Mardi 15 septembre 1987
8h15, je ferme la porte, entame la descente des trois étages à pied, sors de la cour du 46 rue de la Folie-Méricourt, tourne à gauche sur la rue Oberkampf pour rejoindre la station de métro du même nom.
8h19, je suis dans mon chrono. Je descends les escaliers de la bouche de métro, donne une pièce à la vieille dame assise comme chaque matin sur la dernière marche, un vieux sac Franprix contenant ses quelques affaires contre elle. Je file sur le quai, la rame arrive, synchro parfaite. République, correspondance pour la ligne 9.
8h38, Chaussée d’Antin, terminus pour moi, toujours dans les temps. Je sors de la station devant les Galeries Lafayette, leurs portes sont encore fermées mais j’aperçois quelques employés affairés à la mise en scène astucieuse et séductrice des articles de leur rayon avant l’arrivée des chalands. Je remonte la rue de la Chaussée d’Antin jusqu’au 66, m’engouffre sous le porche. Un grand miroir y orne le mur de gauche, j’y jette un coup d’œil rapide sur mon apparence, comme un comédien avant d’entrer en scène ; à droite le hall A, un univers de marbre et de dorures. Je monte le grand escalier jusqu’au 1er étage; en face sur le palier, une porte sur laquelle est apposée une plaque dorée portant l’inscription “L’AVENIR, société de protection juridique”. Cette jeune société est la filiale juridique du plus grand groupe français d’assurance. Sa mission est d’assister, de représenter, de défendre ses assurés dans le cadre de litiges professionnels, de voisinage, d’infractions au code de la route, divorce… Bref tout ce qui touche à une situation de procédure en justice ou susceptible d’en devenir une.
8h42, j’entre sur mon lieu de travail. L’entrée n”est pas très grande mais suffisante pour le comptoir d’accueil et deux fauteuils contre le mur d’en face, ça donne un petit air de salle d’attente ou de spectacle à certains moments de la journée. Appelée “le standard”, cette partie des locaux est le point de passage, le carrefour entre l’aile gauche où siègent les bureaux de l’administratif, comptabilité et celui très spacieux du grand chef, monsieur Cerveau, nom prédestiné à sa fonction, et l’aile droite occupée par les bureaux des juristes, le secrétariat et les opérateurs de saisie. Le standard n’est pas le seul à régner sur l’entrée, il y a aussi le bureau sobre de la chef du service juridique, mademoiselle Cauchy, vieille fille au carré auburn parfait, à la jupe en tweed et chemisier blanc empesé, amourachée du cadre responsable informatique monsieur Madeleine, très marié. Sa porte est la plupart du temps ouverte, Miss de son petit surnom, surveille les va-et-viens, interpelle de temps en temps la personne passant ; elle aime voir et entendre les bruits de couloir. Elle ne ferme sa porte qu’exceptionnellement dans le cadre d’une réunion avec le service informatique en chef.
Je suis, depuis deux ans, la première voix, le premier visage et pour certains le premier sourire de la journée… Mon emploi ? Standardiste-hôtesse d’accueil pour “L’AVENIR”. Parfois, ce poste me donne l’illusion de tenir un rôle dans une pièce où je suis la première à entrer en scène ou un brave soldat envoyé en première ligne avant l’assaut.
8h50, je passe derrière mon comptoir pour poser mon sac au pied de la chaise de bureau à roulettes. Des bruits de discussions, quelques rires me parviennent du bureau des secrétaires, juste derrière mon antre de travail. Je les rejoins le temps d’un café avant de lancer la machine… Mon standard téléphonique.
8h58, assise derrière mon comptoir, j’ouvre la ligne du standard. Le spectacle peut commencer…
8h59, arrive l’idole des dames de la société, Christophe, le bras droit du chef comptable, surnommé Kiki, élégant, agréable à regarder. Il me fait cadeau de son plus beau sourire, un clin d’œil, une petite tape sur le comptoir avec un “Bonjour, toi.” avant de s’engager dans le couloir de gauche avec un petit signe de la main. Il a un charme… La sonnerie du standard me rappelle à la réalité. Un petit point vert clignote sous le bouton 1, je décroche “L’Avenir, bonjour”. Appel classique pour un suivi de dossier. “Ne quittez pas, je vous passe monsieur Sannetti.” J’appuie sur le bouton du poste n°11. Patrick Sannetti, juriste arrivé en même temps que moi dans la société. Gentil gars frisant le ridicule avec son côté enfant gâté qui exige la fève dans la galette pour être le roi. Son bureau est tout au bout du couloir de droite. “Patrick, madame Camal pour toi.” Je ne lui laisse pas le temps de répondre, je transfère l’appel. Il a la capricieuse habitude de ne pas vouloir prendre les appels, me demande de noter les messages et de les lui apporter. Démarche qui m’oblige à courir à l’autre bout du couloir, abandonnant mon poste sous le regard réprobateur de Miss Cauchy. Et ce qui doit arriver arrive, mon standard se met à clignoter comme une guirlande de Noël durant ce laps de temps. Alors ce matin, il prendra ses appels.
