Des talons martèlent le parvis de l’église Saint Étienne. Ils battent la cadence, tels des roulements de tambour, annonciateurs de troupes en marche venant livrer bataille. Ils sont au diapason avec le tonnerre grondant, ses éclairs déterminés à illuminer le ciel plombé de Beauvais, en ce début de matinée.
Le pas, meneur de ce martèlement, se dirige vers le portail nord aux impressionnantes portes de bois ornementées de volutes fleuris en fer forgé. Le vantail gauche est ouvert. Le pas franchit le seuil de l’église sans ralentir sa cadence. Enveloppé d’un mélange d’humidité et d’effluves d’encens, le silence qui y règne, est aussi puissant que l’orage qui bat son plein à l’extérieur. L’éclat lumineux des éclairs à travers les vitraux et les flammes des cierges perchés sur de hauts chandeliers, diffusent une lumière tamisée, presque intimiste, en ce lieu sacré. Un chut agacé voire offensé rappelle à l’ordre les talons tambourinants. Une grenouille de bénitier veille… Le pas fait un effort pour réfréner son élan, mais les talons ne peuvent s’empêcher de résonner sur les dalles. Il file entre les rangs des bancs de prière pour rejoindre l’allée de droite, passe devant la statue de la patronne de Saint Étienne, Sainte Angadresme, au visage illuminé par la Grâce de Dieu. Quelques mètres plus loin, entre une petite fenêtre à carreaux blancs treillissés de plomb et un tas de chaises posées les unes sur les autres, se dresse un crucifix grandeur nature. Ce n’est pas le Christ qui y est crucifié, mais une femme. Sa tête est ceinte d’une couronne de roi et non d’épines. Hormis la croix, l’autre point commun avec le Fils de Dieu est la barbe, brune, épaisse. Une sainte à barbe crucifiée. Quelques veilleuses d’église consumées sont posées à même les dalles, au pied de la croix. Le pas s’arrête devant cette surprenante représentation, les talons sont réduits au silence. Une voix prend le relais. Le timbre est féminin. Elle s’adresse à cette figure barbue quelque peu disgracieuse en chuchotant :
« Je t’ai amené d’autres bougies, celles-ci sont parfumées à l’encens. »
Le ton est familier, celui qu’on emploie avec ses proches, ses vieux amis. Un éclair vient inonder ce recoin de sa lumière à travers les carreaux blancs de la fenêtre, éclairant au passage une silhouette un peu courtaude, penchée vers le sol, un bras tendu. Trois petites bougies viennent rejoindre les veilleuses éteintes à jamais. La flamme d’une allumette jaillit dans un craquement, embrase la mèche de chacune de ces bougies odorantes. Leurs flammes vacillantes projettent des ombres fragiles dansant au pied de la croix. L’allumette, avant d’être soufflée, illumine fugacement le visage de la silhouette, une femme dans la force de l’âge, les cheveux grisonnants, coiffés en un chignon bas. Une expression de forte contrariété crispe ses traits. Elle se redresse, se campe face à la statue, les bras croisés sur la poitrine. Elle pointe son menton vers la crucifiée :
« Je suis déçue. »
Le ton a changé, il claque. Derrière cette déception déclarée, la colère se fait sentir.
« Chaque mardi matin, chaque jeudi matin, sans exception depuis six longs mois, je suis venue te voir… »
De nouveau, un chut, très agacé cette fois-ci, lui rappelle que dans une église, on ne fait pas de bruit. Le chuchotement est toléré, le déballage d’états d’âme se fait en sourdine. Elle se contraint pour parler bas :
« Je t’ai priée très fort, j’y ai mis toute ma foi. Je t’ai tenue compagnie, assise pendant deux heures sur une de ces chaises tellement inconfortables que j’étais obligée d’amener un coussin de mon fauteuil. »
En prononçant ses mots, elle attrape une chaise un peu brusquement sur le dessus du tas, entraînant la chute de cet édifice de chaises. L’effet sonore de cet éboulement ne se fait pas attendre. La résonance est telle que l’église se remplit d’un vacarme à la hauteur du tonnerre grondant dehors. Pour la grenouille de bénitier, c’est la goutte qui fait déborder le vase. Elle quitte son banc de prière, à pas fâchés, elle sort affronter l’orage. Tout cela ne détourne pas la femme de sa détermination à dire ce qu’elle a sur le cœur à la sainte crucifiée.
« Je me gelais les os, l’humidité me tombait sur les bronches. Six mois à boire des grogs pour ne pas attraper une pneumonie. Ce n’est pas une sinécure, je te jure. »
Elle s’assoit sur la chaise, ferme un peu plus son manteau, baisse la tête. Quelques secondes de silence s’installent… Un ange passe peut-être. Quand elle la relève, la contrariété a quitté son visage. Le dépit a pris sa place.
