Géraldine avait parcouru tout le chemin qui séparait son école de sa maison à pied. La fillette le savait, ses parents n’allaient rentrer que dans une heure ou deux. Si elle avait tout d’abord prévu de rester dans le jardin en les attendant, la pluie, qui remplissait de flaques le perron sur lequel elle se trouvait, lui fit changer d’avis. La jeune écolière n’avait jamais mis les pieds chez ses voisines, deux jumelles, toutes deux demoiselles, qui la fascinaient. Elle ne les avait jamais vues que de loin et se sentait curieuse d’en savoir plus sur les deux silhouettes qu’elle voyait parfois s’esclaffer avant de franchir leur porte d’entrée, toujours bien habillées. Géraldine les avaient déjà observées de sa fenêtre et surpris le regard de l’une d’elle, elle ne saurait dire laquelle, qui s’était, en un instant, raidi.
La porte s’ouvrit quelques secondes après que l’enfant ait sonné, et cette dernière vit en un éclair le sourire d’une bourgeoise d’une quarantaine d’années se refroidir comme si elle aussi venait d’être douchée.
« Vous devez vous être trompée de maison, jeune fille, vous êtes ici chez les Lévriel. »
Géraldine décrit alors sa situation et insista jusqu’à ce qu’Emma la laisse rentrer au moins quelques minutes pour se sécher un peu. Elle fut conduite dans le salon où elle s’assit sur un fauteuil de cuir noir, autour d’une table de verre sur laquelle n’apparaissait aucune imperfection. L’écolière fut laissée seule un instant, durant lequel elle scruta la pièce avec attention. Son regard s’arrêtait sur les objets de valeur, qui ruisselaient d’or et de lumière métallique. Tout était parfaitement rangé et l’ensemble manquait d’éléments personnels. Difficile de voir d’indices la vie des habitantes, en dehors du fait qu’elles ne manquaient pas de richesses. Géraldine se demandait pourquoi ses parents lui avaient recommandé de ne pas trop s’approcher de la maison des jumelles. Si elle leur avait presque toujours obéi jusqu’à présent, elle commençait à cueillir les bourgeons de sa liberté en se permettant quelques écarts. Surtout, elle ne voyait pas bien ce qu’elle pouvait risquer avec deux femmes qui semblaient mettre un point d’honneur à ce que, chez elles, tout apparaisse convenable.
Emma redescendit après quelques minutes flanquée de sa moitié, Blanche, vêtue d’une robe chic noire qui semblait taillée sur la même modèle que celle de sa jumelle. Les deux demoiselles s’assirent de paire dans les deux fauteuils ocres à motifs sombres, qui se faisaient face avec des allures royales, tout comme leurs maîtresses. Les jumelles se fixèrent d’abord puis tournèrent simultanément leur regard vers leur visiteuse. Quelques secondes s’écoulèrent, à peine perturbées par un battement de cils. Passablement gênée d’être le centre de l’attention, Géraldine tordait ses mains l’une dans l’autre et abandonna son regard scrutateur pour le fixer sur des fleurs blanches qui reposaient au centre de la table devant ses yeux.
« Alors comme ça ils vous laissent sortir plus tôt de classe et vous lâchent dans la nature ? interrogea Emma, rompant le silence qui commençait à peser sur les épaules de la fillette.
« Ce n’est qu’une heure plus tôt, la maîtresse avait un empêchement, et l’école est tout près d’ici. Et puis je suis en CM2, maintenant. » La petite fille enchaînait les justifications, espérant calmer les doutes que ses interlocutrices pourraient avoir sur ses intentions.
Alors que le silence retombait, l’attitude de Blanche parut de plus en plus étrange à la jeune visiteuse. Sous ses dehors de femme calme et maîtrisée, elle sentait une tension sous sa peau, trahie par des tremblements légers parcourant ses membres. Comme un fauve qui tentait de cacher sa sauvagerie sous des allures altières. Reportant son attention sur les fleurs, Géraldine commençait à s’en vouloir d’être entrée chez ses voisines. Elles restaient aussi hermétiques que leur mobilier et la curiosité de l’enfant n’en était qu’exacerbée.
« Nous n’avons pas de bonbons. Nous ne prévoyons pas de visites d’enfants ici. » lança Blanche d’un ton brusque. Elle le contrebalança d’un sourire légèrement crispé même si, en même temps, ses yeux semblaient s’obscurcir.
