Dans un dernier soubresaut, la vie quitta le corps supplicié qui pendait aux branches du chêne.
Louise frissonna et resserra son châle autour de sa poitrine . À ses pieds, elle avait posé ses seaux de lait. L’aube pointait à peine dans cette journée de fin d’été. De la colline aux pendus, si justement nommée, de fines nappes de brouillard donnaient à ce joli paysage bocager des allures quelque peu fantomatiques, et la proximité de l’épaisse forêt ajoutait aux terreurs et aux fantasmes des rares habitants de la région. Une situation si isolée qu’elle avait parfois permis au village d’éviter le déferlement des hordes barbares qui, régulièrement, pillaient la région, violaient et tuaient sans distinction d’âge et de sexe. Dans ces temps où les roitelets de ce qui deviendrait la France n’avaient pas encore fait main basse sur la région qu’on nommerait alors le Hainaut, le quotidien se vivait dans la peur et le labeur incessant.
Louise regarda en contrebas, se demandant quel châtiment les dieux allaient leur faire subir. Sûr qu’on s’était trompé sur cet homme-là et qu’il faudrait, un jour ou l’autre, en répondre !
Elle jeta un dernier regard au pendu. Au bout de ses bras, deux moignons sanguinolents. Avant de le pendre, on lui avait coupé les mains, comme à un vulgaire voleur, faisant fi de ses protestations. Les deux mains étaient là, négligemment posées sur un rocher voisin.
Déjà les hommes reprenaient faux et houe pour s’en aller trimer sur leur petit carré de terre.
Les enfants rejoignaient pères et mères pour le travail du jour.
Les femmes se hâtaient de repartir. Il ne fallait pas perdre de temps avec le lait, afin de le transformer en beurre, fromage, babeurre et crèmes diverses. On n’avait pas droit au gaspillage.
Louise s’attardait, n’osant passer à l’acte.
Ce furent les chiens, venant rôder autour des mains, qui emportèrent sa décision. Les chassant rageusement d’un coup de pied, elle ôta brusquement son châle et enveloppant les mains du mort, les déposa dans la poche de son tablier.
Vivement, elle empoigna les seaux et reprit le chemin de la maison. Il lui faudrait aujourd’hui cacher son « trésor ».
Agissant avec l’automatisme que seules permettent les tâches ancestrales, Louise laissait remonter les souvenirs récents de sa rencontre avec l’homme. Un matin comme celui-ci, à la pointe du jour. Il l’avait attendue près de la barrière de la pâture et elle s’était retenue pour ne pas hurler et partir en courant. L’homme avait l’allure pauvre et émaciée d’un vagabond. Mais quelque chose en lui avait forcé Louise à s’approcher : il était habité d’un calme serein et contagieux. Une extrême bonté émanait de sa personne.
La communication ne fut pas facile. Dans cette région traversée de tant de races et d’influences, chacun parlait son patois, sa langue et le tout s’élevait dans une éprouvante cacophonie. Elle finit cependant par comprendre qu’il souhaitait rejoindre les trois ermites de la forêt.
Essuyant sur son tablier ses mains rongées par la gale des trayeuses, dévastées par les difficiles travaux du quotidien, elle lui indiqua le chemin et lui offrit une pinte de lait encore chaud.
Le sourire de l’homme se fit si lumineux que Louise en fut toute retournée. Il prit ses mains dans les siennes pendant quelques instants. A la fois émue et un peu gênée, Louise récupéra ses mains et, le saluant de la tête, rentra chez elle.
Dans l’après-midi, elle constata cependant que ses mains avaient retrouvé une apparence normale. Toute trace de lésion avait disparu. Personne autour d’elle n’y prêta attention et Louise se tut.
Quelques jours plus tard, on commença à parler de vols : outils, linge, œufs, petite volaille. Naturellement, le nouveau venu attira sur lui les regards. Il s’était joint aux trois ermites présents dans la région depuis l’an dernier et qui allaient tout le jour louant un Dieu d’amour dont ces paysans n’avaient que faire. Tant que Dieu ne soulageait pas leur misère…
Tout alla très vite. Les hommes firent des battues, partirent en chasse avec un plaisir non dissimulé. Ils avaient vite renoncé à chercher un autre coupable. Bien sûr, ils finirent par trouver le malheureux. Tout fut vain : ses dénégations, l’intervention de ses compagnons, les appels à la raison. Ils s’emparèrent de lui et, faute d’autorité locale dans les parages, son sort fut vite décidé. Il serait pendu après avoir eu les mains coupées. Tel était le lot des voleurs.
