Extérieur jour, femme âgée, cheveux blancs, en chignon, proche des 80 ans, assise à une table de jardin.
Je t’ai attendue pour notre thé quotidien mais tu n’es pas venue. Je m’y attendais un peu. Je ne pensais pas que cette confidence te bouleverserait autant, surtout après toutes ces années. Quelle maladroite, je suis navrée. Je ne sais pas pourquoi j’ai mis ça sur le tapis. C’est arrivé, sans préméditation, de fil en aiguille, dans notre discussion. Non, je mens, il m’était arrivé, ces derniers temps, d’envisager cet aveu mais je n’avais pas décidé de la date. Je reconnais que tu as raison, j’aurais dû crever l’abcès lorsque j’ai su. Mais à l’époque, je n’en voyais pas le bénéfice, en tout cas pour moi. Dans quel but ? Aider à alléger le poids d’une double trahison ? Déclencher un drame avec des larmes, des cris, de la vaisselle cassée ? Tu me connais, je déteste m’encombrer de ce genre de fatras, celui qui donne des cernes, rend chèvre à force de se tournebouler la tête jour et nuit. Et qui de plus est, détail essentiel, je tiens beaucoup à ma vaisselle. Aujourd’hui encore, je suis persuadée d’avoir fait ce qu’il fallait. Le dire aurait eu des conséquences qui risquaient de contrarier mon ordinaire, je ne pouvais pas l’accepter. C’est ce que j’ai essayé de te faire comprendre, hier. D’ailleurs, si on va au bout du raisonnement, je t’ai même peut-être évité une grande déconvenue, tout est envisageable dans ce genre de contexte. Quoi qu’il en soit, cette situation posait un vrai cas de conscience. Mais j’avais décidé que c’était à vous de vous débrouiller avec, enfin toi, lui, je doute qu’il ait eu une conscience, un jour. Oh, allez je l’imagine ta tête d’outrée. Ce n’est pas parce qu’il est mort, qu’on ne peut pas plaisanter sur les défauts de ce cher disparu. Comme tu l’as souligné, je te l’accorde, me taire signifiait accepter, ce qui n’est pas synonyme de cécité. Comprends bien que c’était pour moi, l’option la plus confortable, celle de garder mes acquis, un quotidien aisé, ma maison, mon jardin. Tu sais à quel point, j’aime mon jardin. J’y ai passé du temps à le bichonner pendant que toi tu bichonnais autre chose. Ne t’offusque pas, à notre âge, il y a prescription. La mémoire te ferait-elle défaut ? Si tu savais comme il m’a été facile de découvrir votre pot-aux-roses. Lui si prévisible et toi pas très finaude, pas besoin de s’appeler Miss Marple. Ah vous m’avez quand même bien chiffonnée tous les deux,… divertie aussi. Je me suis souvent demandé si tu avais pensé à moi, au mal que cela pouvait me faire ? J’ose l’espérer. Mais je compatis, il possédait une telle emprise, une fois dans ses filets, impossible d’en sortir. Tu me faisais peine parfois. Je suppose que ta mauvaise conscience t’a titillée, quelques temps puis avec les années, c’est devenu une habitude, cachée dans son ombre. Pardon, de remuer tout cela, je vois bien que malgré toutes ces années écoulées, c’est encore douloureux. Ça n’a pas dû être facile pour toi non plus, le partager, me trahir, je n’aurais pas aimé être à ta place. Je préfère la mienne, ici, sous ce magnifique magnolia en fleurs, dans mon jardin, à t’écrire.
Il ne me manque pas, et à toi ? Oui, sûrement. On ne refera pas l’histoire, c’est le passé tout ça. Déjà dix-huit ans depuis ce jour où il s’est écroulé, après avoir bu son café. Café, que je lui préparais chaque matin, sans jamais oublier de rajouter un sucre pour qu’il ne sente pas ce petit goût amer… J’espère que ta bouderie va cesser, j’ai un thé qui devrait te plaire.
Photo : Pixabay
Tout à fait dans l’esprit de ces « pavés » ! La compréhension de « qui parle à qui » monte petit à petit jusqu’à la révélation finale.
C’est bien écrit comme toujours, finement ciselé, rempli d’expressions bien trouvées.