J’ai très vite apprivoisé mon standard téléphonique, il n’a pas cherché à me compliquer la tâche. La base se partage en deux claviers : celui de droite est destiné à recevoir et passer les appels, mettre en attente, il y a sept lignes ; celui de gauche est le détenteur des numéros des postes de la société. Il a un joli design, couleur bleu foncé avec des touches grises.
Je peux donc avoir à gérer jusqu’à sept appels en même temps. Un appel entrant déclenche la sonnerie avec un petit clignotement vert, une petite pression du doigt sur le bouton de la ligne correspondante pour décrocher ; suivant la demande, je transfère l’appel en appuyant sur le numéro du poste concerné. La ligne se libère, celle du poste reste en rouge jusqu’à la fin de l’entretien téléphonique. Ça c’est la version simple.
Il y a celle avec plusieurs appels simultanés, je prends le premier avec un rassurant “Ne quittez pas”, j’appuie sur le 4 pour mettre en attente puis sur le deuxième appel, fais la même manœuvre et reviens sur le premier pour répondre à l’interlocuteur et ainsi de suite jusqu’à ce que tous les appels soient gérés. La consigne est de faire au mieux et au plus vite, le service doit être efficace, poli, calme en toutes circonstances même lorsqu’une voix agacée, voire hystérique, vous insulte, déverse sa colère ou sa mauvaise foi contre l’incompétence de nos services. Rester courtoise. Lorsque ça arrive, je prends un papier, un crayon et j’écris les mots peu élogieux que j’aimerais asséner à ce personnage tout en essayant de m’en débarrasser en balançant l’appel au plus vite.
10h, les appels se sont calmés. C’est souvent comme ça à la mi-matinée. J’enlève la housse de la machine à écrire posée à côté du standard. Depuis quelques semaines, on m’a dotée de petits travaux de secrétariat en plus, provisoirement le temps d’embaucher une nouvelle secrétaire… Aux dernières nouvelles, aucune annonce d’emploi pour ce poste n’a été faite.
J’attaque les courriers que les secrétaires ont laissés, elles prennent les plus urgents, moi les moins urgents. Taper à la machine est une vraie corvée pour moi : la feuille qui se met de travers, se déchire, l’horrible bavure noire d’encre, le ruban à changer, les touches qui se bloquent, le ruban correcteur qui ne fonctionne pas,… J’ai appris “sur le tas”, celui des courriers déposés en même temps que la machine à écrire à côté de mon standard. Je ne tape pas à une vitesse folle, fais des fautes de frappe qui m’obligent à revenir en arrière pour les corriger. Ce provisoire s’éternise…
10h10, les employés commencent à bouger de leur bureau, ils trouvent un prétexte pour se dégourdir les jambes et atterrissent au standard pour parler de tout et de rien, se plaindre du collègue, des chefs, du salaire, faire quelques confidences, des ragots aussi. Mon poste est la pause papotage, ça doit tenir au fait que je suis derrière un comptoir. J’aime bien ces moments, même si ça perturbe un peu mon travail. Une pause pour moi aussi.
11h, les appels reprennent “L’Avenir, bonjour” avec le sourire pour qu’il s’entende de l’autre côté du fil. Il y a des assurés, des partenaires juridiques que je reconnais maintenant, ça donne lieu à un petit échange moins anonyme et c’est agréable.
