut toujours garder un esprit ouvert »
C’est une joie de retrouver la Bretagne à travers tes phrases.
Je ne suis pas non plus, comme Géant vert, accroc de ce genre de texte, mais il se dégage beaucoup de douceur de tes mots. On sent à quel point tu aimes ta région, à quel point tu la connais bien. Une nostalgie bien dosée.
Ce petit lieu qui sert de terrain de jeux me touche aussi beaucoup : qui n’a pas eu sa maison de gamin inventée, quelque soit l’endroit ? Cela m’évoque mes propres souvenirs. Joli sujet.