Bref, totalement réussi selon moi. »
Merci beaucoup Betty 🙂
Ah…. un texte à la Khéa ! J’adore. Les réflexions du personnage sont finement menées et analysées. Beaucoup de lucidité et d’honnêteté dans cette mise à plat de ses choix et une écriture limpide et qui coule.
Et cette chute ! Géniale ! Une grand réussite.
Bravo Khéa.
Ah…un commentaire à la Ktou ! 😉 Merci !!
J’aime beaucoup l’atmosphère que tu as créée, cette histoire d’amitié. Beaucoup de douceur malgré un brin d’amertume. Merci pour ce beau moment de lecture !
Même remarque pour Betty, juste (mais peut-être que c’est juste moi qui ai compris la consigne en mode « sms » plutôt que lettre peu importe le format — je vous prie toutes deux de m’excuser si c’est moi qui affabule), je verrais plus ce texte comme une missive manuscrite que comme un texto, surtout pour une dame de cet âge 🙂
Oui, c’est exact. Mais j’avais clairement marqué dans la proposition (si je puis me permettre 🙂 ) qu’on se doutait bien que ce n’étaient pas des SMS, mais une « adresse à ». D’ailleurs les vidéos font état de monologues qui ne peuvent pas être des SMS. Donc pas de souci pour Betty ou Khea.
Ah mais aucun souci, c’était juste un questionnement. Je pense que les yeux embués de la semaine passée m’ont rendu.e très « premier degré »^^
Marine, j’ai le gros défaut de lire en diagonale alors parfois c’est aussi « premier degré ». 😉
Bon, Francis a répondu 😉
Merci Slava pour ton commentaire, amertume, c’est un des sentiments que je voulais faire passer.
Pour la petite histoire sms et de l’âge, ma mère était la pro des sms à rallonge, jusqu’à ses 84 ans. Alors que moi, j’ai ramé à recopier mon texte sur portable, pour cause de pc lâcheur
Suspens de à qui s’adresse ces mots entretenu jusqu’au bout… J’adore la chute. Très réussi à mon goût
J’ai adoré ce texte qui arrive, sans effet spectaculaire, à étaler des personnages profonds, complexes ; une situation particulièrement tordue, et même à faire ressentir toute la haine, la cruauté, le jeu relationnel pervers entre les personnages. En tout cas moi je le lis comme un affrontement terrible entre elles. Une guerre nucléaire perpétuelle, mais dans la ouate des relations policées. C’est du très bel ouvrage qui colle parfaitement à l’exercice (le spectateur devine ou comprend entre les lignes, les personnages savent de quoi ils parlent ; la charge émotionnel —ici hyper contenue— , la chute est forte). Du moins à mon sens. Une remarque sur la dernière phrase « J’espère que ta bouderie va cesser, j’ai un thé qui devrait te plaire. » qui est à la fois une chute ouverte (la guerre va continuer, elle ne peut s’arrêter), un résumé de l’histoire (« ta bouderie », qui place le différend en dérision alors qu’on parle quand même de choses terribles), et « un thé qui devrait te plaire » (fausse amitié, faux don, fausse bienveillance). Cette tirade anodine est d’une charge cruelle épatante. De la dentelle !
Oui, il est vraiment superbe ce texte. Et pour moi, la dernière phrase sonne aussi de façon un peu angoissante : on apprend qu’elle a empoisonné son homme (ce petit goût amer..) et elle l’invite à venir boire un thé qui devrait lui plaire : je ne sais pas, mais moi je me méfierais !
Prudence est mère de sûreté…le thé pourrait avoir un petit goût amer 😉
J’avais le sentiment d’être complètement à côté de la plaque avec ce texte. Ouf. J’aime bien les petits grincements, les sourires qui cachent une dentition acérée :))
Je crois que j’aimerais développer ce pavé…
Le sujet est si bien mis en place, le thème très bien maitrisé ! Ce texte me touche particulièrement j’aime beaucoup la manière dont tu nous a amené à la chute. Bravo !
Merci beaucoup Dilan.
J’ai adoré! Pour moi, c’est de l’humour noir et c’est super réussi. Chapeau!
Merci Ademar 🙂
Il y a une ambiance vintage et moderne. De la gravité et un esprit facétieux.
Beaucoup de lucidité sur soi, la situation, sur l’autre.
C’est finement mené, ce n’est pas de la vengeance. C’est juste une vérité en forme de bouquet de fleurs.
Merci pour ce tea time