Tous les postes sont occupés, je mets en attente, je reprends chaque appel pour signaler que la personne est toujours en ligne, “Je peux prendre un message ? Désirez-vous être rappelé ? Je vais noter vos coordonnées et lui transmettre.” Je note tout sur un post-it et cours dans les couloirs porter mes messages. Miss Cauchy a parfois le visage d’une bienfaitrice, elle prend ma place derrière le standard et joue à la standardiste le temps de ma course. “Vous voyez, Véronique, la solidarité et la polyvalence dans une société sont primordiales”, Oui, Miss, vous êtes parfaitement polyvalente mais je dis “Merci beaucoup, mademoiselle Cauchy;” Elle repart fumer ses cigarettes menthol dans son bureau, altière. Derrière mon comptoir, je me sens privilégiée, à la meilleure place pour assister à un spectacle. Les allées et venues entre les services des uns et des autres ressemblent à un croisement de figurants, chacun sait où il va, échange vite fait un mot ou une poignée de mains avec l’un ou l’autre et en ignore d’autres. Mais chacun me gratifie d’un sourire au passage.
12h30, le standard est sur répondeur, Kiki, Patrick et deux secrétaires me rejoignent au comptoir, nous allons déjeuner d’une formule sandwich, boisson et dessert chez Pomme de pain, petite sandwicherie rue Caumartin, notre quartier général du midi.
Kiki me demande si je peux lui trouver les coordonnées de la fille qui s’est présentée vendredi pour le poste d’aide-comptable, je réponds que je les ferai passer par sa femme, il fait la grimace, il reviendra à l’attaque demain ; Patrick me rappelle qu’il préfère être appelé Maître Sannetti devant les assurés, je continuerai à dire “monsieur” Sannetti, il n’est pas avocat; les secrétaires se moquent d’eux. On lève nos gobelets à ma santé, j’ai vingt-deux ans aujourd’hui.
13h58, réouverture de la ligne du standard. L’après-midi est plus dense en général. Les appels plus nombreux, l’ambiance plus électrique, quelques prises de bec parfois, dont les protagonistes viennent, chacun leur tour, me donner leur version, appuyés au comptoir. Je fais des “hum hum”, essaie de prendre des expressions faciales leur indiquant que je compatis, comprends tout ça en gérant les appels “L’Avenir, bonjour”. Le mime fait aussi partie des compétences pour ce show quotidien.
15h25, la porte s’ouvre sur un jeune homme. Je l’accueille avec mon sourire professionnel. Il a rendez-vous avec monsieur Iglesias, le chef comptable, à 15h30 pour un entretien d’embauche en vue du poste vacant d’aide-comptable. Je le prie de s’asseoir, je vais prévenir monsieur Iglesias que son rendez-vous est arrivé. Pauvre Kiki, il va être déçu mais pas les filles du service, décidément il ne va pas apprécier du tout.
16h28, un appel interne du poste 16, Manuelle Dugaz, une casse-pied. Je réponds, elle me demande de ne pas lui passer les appels d’un de ses assurés, absolument aucun, j’ai bien compris ? Sous quel prétexte ? À moi de me débrouiller, ce n’est pas son problème, chacun son boulot, elle raccroche. Je déteste faire ça et je déteste encore plus la personne qui me l’impose. C’est assez courant dans le service des juristes, caprices de stars. Il m’arrive d’ oser faire le forcing d’appels indésirables, je trouve une excuse comme “j’ai confondu le nom, j’étais débordée par le standard qui menaçait d’exploser…”, je rappelle que je gère les appels et eux leurs assurés, chacun son boulot.
17h45, le repos du guerrier, standard basculé sur le répondeur donnant les horaires d’accueil. Je couvre la machine à écrire, range mes affaires. “Au revoir, mademoiselle Cauchy, à demain”. Elle lève la main, réajuste son chemisier, j’entends les pas de monsieur Madeleine sur la moquette épaisse du couloir de gauche.
Rideau pour aujourd’hui. Je descends l’escalier de marbre avec son imposante rampe dorée, rez de chaussée, le porche, sortie des artistes.
Photo : publicité pour l’IBM Selectric III, première machine électrique à boule qui fut la star des années 80-90. Ils auraient pu lui fournir celle-ci chez L’avenir, tout de même.
Khéa dans son courriel d’envoi a précisé (je balance) :
Concernant ce texte, je tiens à préciser que toute ressemblance avec des faits réels n’est pas pure ni fortuite coïncidence ainsi qu’avec les personnages 😉
A défaut d’avoir des choses à critiquer, chipoti-chipota et faire mon vieux barbon Yoda sur un texte qui est absolument nickel, je vais faire autrement : pointer les « petits trucs » qui font toute la différence, pour en faire l’éloge. Des trucs que, je le sais ici, vous connaissez, mais c’est bien de se les répéter.