C’est ainsi que Louise s’était ce matin-là retrouvée au pied du chêne. Elle avait bien essayé de dissuader son Jeannot de faire partie des assassins, lui montrant même ses mains, auxquelles il ne faisait plus attention depuis longtemps. Rien n’y avait fait.
L’homme était passé de vie à trépas avec une grande dignité et beaucoup de prières.
C’était maintenant à elle de lui rendre et faire rendre justice.
Le lendemain était jour de lessive. À cette occasion, les femmes utilisaient la source de la Fée Noire qui jaillissait dans la forêt, à égale distance des chaumières et de l’oratoire des hommes de Dieu.
Partant plus tôt qu’à l’accoutumée, Louise se rendit à proximité de l’endroit où logeaient les bonhommes, une cahute en branchage qui leur servait de demeure. Dans son tablier et son châle, étonnamment, les mains avaient gardé toute leur souplesse, ce qui, aux yeux de Louise, suffisait amplement à justifier sa démarche.
S’approchant des deux hommes qui confectionnaient des bancs rudimentaires, déposant à ses pieds son paquet de linge à laver, Louise, sans dire un mot, sortit son châle qu’elle déplia religieusement. Les deux hommes se signèrent. Dans leurs yeux, l’horreur à l’état pur !
Ils ne pouvaient cependant éconduire cette femme sans essayer de comprendre son geste. Expliquer un geste par gestes…. C’était singulièrement compliqué. Les deux moines se dire qu’ils allaient devoir progresser dans l’apprentissage de la langue locale !
En attendant, Louise leur montrait un arbre, un nœud coulant, mimait le pendu. Ils eurent tôt fait de comprendre ce qui s’était passé la veille et qu’ils n’avaient vu que de loin. Cela n’expliquait pas les mains, cependant !
C’est alors que du fond de la clairière arriva clopin-clopant le troisième ermite, appuyé sur sa canne. De sa personne émanait une telle aura que Louise comprit instinctivement qu’elle avait eu raison.
Dans un patois parfaitement compréhensible, il remercia Louise d’avoir sauvé ces mains, qui l’avaient lui-même guéri d’un eczéma récalcitrant. À son tour il s’en saisit et s’abîma dans une prière à laquelle Louise aurait aimé participé. Il lui expliqua ensuite qu’ils allaient ici même, dans ce bout de forêt, fabriquer un coffret destiné à contenir ces mains miraculeuses.
Ces mains qui resteraient à la disposition de ceux qui comme elle, comme lui-même, souffraient d’une maladie de peau.
Louise reprit sa route vers la source-lavoir prête à divulguer son secret, à montrer ses mains.
Le soir même, une étrange procession portant sur une civière le corps bien abîmé du saint homme, et, menée par Jeannot, fit irruption dans la clairière, suivie de femmes et d’enfants aux mains et aux corps rongés par la gale, la teigne et autres plaies du même acabit.
L’inconnu, que l’on baptisa incontinent Saint Main avait trouvé son port. Louise était heureuse.
Illustration par « Couleur » – Pixabay – CC
Je suis impressionnée (franchement) par la maîtrise dont tu fais preuve en contant cette terrible mais miraculeuse histoire. C’est passionnant, magnifiquement écrit, original, imaginatif, presque visionnaire… Bref, je manque d’adjectifs pour décrire ce que je ressens.
Je profite de ce premier commentaire pour exprimer un regret (qui n’a rien à voir avec ton texte), celui de ne pas savoir ce dont nous avons hérité les uns et les autres comme support pour nos différents saints. J’ai hésité à mettre en introduction la page correspondant au mien, mais j’ai trouvé que ça alourdirait trop. Serait-ce possible, Francis, de rajouter cela à chaque texte ? Pardon, je sais que je demande du boulot supplémentaire.
En tout cas, bravo Ktou !
@Betty : Je vais faire ça dans les commentaires. OK.
Bonjour Ktou,
Tu nous as vraiement transporté dans une autre époque!
C’est fabuleux d’assister à la naissance d’un saint par le biais de cette femme et cela vient contrebalancer la cruauté justement évoquée dans la première partie.
Cette histoire me touche vraiment.
Merci à vous deux pour ces commentaires qui me font chaud au coeur.
Comme toi Betty, je me suis dit qu’on allait manquer d’infos sur ce chacun(e) avait récolté, mais à la lecture des textes, je ne me sens pas du tout frustrée.
