Clac, clac, clac, clac…
Le bruit de ses talons dans les couloirs et les escaliers du métro résonne dans sa tête. Comme une porte qui claque.
Solange émerge sur le boulevard, dans la lumière d’un tendre matin de printemps. Vêtue d’une courte jupe noire qui moule des formes alléchantes, d’un chemisier de soie et d’une longue veste assortie, les jambes gainées de bas (Solange a horreur des collants), elle sait qu’elle attire les regards masculins et s’en délecte. Car Solange aime les hommes. Passionnément, puis plus du tout.
Clac, clac, clac, clac…
À l’épaule, elle porte un petit sac de voyage. Tout à l’heure, en quittant le bureau, elle partira directement chez ses parents, à Deauville. Les créoles qui pendent à ses oreilles dansent au rythme de ses pas.
Elle traverse l’avenue déjà embouteillée, où klaxons et insultes vont souvent de pair, et avance, comme sourde au vacarme du jour.
Clac, clac, clac, clac…
Ce soir-là, il avait bien fait les choses. Pour fêter les six mois de leur rencontre, Bertrand l’avait emmenée dans un resto marocain à deux pas de chez lui, où se dégustait un couscous réputé. Ambiance feutrée, lumières chaudes et tamisées, musique de fond orientale, lascive et envoûtante, odeurs mêlées d’épices et de sucre, coussins et poufs multicolores disséminés dans les trois petites salles, un cocktail explosif pour passer une soirée merveilleuse suivie d’une nuit torride.
Clac, clac, clac, clac…
Solange traverse l’esplanade qui la mène à la tour gigantesque.
En guise de cocktail, il lui avait offert un écrin dans lequel dormaient deux superbes créoles de belle taille accompagnées de ces mots : « pour ma gitane préférée ».
Ils en avaient ri comme deux ados : depuis sa plus tendre enfance, elle se rêvait en danseuse de flamenco, éventail, castagnettes, chaussures, robe rouge épousant tous ses mouvements et… deux énormes créoles aux oreilles. Il s’en était donc souvenu. Tout se confondait un peu : Maroc, gitane, Andalousie, mais ça avait marché !
Clac, clac, clac, clac…
Au pied de la tour où elle passe une grande partie de sa vie, Solange lève la tête : « Madame, du haut de ces 39 étages, rien ne vous contemple ». Haussant les épaules, elle franchit les portes de verre et se dirige vers les ascenseurs.
Hier, pour marquer le neuvième mois de leur histoire encore commune, Bertrand avait souhaité retourner au marocain. Solange ne savait pas s’il avait conscience de la distance qui commençait à s’installer entre eux.
Ding…. La porte de l’ascenseur vient de s’ouvrir sur le 23e étage. Les pas de Solange sont absorbés par la moquette épaisse.
Clac, clac, clac clac…
À la fin du repas : « Solange, tu m’écoutes ?
– Non
– Ce que je te dis ne t’intéresse pas ?
– Non. »
Elle pose sa serviette sur la table et lui annonce froidement, sans préavis, qu’entre eux c’est fini, qu’elle ne veut plus continuer. Une vraie garce !
Elle voit la colère dépasser la stupeur et monter dans les yeux de son compagnon. Elle attrape son sac à main. C’est à ce moment-là qu’il se penche à travers la table, la main tendue vers les boucles d’oreilles afin de les lui arracher. Le mufle ! Le goujat ! Dans un geste non prémédité, la claque est partie, magistrale, le laissant groggy. Autour d’eux, le silence se fait.
Elle s’enfuit, trouve de façon providentielle un taxi libre presque immédiatement. Elle a éteint son téléphone dont elle se doute qu’il va accueillir nombre de messages et de textos. Exit Bertrand !
Clac, clac, clac, clac…
Dans le couloir, elle voit à peine les collègues qui la saluent et, soulagée, ferme la porte du bureau qu’elle partage avec Jean-Michel. Lequel est parti visiter un client en province. Tant mieux. Elle sait bien qu’il en pince pour elle, Jean-Michel. Mais dans une vie légère où elle passe d’un homme à l’autre sans regrets ni remords, elle a érigé une règle incontournable : on ne mélange pas boulot et dodo.
En soupirant, elle attrape le premier dossier de sa pile.
Clac, clac, clac, clac…
Quelques heures plus tard, elle rejoint le métro pour la gare Saint-Lazare. Horreur ! En raison d’une panne, d’un accident ou d’une énième grève, le quai est archi bondé. Les nouveaux arrivants affluent comme des vagues, la circulation des rames vient juste de reprendre, de façon chaotique. La presse est énorme. Ce n’est qu’à la troisième rame qu’elle se trouve propulsée dans le wagon, lequel ressemble pour le moment à une boîte de sardines bien collées les unes aux autres. Elle reste fascinée par la puissance de ces mouvements de foule qui vous portent (… vous emportent, aurait chantonné Édith).
Une certitude : ses bas ne survivront pas à l’épreuve !
Une constatation : dans la bousculade, elle a perdu une boucle d’oreille. Elle a senti le petit pincement tout à l’heure. Et sait bien qu’elle n’a même pas la possibilité de baisser les yeux pour la chercher.
Elle repense à cette soirée d’hier. C’est ça le problème avec elle : elle tombe amoureuse passionnément, mais le quotidien et les habitudes la consument, telle la gitane oubliée au bord du cendrier.
Dépitée, elle ôte la seconde boucle d’oreille et la glisse dans sa poche.