– 1 le rythme : les phrases elliptiques de verbe, les successions d’images brèves, « clipées », les multiples coup d’oeil caméra… et on est sur une sorte de musique qui s’installe. Y’a un moment, on entend presque le cliquettement de la machine à écrire et les bips du standard.
– 2 Les formules heureuses, comme on dit : « Gentil gars frisant le ridicule avec son côté enfant gâté qui exige la fève dans la galette pour être le roi. »
– 3 les situations signifiantes croquées en une phrase (« Lorsque ça arrive, je prends un papier, un crayon et j’écris les mots peu élogieux que j’aimerais asséner à ce personnage tout en essayant de m’en débarrasser en balançant l’appel au plus vite. »). C’est juste parfait, cette chose qui ne s’invente pas. Ou si elle est inventée pour le récit, c’est qu’elle est justement… ce qui fait cet effet de réel si subtil à obtenir et communiquer pour rendre un texte scotchant.
– 4 le respect -totalement dépassé même- de la contrainte dans la description précise de la tâche… avec cette distance ironique et jubilatoire qui nous rend humain et victorieux – et non pas accablé par la tâche et le travail. Si on peut (d)écrire ainsi un travail en faisant d’une plaie une comédie -un travail honni/subi/enduré sans doute, au fond j’imagine- alors on a gagné… et qu’ils crèvent tous chez L’AVENIR. Ils y sont sans doute encore, et on ne veut pas de leur place. Ça c’est le job d’écrivain. Bravo.
-5 La chute. Vous avez vu, je parlais de musique : la dernière phrase, c’est ce truc parfois en fin de set de jazz, les trois notes de piano qui ponctuent la chanson, la mélodie, le thème. C’est sautillant, joyeux, Ça finit le court métrage, la nouvelle. C’est de l’arrangement au sens musical, encore. « Rideau pour aujourd’hui. Je descends l’escalier de marbre avec son imposante rampe dorée, rez-de-chaussée, le porche, sortie des artistes. » Hop fondu au noir et générique. C’est passé vite. On vous a joué une fantaisie, vous n’avez même pas eu le temps de souffler. On vous a raconté un truc tourbillonnant, un bal des vanités… et on finit en élégance et discrétion.
Ça s’appelle un magnifique pied de nez.
Je suis fan !
Bonjour Khéa,
Alors j’ai adoré l’ambiance, j’y étais jusqu’à l’odeur de la cigarette du bureau d’à côté! C’est drôle mais avant même la dernière phrase je me faisait le réflexion du rythme d’un vaudeville, avec ses entrées, ses sorties et ses apartés. Bref si c’est du vécu c’est très bien retranscrit et si c’est totalement créé je suis bluffée.
J’ai adoré ! Les références au monde du théâtre sont merveilleusement bien trouvées : c’est une superbe petite pièce bien ciselée que vous nous avez servie là ! Et avec un sens de la formule épatant. Ces personnages croqués en quelques mots qui leur donnent une véritable charpente, c’est excellent !
Je n’ai rien à dire de plus, même si je voulais chercher la petite bête, je n’y arriverais pas ! ^^
Merci en tout cas pour ce chouette moment que vous nous avez offert avec ce texte !
Merci Francis, je suis fan de vos commentaires ! 🙂
Je me suis beaucoup amusée en écrivant ce texte. Le rythme s’est imposé de lui-même. Et les pieds de nez sont ma tasse de thé 😉
Merci Zu pour votre retour enthousiaste ! Le Vaudeville a ma préférence, caricaturer les situations, croquer les personnages, mon « kiff » . Un bon moyen pour dédramatiser les choses pas toujours agréables (comme le boulot parfois) de la vie 🙂 Et rire est top.
Je suis heureuse que vous y étiez avec moi pendant la lecture du texte 🙂
Merci Sécotine ! Nous avons utilisé l’adjectif « chouette » toutes les deux pour commenter le texte de chacune 😀
Les grands esprits etc 😉
Francis, ce n’est pas beau de balancer tss tss
Cette machine aurait peut-être diminué mes souffrances mais un sacerdoce quand même 😀
La société l’Avenir n’a pas vécu longtemps, juste le temps de croquer tous ces personnages à mon comptoir 🙂 Elle était la filiale juridique de l’UAP.
J’adore les histoires de bureau. J’ai travaillé jadis dans une grande banque, puis aussi dans un ministère plus tard… De vrais zoos, souvent absurdes (mais j’étais un des animaux aussi, pas le gardien :-).