« Pas de problème, je venais juste me sécher un peu à l’intérieur. Merci. »
Géraldine tordait à présent ses bras derrière son dos et échappait aux regards scrutateur des demoiselles Lévriel en promenant ses yeux au-dessus d’elles. Si l’enfant attendait des adultes qu’elles fassent la conversation, c’était peine perdue, ces dernières avaient déjà épuisé toutes les cartouches et ne semblaient pas gêner de laisser le silence s’installer. Alors que ses yeux sondaient la pièce une fois encore, un éclair lumineux d’un coin de l’étagère centrale toucha la rétine de l’enfant qui se leva brusquement.
« Ça va mieux maintenant, je vais aller attendre mes parents devant chez moi. » expliqua-t-elle avant de se ruer vers le couloir, sous le regard symétrique des jumelles.
Ses yeux furent attirés par un portrait qui trônait au milieu du corridor, seule présence qu’elle ait vue jusqu’à présent dans la décoration. Elle l’avait manqué à son entrée, trop précipitée à l’idée de pénétrer plus à l’intérieur. Sur une photo en noir et blanc, une jeune femme affichait un sourire de Joconde au photographe. Ses vêtements étaient datés et la photo commençait à blanchir, créant presque un halo autour de son chignon de cheveux d’un brun vraisemblablement similaire à celui de Blanche et d’Emma. Un instant, la petite fille se sentie dévisagée comme elle l’avait été dans le salon, par des yeux sombres qui semblaient vous percer jusqu’à l’os.
Deux silhouettes la rattrapèrent, se figèrent en face d’elle et la petite se resta immobile, comme tétanisée. Étrangement, le regard de Blanche se fit malicieux lorsqu’elle comprit ce que qui avait attiré l’attention de Géraldine. D’une voix voilée, elle commenta :
« Notre mère. Elle est décédée il y a quarante-deux ans. » Son ton était, étrangement, presque accusateur.
Pour compléter l’explication, en tout cas c’est ainsi que la petite fille le comprit sur l’instant, Emma porta ses mains au-dessus de son ventre. Géraldine eût la désagréable sensation que ses interlocutrices lui en voulaient, comme si elle était responsable de cette tragédie. Mais peut-être ne faisaient-elles que la manipuler. Elles s’avancèrent encore plus près d’elle, dans un mouvement qui signifiait clairement qu’elle n’avait pas sa place là où elle se trouvait. Elle se demanda même un instant si l’une d’elles n’allait pas lever la main sur elle. L’intruse marcha alors précipitamment vers la porte et la referma sur elle-même.
Elle ne se retourna pas avant d’être arrivée devant sa porte d’entrée. La pluie avait cessé et laissé place à une atmosphère humide. De son abri, elle pouvait voir la fenêtre de la cuisine de ses voisines. Géraldine y aperçut une silhouette un mouvement, traversée d’un rire. En miroir, une deuxième se tenait stoïque, royale, comme si rien ne s’était passé depuis qu’elles s’étaient assises dans le salon. Le cœur de la petite fille battait la chamade, sans réussir à traiter les informations qu’elle venait d’obtenir. Ce qu’elle sentait, c’était que sa curiosité à l’égard de ses mystérieuses voisines s’était à présent teintée d’angoisse.
Intéressante approche : nous faire faire connaissance avec ces demoiselles grâce au regard d’une petite fille, puisque nous savons que justement les jumelles n’aiment pas les enfants.
L’atmosphère pesante de leur habitation est plutôt bien rendue. On aurait peut-être eu envie qu’il se passe quelque chose de fort, de réellement inquiétant puisque le récit s’achève sur une note d’angoisse ayant pris la place de la curiosité de la jeune narratrice.
Je trouve comme Betty que l’idée de mettre ces demoiselles en présence d’une enfant est excellente. C’est bien vu et bien écrit : l’étrangeté de l’attitude de Blanche notamment (du moins la perception qu’en a l’enfant), le décor inattendu, leurs réactions. Elles n’aiment pas les enfants et on se demande ce qui va se passer. Mais justement, il ne se passe rien et on reste un peu sur sa faim.
Tout est vu à travers le regard et le ressenti de Géraldine.
Je me suis demandée ce qu’était cet éclair lumineux sur l’étagère. Il aurait pu être décisif pour sa fuite (une arme par exemple ?). En relisant le texte, je constate que ces vieilles filles (enfin… 40 ans, c’est relatif) ne font rien et ne disent rien. Et du coup, je me demande pourquoi sa curiosité se teinte d’une angoisse qui ne paraît pas forcément justifiée.
Sinon par le fait que cette visite est interdite et qu’elle transgresse à ses dépens cet interdit. Pour moi, il manque juste un petit coup de cravache pour que l’histoire nous emporte.