« Je t’ai apporté des bougies à chacune de mes visites. De la lumière, pour qu’on te voie mieux. J’avais pitié de Toi qui vis dans ce coin, oubliée, cachée parce que tu es défigurée avec cette barbe. Pas comme ta collègue, Sainte Angadresme qui, elle, affiche sa belle figure. »
Elle se lève, se rapproche de la sainte :
« Sainte Débarras, fille de roi qui voulait échapper au mari choisi par son père, a demandé à Dieu la grâce de l’enlaidir pour faire fuir le prétendant. Lui, IL a exaucé ta prière, pas comme toi avec les miennes. »
Le ton reprend de la vigueur :
« IL t’a fait pousser du poil sur le visage, une vraie barbe d’homme. Même un aveugle aurait fui. L’indésirable s’est empressé de remonter sur son cheval. Tu en étais débarrassée. Ton père t’en a voulu, comme punition, il a ordonné que tu sois crucifiée. Il n’avait pas de cœur, c’est sûr. »
Elle se tait, l’ange en profite pour repasser. La confession reprend :
« Je suis venue à Toi parce j’ai entendu parler de ces femmes qui t’ont priée pour être débarrassées d’un homme encombrant, mari ou autre. Comme moi, depuis tous ces mois à venir m’asseoir en face de Toi. Il est dit que tu les as exaucées, que tu n’as pas ton pareil pour faire des veuves. Mais pas de veuvage pour moi, il ne se passe rien. J’ai attendu qu’on vienne m’avertir qu’il lui était arrivé un accident sur le chantier ou qu’il s’écroule comme ça, par miracle ou par tout autre moyen, celui qui te convenait, ça m’était égal. Mais Il est toujours là et bien là ! Pesant, pétant, rotant, buvant !… Désespérant. »
Elle se penche, souffle les bougies parfumées à l’encens signifiant la fin de la danse aux petites flammes. Sans un regard pour Sainte Débarras, elle tourne les talons, le pas lourd.
Sainte Débarras (image fournie par Khea).
Je suis séduite par l’ambiance que tu parviens à créer, rythmée par le bruit des talons de cette femme dans l’église.
Ensuite tu nous fais faire la connaissance de cette drôle de Sainte, barbue et crucifiée. Tout un programme ! Et en prime elle s’appelle Sainte Débarras.
Tu as parfaitement réussi à donner une explication religieuse cohérente à la présence de cette barbe disgracieuse. C’est à la fois étrange et drôle, malgré la déception de la femme aux hauts talons qui n’a pas réussi à obtenir ce qu’elle venait si obstinément chercher auprès de la Sainte, et on comprend, vu la description lapidaire que tu fais des comportements du mari, qu’elle ait envie de voir ses voeux exaucés.
Quant à l’écriture, on retrouve le style Khéa et son charme évident.
Oui c’est du Khéa ! On y est. L’atmosphère est superbement rendue et l’histoire est originale. J’aime beaucoup.
Je suis quand même un peu restée sur ma faim à la fin du texte. J’aurais eu envie d’un coup d’éclat (et pourquoi pas cette femme qui meurt foudroyée par l’orage en sortant de l’église et du coup se trouve débarrassée de son mari).
Que Ste Débarras fasse son boulot de sainte quoi ! Mais bon, c’est moi qui le dis…
Tu as vraiment un don pour créer en quelques mots une ambiance, une atmosphère. On se coule dans ton récit avec bonheur. C’est limpide !
Bravo et merci Khéa !
Bonjour Khéa,
Que dire après les deux commentaires de Betty et Ktou14.?
On y est vraiment, c’est drôle et super bien écrit!Un très bon moment de lecture
excellent! Bravo pour le son si bien rendu des lieux de culte. Cet écho si particulier des églises, et les shriiiiiick quand on pousse un banc ou une chaise.
Très subtil le changement d’émotion la vieille à chaque chapitre (colère, déception, …)
Et cet ange qui passe (deux fois)
Elle en a plein le c.. d’attendre un geste ou un signe….. et ça se sent très bien! Bravo khėa, subtil, concret, sincère, et bien ancré dans la réalité. Je me suis bien marrée
L a suite de ton histoire? La prochaine fois que la vieille revient , sainte débarras à intérêt à àvoir fait une bricole, sinon je donne pas cher de sa couronne
(C’est quoi une couronne de roi?)