Clac, clac, clac, clac…
Un peu plus tard, beaucoup plus loin, Solange sort de la gare de Deauville-Trouville. Pour aller chez ses parents, elle passe par le bassin de plaisance. C’est un rituel chez elle. Elle a besoin de s’arrêter auprès des voiliers, de respirer l’air qui lui arrive de la mer, de fermer les yeux pour écouter le cliquetis des mâts, le cri des mouettes. C’est le contrepoint indispensable au vacarme agressif de la capitale, le sas pour passer dans son autre vie.
Avant de quitter le quai, elle sort de sa poche la deuxième créole et la lance au loin, cling cling… Plof !
Solange est repartie vers le nid douillet qui l’attend là-bas.
Derrière elle, l’eau noire s’est refermée sur une histoire de désamour.
Photo : © DR Métro Gare St-Lazare
Ca se lit d’abord d’une traite, à la cadence des clac clac clac clac, ça se relit lentement, en savourant. J’ai adoré.
Tout est ponctué par des bruits/sonorités. Solange est plus forte que la « femme des années 80 », c’est une tigresse qui prend et qui rejette. 9 mois, c’est un max, pour une gestation de l’ennui de l’autre.
D’un côté la vie parisienne stressante, les transports en commun opressants, le bureau à la Défense, et là bas le havre (c’est le cas de la dire) de paix familiale.
La perte de la première créole n’est pas trop traumatisant, le lancer de la deuxième est désinvolte. Tout est rompu, elle assume.
Comme on dirait en créole : « Sa ki fèt, fèt. » avec éventuellement « Pli ta, pli tris ».
(je vous laisse en chercher la signification, bonne chasse)
Trados
Très bonne nouvelle rythmée, dynamique : « il n’y a plus qu’à filmer » (ou presque) en outre pour faire un court métrage tonique et amusant tant le côté visuel, le découpage, l’alternance des fils narratifs (simple et efficace) et les plans sont réussis.
C’est « clipé », musical aussi : je vois bien une musique guillerette appuyée par le clac-clac-clac des talons et les deux dernières notes sur la créole qui plonge dans l’eau, puis noir, et générique.
Le pauvre garçon est éliminé deux fois : c’est sans rémission. Solange est une vraie killeuse qui use même du meurtre symbolique 🙂 Bravo !
Concernant les proverbes de Trados, j’ai triché en cherchant sur le web :
Sa ki fèt, fèt : ce qui est fait est fait. Moralité. On ne peut pas effacer le passé, il faut accepter les choses telles qu’elles sont.
Pli ta, pli tris : Plus tard, plus triste. Moralité. La roue tourne : si l’on se porte bien aujourd’hui, demain tout peut être différent.
Bonjour Ktou
Ton texte me donne bcp de points de repères utiles pour construire un texte.
Il est totalement centré sur l’héroïne, on sent qu’il est construit autour d’elle, là ou mou, par exemple, je pense à un récit, des événements, puis à des décors, des ambiances qui me donnent au bout d’un temps plus ou moins long l’idée des personnages. Il s’en suit que les personnages existent moins que les décors ou l’histoire.
Ici tu es centré sur la personne et tu crées, me semble-t-il des motifs qui vont l’illustrer.
Serait-il possible d’aller encore plus loin en donnant plus de place à une petite voix intérieure à Solange qui semble avancer sur une ligne droite ( clac clac clac…), Comme Carmen, sûre d’elle, mais quod du lâcher prise bohême? C’est juste une idée qui tombe peut-être totalement à côté de ton intention.
Merci pour cette belle déambulation urbaine.
Je ne sais pas s’il en faudrait plus. Il y a une recherche de rythme, d’affaire vite pliée, de vie sentimentale à cent à l’heure et les saccades correspondent à la vie du personnage qui est dans un présent assez immédiat. Il y a je pense une bonne adéquation fond/forme. Bref, développer un peu plus, ça se tenterait en effet, mais à voir…
Merci à vous pour ces commentaires. Et Trados : j’aurais fait comme Francis pour trouver la traduction, alors merci Francis !
Je n’ai pas forcément envie de retoucher ce personnage qui se définit bien dans le rythme que je lui impose. Pour l’instant elle n’est pas dans le lâcher prise, mais qui sait, l’air marin peut lui apporter d’autres senteurs de vie et, comme on dirait en créole via Trados : pli ta pli tris !
Eh bien Solange si j’ai entendu une voix à Solange c’est peut-être que j’entends des voix ou ce merveilleux personnage m’a amené vers d’autres rivages que ceux proposés. C’est le charme de la lecture lorsque les textes sont bien écrits ! Qu’elle reste donc dans l’élégance et la dignité de la chanteuse danseuse de flamenco, c’est très bien ainsi!
Merci Simon :-))
J’aime beaucoup ce personnage, bien typé, qui évolue avec un rythme qui renforce ses traits. On entend son assurance dans le rythme de sa marche et les clap qui ponctuent sa journée… Ses talons, ses créoles, symbole de son identité de femme fatale ou plutôt de maitresse-femme.
D’ailleurs tout est dit dans cette phrase : elle aime les hommes, passionnément, pas du tout. Ça aurait peut-être été intéressant d’accentuer le parallèle entre les boucles-objet de séduction et les hommes-objet qui l’entourent ?
Très beau texte… on est d’abord sous tension… clac, clac, clac… une Solange qui s’affirme, très sûre d’elle… arrivée au Port, on sent ses épaules se relâcher, vraiment. Point n’est besoin d’en dire plus. On comprend…