Je sens que c’est un texte qui va faire débattre 🙂 En effet, pour moi cette nouvelle où il ne se passe rien, est, justement parce qu’il ne se passe rien, parfaitement réussie et remarquable. D’abord je la trouve très bien écrite – dans le sens que ce style classique et posé est adéquat, lui va bien, compte tenu du projet. Et le projet est lui-même très bien tenu. Lena nous le confirmera ou non, mais je pense qu’il s’agissait justement de rester à la frange, en lisière d’une histoire. De jouer sur un entre deux, une étrangeté, une angoisse (qui est la chute dite, d’ailleurs) qui sera justifié ou non. Vous savez, ce malaise parfois quand on rencontre quelqu’un et qu’il y a cet indéfinissable sensation qu’il y a un truc, un machin, un bidule ou un bug… mais quoi ? On est là sur, presque, du fantastique contemporain (pas de monstre dévorateur ou de momie vengeresse du fantastique classique, mais juste une rupture de réel, un décalage étrange dans les faits, les choses, sinon sur une belle possibilité de situations ou de choses qui ne se déroulent pas, ne se passeront peut-être jamais, et qui plus est, ressortissent peut-être de la jeune fille (et si ça venait d’elle, qui est nos yeux pour cette scène ? Et les silhouettes par la fenêtre qui donnent à interprétation, interrogation, en rajoutent) plutôt qu’a priori des deux sœurs : de certains Maupassant à Daphné du Maurier (la nouvelle angoissante très courte des Oiseaux qu’il faut lire, et qui inspira Hitchcock pour un projet différent, disons… plus démonstratif), de tableaux de Hopper à certains trucs de David Lynch… Bref Lena, pour moi, chapeau !
(A noter que Lena est la seule qui s’est emparée de personnages en dehors du co,ncept de guide même).
Je suis d’accord avec les précédents commentaires. Tout est là et parfaitement bien posé et amené. Le choix des personnages, leur description et état d’esprit, le contexte, l’ambiance, la description des lieux et même la tension qui monte graduellement. Jusqu’à ce petit truc qui brille et qu’on sent déclencheur de l’angoisse finale… on reste quand même un peu sur sa fin… ou faim :)… Pff, la chute, c’est ce qu’il y a de plus difficile…
Mais il faut qu’il ne se passe rien, ce que Lena décrit suffit, le reste on y met ce qu’on veut nous et c’est ce qui est très fort, on se pose pleins de questions sur les 2 donzelles et sur la fillette aussi, le racontera-t-elle à quelqu’un? Que va-t-elle imaginer? Je n’ai pas besoin que Léna m’en dise plus, il y a déjà beaucoup à digérer!
La curiosité est un vilain défaut…
Une nouvelle où l’inquiétude monte. Angoissante à souhait, grâce à ce « rien ».
Je rejoins Madeleine.
Merci à tous pour vos commentaires et votre attention au texte ! Merci Francis pour l’analyse, qui est très juste pour ce que j’ai tenté de faire.
Je me doutais que mon choix principal ne plairait pas forcément à tous. Il ne se passe « rien », rien d’extraordinaire en tout cas, car j’ai pris le parti d’écrire une histoire qui serait la plus réaliste possible à partir des éléments présents dans le guide. L’antipathie des jumelles envers les enfants semble étrange, et je voulais toucher du doigt une, ou plusieurs explications, mais seulement les suggérer car honnêtement, faire peur aux enfants relève de quelque chose un peu inexplicable : une pathologie, un trauma, peuvent donner un début d’explication, mais qu’un début. Et cette figure de jumelles menaçantes m’a fait penser à celles de Shining. Ces dernières sont beaucoup plus jeunes, mais pour elles aussi, ce qui est glaçant c’est juste le fait qu’elles soient présentes, qu’elles fixent sans rien dire, dans une symétrie qui les fait sortir de l’ordinaire. Je pense que l’angoisse provient plus de ce qu’on ne sait pas que de ce dont on est sûr. D’où le parti pris de décrire un contexte dans lequel une forme d’horreur couve, sans forcément se déchaîner. C’est ce que sent la petite Géraldine, sans se l’expliquer. Et pour elle, il s’en est passé, des choses ! Choses qu’elle n’assimile pas forcément, et le lecteur est laissé avec autant d’indices qu’elle.
Cette dualité dans la lecture du texte entre : « est-ce que je surinterprète ce qui m’est montré car cela peut échapper à la déduction d’un enfant ? » et « est-ce le regard impressionnable de Géraldine qui déforme une réalité plus banale qu’il n’y paraît ? » pousse à travailler son imaginaire au point de partager la curiosité et l’angoisse enfantine de Géraldine. J’ai personnellement beaucoup aimé qu’il ne se passe rien, cela a laissé la place à tant !