Ah oui, le coup de l’ange c’est GENIAL… Il me semble qu’on l’avait déjà trouvé dans un autre texte (peut-être pas de Khéa) et à chaque fois ça produit le même effet (enfin, sur moi). Une couronne de roi c’est une couronne comme on a l’habitude d’en voir sur les têtes couronnées (puissant non ?) alors que sur un Christ en croix on voit plutôt des couronnes d’épines. C’est ça Khéa ?
j’ai beaucoup aimé l’ambiance de l’église si bien retranscrite et le sobre » je suis déçue » adressé à cette drôle de sainte …il a fallu patienter jusqu’à la fin du texte pour comprendre pourquoi ! C’est certain, il n’ y a pas de justice même aux cieux ! Bravo !
Tous les potins sur sainte Débarras sont > ici et > là.
Un texte savoureux que j’ai dégusté disons comme…une religieuse. J’aime comme beaucoup visiblement, cette hésitation entre l’humour et le grinçant…Beaucoup a été dit mais j’aime aussi à imaginer la réponse de Ste Débarras.
Que dire sur ce texte absolument brillant ? C’est savoureux, drôle, superbement visuel (magnifique « les plans » sur les pas entre autres), le bruit… Le monologue… Du vrai cinéma (d’ailleurs j’ai souvenir de Bourvil ou de Fernandel dans un film qui engueule le Christ ? Quel film ? Don Camillo ? Le Bon Samaritain ? Cette référence n’ôte aucun talent à Khea, hein). C’est remarquable. Eh bien, histoire de faire mon chipoteur, tout de même : la chute (Aaah la chute ! La chute ! La chute, quoââ !). Si je puis me permettre : je me suis demandé comment « twister » la fin. Je trouve qu’il manque l’éclat de rire final. Le truc en plus qui ferait effet wahou, comme on dit, qui change l’angle de l’histoire ou qui enfonce le clou. Alors je me risque, et je propose ceci en essayant d’être le plus court possible :
Au lieu de :
« Sans un regard pour Sainte Débarras, elle tourne les talons, le pas lourd ».
Je mettrais :
« Sans un regard pour Sainte Débarras, elle tourne les talons, le pas maintenant léger.
Ça, c’est fait.
Et elle file négocier le tarif avec le Tchétchène. »
Enfin bon, c’est une proposition. Faites les vôtres ?
Ben moi j’ai fait la mienne. Elle est foudroyée à la sortie de l’église et donc débarrassée de son encombrant mari….
En tout cas, espérons que Ste Débarras aura la même finesse dans ses réponses que le Christ de Don Camillo !
Encore bravo Khéa !
Merci à tous pour vos commentaires bienveillants. C’est mon anniversaire alors je les prends comme cadeaux 🙂
Il est bon de vous retrouver. Force est de constater que cet atelier a de sacrées plumes. L’inspiration s’est joliment démenée. Bravo à vous pour vos textes réussis 🙂
@Khea Woaw bon anniversaire ! (Allez hop : un atelier gratuit pour la peine !)
Ah oui, ma chute…qui tombe lourdement à plat. J’avais envie de lui clouer le bec à cette Sainte Débarras, de lui mettre le nez dans son incompétence mais je crois qu’au final elle m’a fait pitié. On ne m’y reprendra pas, voilà où ça m’a menée.
J’hésite entre les deux versions de chute proposées….;)
Bon anniversaire Khéa ! Une comparse de septembre, c’est chouette !
Oui Ktou 🙂
Quel jour pour toi ?
Moi c’était samedi. Mais comme les premiers commentaires sont arrivés dimanche, ça m’a fait aussi un joli cadeau !
Bon anniversaire avec un peu de décalage !
On est gâtées…parce qu’on le vaut bien
:’!D
Yes !!!
Pour de vrai ? Waoh merci 🙂
Mince, j’arrive après la bataille ! Je n’étais pas allée lire les derniers commentaires. Bon anniversaire Khéa ! Et bon anniversaire Ktou par la même occasion.
Je ne manquerai pas de dire quand tombe le mien, puisque je vois qu’il y a un atelier gratuit à la clé 🙂
En plus ça se retient facilement c’est le 31 décembre !
Pardon Francis, ce n’est pas bien de profiter ainsi. J’ai honte, j’ai honte…
@Betty Bon je viens d’instaurer une tradition malgré moi on dirait. 🙂 Donc on va faire comme ça : le mois de votre anniversaire, c’est atelier gratuit. Donc Khea et Ktou14, vous en avez-un à programmer. Betty, ça sera celui de décembre, je le note. Bon je vous fais confiance et je ne hurle pas « Ausweiss bitte ! »mais celui ou celle qui a plusieurs anniversaire par an, je lui envoie la maréchaussée (je sens qu’un nouveau problème va apparaître : comment ça se passe pour les anniversaires en janvier, juillet, août, qu’on va me dire…).
Eh bien, cher Francis, cette tradition instaurée à l’insu de votre plein gré, est une belle surprise pour nous, vos fidèles participants .Merci beaucoup 🙂