@Ktou14 : Je me suis aperçu que tout le monde avait glissé les infos sur son saint toujours habilement dans son texte, mais OK, je vais rajouter les éléments originaux, en effet.
Les infos sur St Main (il y a 9 pages, St Main a guéri en maints endroits). C’est un dossier compressé > ici.
c’est beau et touchant, une écriture sensible et précise, je me suis laissé emporter avec bonheur par ce récit comme lorsque je lisais plus jeune les « contes et légendes » de nos régions. Un grand bravo !
– J’ai un aveu à faire :
je n’ai absolument pas lu la doc sur saint Main, que je trouvais trop volumineuse pour ma paresse, retenant seulement, dans l’envoi de Francis qu’il guérit les trayeuses.
– J’ai une question aussi :
dans votre bibliothèque Francis, quel livre n’avez-vous pas ?
@Ktou14
Oh plein de livres me manquent ! Je ne suis pas si érudit 🙂 Mais il est vrai que j’ai quelques livres bizarres (on m’en a offert un génial récemment qui publie des listes écrites par des personnalités…) et que lorsque j’en repère qui peuvent me servir pour des ateliers d’écriture, je me les procure. Celui-ci c’est un ami qui me l’a donné, qui sait que j’aime les livres inattendus. Je rappelle en passant que je suis quand même -et c’est vrai, j’ai donné plusieurs conférences dont une à la BNF ; on a monté un colloque là-dessus – un spécialiste reconnu (ou du moins un amateur éclairé reconnu) du marquis de Camarasa qui en 1935 publia « Les causeries brouettiques » un livre de plus de 600 pages sur la brouette (c’est un fou littéraire) dont j’ai un exemplaire sur une quarantaine de recensés dans le monde. (Je ne vous ferai pas d’atelier d’écriture sur la brouette, promis).
Ktou, ton texte est beau, touchant. L’ambiance se fait ressentir à la lecture sans aucun effort. Superbe. Merci Ktou, cette femme est magnifique.
Une vraie réussite que cette légende réinventée, fort bien écrite, et avec force ingrédients nécessaires : la miséricorde, la bonté, la perdition (des villageois), le destin tragique, le réenchantement, les miracles… Le côté rural fantastique et obscur moyen-âgeux, même. Rien ne manque à mon avis. Il y a en outre des images fortement évocatrices dans un style posé, simple à en faire presque solennel, avec une belle économie de moyens. Bravo.
Pareil que pour le texte Betty, je me suis posé la question de la chute : était-elle assez forte ? En fait, elle convient parfaitement à l’ensemble : fatalité, horreur, miracles… étant dits simplement, sans déballage, le fait qu’à la fin, juste, « Louise était heureuse » sur un ton égal, est la bonne hauteur. Comme si être « heureuse » sans plus de lyrisme que cela était tellement rare dans ce contexte cruel et violent, avec « la peur et le labeur incessant ». C’est très beau.
Ce texte m’a évoqué une remarquable BD (pourtant très éloignée, mais c’est la méchanceté des villageois de Ktou14 qui tuent l’étranger de passage qui me l’a rappelée, la vie misérable et dure des paysans, etc.) ; BD que j’ai découvert cet été : « Le Rapport de Brodeck » de Larcenet (adaptée du roman de Philippe Claudel — que je n’ai en revanche pas lu), et que je vous recommande vivement. C’est un travail magnifique, graphiquement très puissant…
Merci merci.
C’est quand même curieux l’écriture d’un texte… j’ai écrit celui-ci dans un contexte un peu douloureux (d’où peut-être la tonalité) et le vendredi matin, je me suis réveillée avec l’idée de ne pas l’envoyer. Comme quoi….
J’avais essayé diverses chutes. Celle-ci, qui m’était venue d’instinct, me semblait peut-être un peu fade. J’ai essayé plusieurs autres chutes mais aucune, à part celle-ci, ne rentrait dans l’atmosphère du texte. Car oui, dans ces temps difficiles, un simple bonheur (ou un bonheur simple) est déjà miraculeux en soi !
Je suis donc très heureuse de la conclusion de Francis sur la chute de mon histoire.
impeccable, ça fonctionne de bout en bout. de la beauté peut être mais surtout de la miséricorde. et de la cruauté, monnaie courante de cette époque. les éléments de contexte et sentiments (non avouables, cachés, presque risqués) sont particulièrement bien rendus. j’ai eu la curiosité de regarder ou se trouve « le hainaut ». et quand un texte pousse le lecteur à vouloir en savoir plus, c’est qu’il incite à la reflexion. bravo!